A travers la Russie boréale
CHAPITRE XI
LA TRAVERSÉE DE L'OURAL
Les marais.—Ascension dans l'Oural.—Première rencontre avec les Ostiaks.—Arrivée à Liapine.
Pendant deux jours, temps brumeux et pluvieux. Une fois les collections d'histoire naturelle terminées, je prends la résolution de partir immédiatement pour la Sibérie. Notre provision de pain est d'ailleurs finie, et maintenant nous devons nous contenter d'une pâte noire, mal cuite, dont les chiens bien élevés ne voudraient pas.
Le 10 août, la caravane se met en marche. Boyanus et moi sommes à cheval; les bagages sont chargés sur des traîneaux samoyèdes (narte), attelés chacun d'un cheval qui porte en outre son conducteur.
La route suit la vallée de la Volokovka; c'est une simple tranchée à travers la forêt. De macadam, pas plus trace que sur les autres voies de Russie; le sol forme le chemin, et ici quel sol! Dans les pays du Nord, les routes sont des pistes plus ou moins larges, presque toujours marécageuses en été et praticables seulement l'hiver, lorsque le sol, raffermi par la gelée, est couvert de neige.
A quelques centaines de pas de la Chtchougor, je sens mon cheval se dérober sous moi; j'ai la sensation brusque de me sentir engloutir, et en même temps je vois les montures de mes compagnons plonger dans la vase jusqu'à mi-jambes. Nous avançons sur une marmelade de terre, et sous la moindre pression elle cède. Avec les chevaux et les traîneaux lourdement chargés, jugez du pataugis. En certains endroits, les bêtes enfoncent jusqu'au ventre.
Partout une boue noire, partout des flaques d'eau, partout des tourbières. On va au pas au gré de sa monture, toujours prêt cependant à la faire changer de direction pour éviter les arbres. Merveilleux mon petit cheval! jamais il ne fait un faux pas sur ce sol mouvant, jamais il ne butte contre les racines entre-croisées. Voit-il son devancier patauger, vite il se jette à droite ou à gauche; aperçoit-il une plaque suspecte, il la flaire bruyamment pour s'assurer de sa solidité. Cette intelligente petite bête sait que partout où il n'y a point de végétation, la fondrière est plus liquide et elle choisit en conséquence sa route. En plein marais elle a toujours soin de mettre le pied sur les touffes saillantes de plantes palustres, l'expérience lui a appris que ce sont les seuls points solides du terrain. Par la pratique de l'Oural ces chevaux sont devenus quelque peu géologues.
La traversée d'un marais fangeux donne les mêmes sensations qu'une navigation en canot sur une mer houleuse. Le cheval monte, s'abaisse comme l'embarcation sur la vague. En pareil cas, il faut lâcher les étriers, serrer ferme les genoux, empoigner solidement la crinière d'une main et de l'autre tenir les rênes, prêt à enlever la monture en cas de faux pas.
Pour nous reposer de ces fondrières nous passons et repassons à gué la Volokovka. Nous la traversons seize fois. Le lit caillouteux de la rivière est résistant; en le suivant on est beaucoup plus au sec que dans le marais: là, pas de crainte de tomber dans quelque bourbier inattendu. En certains endroits, les berges sont escarpées; les chevaux attelés aux traîneaux font un petit saut en avant, puis, une fois à l'eau, donnent un coup de collier, et, patatras, la narte tombe de tout son poids dans le torrent. Tant pis pour les plaques photographiques!
Le paysage est pittoresque, avec une magnifique forêt encadrée de jolies montagnes, mais nous n'avons pas le loisir de l'admirer; tout le temps il faut avoir l'œil ouvert pour éviter une chute dans le bourbier, se garer d'un arbre ou d'une branche. Enfin, nous voici dans une sorte de cirque, aux sources de la Volokovka.
Une pente rapide sur un terrain solide conduit à un petit plateau (494 mètres), le point de partage des eaux entre le bassin de la Petchora et celui de l'Obi, la frontière de l'Asie. Nous poussons un joyeux hourra en l'honneur de la vieille Europe que nous quittons, et en avant! Mais aussitôt le tangage recommence. Le plateau culminant du passage est une vaste tourbière dans laquelle les chevaux restent enlizés. Ils semblent marcher sur une éponge gonflée d'eau. C'est une des plus mauvaises parties de la route. Sur ce sol jaune, des bouleaux morts tortillent leurs branches blanches avec des silhouettes de squelettes. Cela a un air de mort, de terre sans vie, de cimetière de la nature.
Le plateau verse dans un ravin et nous arrivons à la station de Pérévalski. Pour parcourir 27 kilomètres nous n'avons pas employé moins de sept heures, et pas une halte en route. Une rude étape!
La station se compose d'une baraque humide, que nous remplissons à nous quatre. La cassine s'incline comme un château de cartes prêt à tomber; ce sol ne peut rien porter.
Le lendemain, avant de poursuivre notre route, nous allons gravir la Pérévalski-Sobka, une des croupes dominant l'entonnoir où nous nous trouvons. Toujours le même aspect: d'abord la forêt, puis, les derniers arbres dépassés[126], rien que des pierres. Sur un point seulement, un peu au-dessous du sommet, la roche apparaît en place: partout ailleurs ce n'est qu'une ruine.
[126] Limite supérieure de la végétation forestière de l'Oural dans les vallées de la Chtchougor et de la Sygva: Peutchétiouk Parma, 490 mètres; Telpos-Is, vallon de Dourn-yeul, 315 et 397 mètres (limite supérieure des bouleaux, 556 mètres); Pérévalski-Sobka, 481 mètres (limite supérieure des bouleaux, 566 mètres).
Devant nous l'Oural présente une profonde dépression; il y a là un aplatissement de relief, comme un gâteau soufflé manqué.
Plus loin, vers le nord, le terrain se relève pour former un massif alpin; quel est son nom? Impossible de le savoir; pour notre guide, tout cela c'est l'inconnu, un pays anonyme, l'Oural; impossible d'en tirer aucun renseignement.
Vers l'est, c'est-à-dire vers la Sibérie, la chaîne tombe à pic; au delà de la Pérévalski-Sobka quelques collines, et après cela une étendue plane sans limites, on dirait la mer. De ce côté, l'Oural n'est pas précédé de contreforts comme sur le versant européen.
A trois heures, nous sommes de retour à la station; à quatre heures, en selle, et en route! Toujours des marais, puis des monceaux de pierres éboulées sur lesquels glissent nos chevaux. Ici la marche est encore plus lente qu'au milieu des marécages. Les montures n'osent mettre le pied sur une pierre qu'après l'avoir flairée pour s'assurer de sa solidité.
Nous suivons une vallée ombreuse entre de belles collines boisées. Cette partie de l'Oural est la chaîne la plus pittoresque que j'aie vue: partout de petits coins frais et riants. Aujourd'hui l'étape est courte, 17 kilomètres seulement, et, à sept heures du soir, la caravane arrive à la station de Sartonninka.
11 août.—Nous mangeons la dernière bouchée de la pâte noire décorée par les Zyrianes du nom de pain. Il faudra donc atteindre ce soir Liapine, et nous en sommes éloignés de 49 kilomètres. A partir d'ici la route devient, dit-on, meilleure et l'on change les traîneaux contre de petites charrettes.
Nous suivons un large abatis pratiqué au milieu de la forêt. Le terrain monte et descend en longues ondulations. Tout à coup, à un détour, au bout de la longue avenue apparaît l'infinie nappe violette de la plaine sibérienne, toute brillante de lumière. Telle on voit la Lombardie du sommet des Alpes. Après cette vision, plus rien que la forêt marécageuse toujours pareille à elle-même.
A huit heures trente du soir, 15 kilomètres nous séparent encore de Liapine et la nuit vient, et nous avons faim. L'estomac est l'organe le plus exigeant et en même temps le plus important: il détermine les belles comme les mauvaises actions, la joie comme la tristesse: aujourd'hui il nous donne un regain d'énergie. Nous abandonnons les bagages à la garde de Popov, puis Boyanus et moi lançons nos chevaux, résolus à arriver coûte que coûte le soir même à Liapine.
Après une heure de trot, voici enfin du sable, un sol résistant, on redouble l'allure et nous atteignons le village ostiak de Chekour-Ia: un tas de misérables huttes posées sur le bord d'une rivière.
Pas beaux précisément les indigènes: de petits bonshommes ratatinés, vêtus de peaux sordides, se démenant avec des allures d'orangs. Nous passons la rivière, les chevaux à la nage, nous en pirogue. En se mettant ainsi à l'eau après une longue course, tout autre que le cheval russe prendrait une fluxion de poitrine. Lui, il ne s'en porte que mieux; comme son maître, il est fait à toutes les endurances. Les selles sont maintenant mouillées, tant mieux, on n'en sera que plus solide, et au trot! Il y a bien encore des fondrières, une notamment où les chevaux patouillent jusqu'au poitrail. Nitchevo, comme disent les Russes, cela ne fait rien, les maisons de Liapine sont en vue.
Brusquement nos montures font un écart: dans l'obscurité, elles ont distingué un large trou vaseux, un bourbier nous sépare de la civilisation; on barbote encore une fois, enfin à dix heures vingt du soir nous atteignons la factorerie de Liapine. Un véritable village. De vastes magasins, des habitations pour les ouvriers, et une excellente maison pour le maître. Les agents de M. Sibiriakov nous reçoivent avec la plus franche cordialité, comme on sait recevoir en Russie.
Une table chargée de victuailles et d'excellents vins envoyés à notre intention est bientôt dressée. Nous avons des chaises pour nous asseoir, une lampe nous éclaire. Après les soucis de la vie matérielle dans le désert, un luxe asiatique. La civilisation a parfois du bon, mais pour l'apprécier à toute sa valeur il faut avoir peiné dans les régions mortes de la terre.