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A travers la Russie boréale

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CHAPITRE II

KAZAN

L'Asie en Europe.—Progrès de l'industrie russe.—Climat de Kazan.—Le faubourg tatar.—Vêtement des Tatars.—Politique des Russes à l'égard des musulmans; ses résultats.

Dix-huit heures après avoir quitté Nijni, le vapeur entre dans une immense plaine. Plaine d'eau à droite, animée par le va-et-vient incessant de vapeurs; plaine de verdure à gauche, brouillée d'une buée de chaleur. Dans cette brume, sur une colline violette lointaine, apparaît Kazan.

En débarquant vous avez une sensation d'Asie. Sur la berge grouille une foule de portefaix tatars, de mendiants déguenillés, de femmes en jupes roses, jaunes ou vertes; un arc-en-ciel humain tremblote devant vos yeux. Foule autour d'échoppes en plein vent garnies de fruits éclatants de coloration, foule autour de véhicules bizarres avec leurs douga multicolores placées comme des diadèmes au-dessus de la tête des chevaux, foule sur les pontons, devant les magasins, autour des cabarets; partout une multitude affairée et gesticulante, avec des bonnets en peau de mouton, des calottes, des casquettes, des kaftans noirs ou bleus, et des touloupes grises de crasse.

Scène dans une rue de Kazan.

Vous débarquez et aussitôt vingt bras se disputent vos bagages; vous fuyez ces importuns, pour tomber au milieu de mendiants qui tâchent d'émouvoir votre pitié par de profondes révérences et par des signes de croix. C'est un tumulte et un coudoiement auxquels vous n'échappez qu'en sautant en voiture.

Le drojki roule lentement sur une épaisse couche de poussière, tourne un coin de rue, et au bout d'une plaine luisante de flaques d'eau vous apercevez sur une colline un hérissement de clochetons, de tours, de minarets, de coupoles, tout cela blanc et brillant, comme une cristallisation de sucre candi sur un ciel bleu. On a la vision d'une cité d'Orient.

Sept kilomètres séparent Kazan du Volga, sept kilomètres de bouts de ville et de campagne entremêlés de flaques d'eau.

La route suit la Kazanka, gravit un monticule, et nous voici à Kazan, où Mme Vieuille, propriétaire de l'hôtel de France, nous fait le meilleur accueil.

M. Mislavsky, professeur agrégé à la Faculté de médecine, me réserve également la plus cordiale réception; grâce à son inépuisable obligeance et à son amabilité de tous les instants, Kazan est resté un de mes meilleurs souvenirs de voyage. A un autre titre, M. Mislavsky a droit à toute ma reconnaissance. Je ne pouvais songer à mettre à exécution mes projets d'exploration sans le concours d'un Russe, et avant mon arrivée cet excellent ami avait eu la bonté de m'assurer pour le reste du voyage la société d'un jeune étudiant de l'Université, M. Alexis Carlovitch Boyanus. Vigoureux, intelligent, débrouillard, plein d'entrain, avec cela très bien élevé, Boyanus a été pour moi un agréable compagnon autant qu'un précieux collaborateur, et ce serait injustice de ma part de ne pas rapporter en grande partie à son zèle le succès de l'expédition. Le meilleur éloge que je puisse faire de lui, c'est qu'après avoir voyagé trois mois ensemble nous nous sommes quittés et nous sommes restés bons amis.

Kazan est la ville la plus importante de la Russie orientale, avec une population de 142 000 habitants[26], une industrie prospère de cuirs et de savon, et une université importante.

[26] D'après le recensement de 1886.

Kazan se compose de trois parties, la ville russe, le Kremlin et le faubourg tatar. La principale artère, la Vosskressenskaya, est une large rue bordée de maisons basses; au bout se trouve l'Université, un magnifique établissement scientifique dont les laboratoires spacieux exciteraient l'envie de nos savants. Sous le rapport de la bâtisse administrative, la Russie n'est pas en retard, loin de là. L'Université de Kazan compte des professeurs dont le nom fait autorité dans toute l'Europe, et sous leurs auspices se publie un important périodique[27].

[27] Troudy obchtchestva estestvoïspytatéleï pri imperatorskom Kazanskom ouniversitetié.

Non loin de l'Université est installée, dans un joli bâtiment en bois de style russe, une fort curieuse exposition. Depuis plusieurs années les différentes provinces de la Russie organisent à tour de rôle des expositions régionales du plus haut intérêt. La première impression en parcourant les galeries bien remplies est celle de la puissance et de la vitalité de l'industrie nationale. Depuis dix ans, les progrès réalisés sont considérables, surtout dans les articles de luxe. Actuellement la Russie peut se suffire à elle-même et bientôt pourra faire concurrence aux autres pays sur les marchés du monde. Le bas prix de la main-d'œuvre lui assure dès aujourd'hui un avantage marqué. Les amateurs de pittoresque regretteront cependant l'abandon du style indigène pour les dessins et les formes occidentales. Les modèles d'orfèvrerie viennent de France; les cuillers à thé russes, si recherchées à Paris, sont ici dédaignées par la mode. Maintenant également plus de ces pittoresques cotonnades si originales de dessin et de couleurs, dont la vue était un plaisir pour les yeux; actuellement les filateurs moscovites ne reproduisent plus que les scènes banales de nos mauvais papiers peints.

J'aurais volontiers passé toute la journée à l'exposition, mais sous ces bâtiments en bois la chaleur était étouffante. Pendant mon séjour à Kazan le thermomètre ne s'éleva pas au-dessus de +27° et la température moyenne ne dépassa pas +20°, la chaleur aurait donc été très supportable, si les maisons avaient offert un peu de fraîcheur. Mais dans ce pays où, l'hiver, la température s'abaisse à -34°, toutes les précautions sont prises contre le froid et non contre le soleil. Les doubles fenêtres de ma chambre étaient fixées aux murs, hermétiquement closes; pour aérer la pièce on ne pouvait ouvrir qu'un petit carreau. Avec cela point de persiennes; par suite la chambre a toujours la température d'une serre chaude. De plus les maisons sont couvertes de feuilles de tôle, qui n'entretiennent pas précisément le frais dans les habitations.

Scène dans une rue de Kazan.

A cette époque, Kazan, comme toute la région du Volga moyen et inférieur, est une fournaise. Un mois plus tard, le thermomètre s'élevait, à l'ombre, à +37°,6, et à 9 heures du soir marquait encore +30°,2. En juillet 1890, la température moyenne s'est élevée à +24°.

Par de pareils temps le seul endroit agréable est le bain, d'autant qu'en Russie ces établissements sont installés avec un confort inconnu dans nos pays. Vous avez la jouissance de deux pièces, une étuve avec baignoire et appareil à douches et à côté un salon avec des divans. Vous pouvez rester là tout le temps que vous voulez, y habiter même; personne ne viendra vous importuner. Toute la nuit, l'établissement est ouvert et vous y trouvez à boire, à manger et le reste. Les bains sont les cafés de la Russie.

Le principal monument de Kazan est le Kremlin. Le Kremlin n'est point, comme on le croit généralement, le palais des tsars à Moscou; chaque ville importante, comme Nijni, comme Kazan, a son Kremlin, qui est la forteresse de la ville. Place de défense, il est naturellement toujours situé sur la hauteur, et ses remparts renferment tout ce qui doit être mis à l'abri de l'ennemi, les églises, les trésors, les administrations. A Kazan, c'est une ville dans une ville, avec des cathédrales, des monastères et des palais. L'enceinte est formée par un mur en briques, crépi à la chaux, hérissé de tours et de créneaux à la lombarde; par-dessus cette fortification émerge un fouillis de dômes, de clochers, d'édifices pittoresques dominé par un minaret bizarre. On dirait un gigantesque bonnet de magicien posé sur le sol ou une énorme lunette placée à terre par le gros bout. C'est la tour de Soumbeka, remontant, croit-on, à la domination des khans musulmans. D'après la légende, la princesse tatare Soumbeka se serait précipitée du sommet du minaret au moment de l'entrée des Russes dans Kazan, pour ne pas survivre à la honte de la défaite. Le fait est, paraît-il, inexact; la prétendue héroïne serait morte trois ans avant la prise de la ville, mais, en dépit des historiens, la légende vit toujours dans la mémoire des indigènes. Quelle chose maussade, l'histoire, elle veut effacer tous les actes qui embellissent la vie des peuples.

Du Kremlin et de la ville russe une pente rapide conduit à la ville tatare. Les descendants des anciens maîtres du pays sont aujourd'hui relégués dans un faubourg.

Ici nous sommes en Orient. Dans les rues une foule aux longs vêtements flottants, bariolée de couleurs criardes et partout des enseignes en caractères arabes; les minarets des mosquées complètent l'illusion. Mais c'est un Orient peu pittoresque. Rien que des maisons en briques, sans décoration et sans style. A l'intérieur comme à l'extérieur, les mosquées ne présentent non plus aucun intérêt. Avec leurs grands murs nus, leur haute chaire en bois, très simple, leur grand jour cru, elles ressemblent à des temples protestants.

Au point de vue politique, les Tatars de Kazan sont particulièrement intéressants pour les Français.

A étudier ces musulmans et le régime qui leur est appliqué par le gouvernement impérial il y a pour nous matière à enseignement. Les Russes ont fait une expérience dont nous pourrions profiter pour l'administration de l'Algérie. Depuis que l'opinion publique se préoccupe de l'avenir de notre grande colonie africaine, ni les rapports, ni les beaux discours, ni les livres n'ont manqué pour éclairer notre jugement. Sur ce sujet tout le monde se croit compétent et chacun a sa recette pour assurer le bonheur de l'Algérie. D'après les uns, on doit encourager la colonisation européenne, dépouiller et refouler l'Arabe; selon les autres, la sécurité de la colonie ne peut être assurée que par l'assimilation des indigènes, et pour arriver à ce résultat n'a-t-on pas proposé de leur accorder le suffrage universel, et un brave sénateur est tout étonné que l'Arabe ne veuille pas de ces droits du citoyen. Un grain de mil ferait mieux son affaire. Ce serait certes un recueil drolatique que celui de toutes les réformes proposées pour donner la prospérité à l'Algérie et pour tenter l'assimilation des Arabes. C'est que tout cela n'est que rêveries de gens ignorant les populations primitives. Nos réformateurs jugent les musulmans avec leurs idées d'hommes civilisés et avec leur cerveau brouillé de théories politiques.

Voyons les Tatars de Kazan.

De ces musulmans les uns sont agriculteurs, les autres commerçants. Les premiers, nous a-t-il paru, cultivent leurs terres aussi bien que les Russes. Ceux de ces Turcs adonnés au commerce sont gens fort industrieux. La plupart des marchands ambulants qui grouillent dans les rues et sur les ports des villes du Volga sont des Tatars. Grâce à leur esprit d'économie, un certain nombre d'entre eux s'élèvent au-dessus de la condition de colporteurs; à Kazan, plusieurs musulmans sont des commerçants notables, possesseurs d'une fort jolie fortune. Par leur travail ces Turcs peuvent monter dans la hiérarchie sociale tout comme les autres races.

D'autre part, ces mahométans comprennent notre civilisation et se montrent susceptibles de culture intellectuelle. Les fils de quelques riches marchands suivent les cours de l'Université, et tous les préparateurs de cet important établissement scientifique sont des Tatars. Et ces braves gens exercent leurs fonctions avec une intelligence et un zèle auxquels les professeurs russes sont unanimes à rendre hommage.

Le clergé musulman n'est pas non plus réfractaire à nos idées et quelques-uns de ses membres sont des savants. Un mollah a pris part au congrès archéologique de Kazan en 1877 et y a lu un mémoire sur l'histoire de Bolgar et de Kazan. Sous ce rapport, l'anecdote suivante me paraît significative. Accompagné de M. Mislavski, je photographiais un jour autour d'une mosquée, lorsque survint un mollah. On me présente à lui et on lui explique le but scientifique de mon voyage. Le prêtre musulman m'invite alors à venir le lendemain à la mosquée et à prendre une vue de l'intérieur pendant la prière. «Cela intéressera, ajouta-t-il, les Parisiens de voir la manière dont nous prions.» La loi de Mahomet défend aux fidèles de laisser reproduire l'image de leurs traits, et pour cette raison la photographie n'est pas vue par eux d'un bon œil. Le brave mollah, il est vrai, avait tourné la difficulté, car ce ne fut pas précisément la figure qu'exposèrent à l'objectif les croyants en prière. C'était du reste un homme fort intelligent, instruit, et très au courant de l'action de la France dans les pays musulmans.

Chez ces mahométans aucun fanatisme religieux. Ce sont des gens qui professent le mahométisme, absolument comme d'autres sont catholiques ou protestants. Enfin, au contact des Russes, une des principales barrières qui séparent l'Islam de notre civilisation est tombée. La plupart de ces Tatars sont monogames, et dans la petite colonie musulmane de l'Université les femmes ont la même situation que dans notre société. Ne croyez pas que ces mahométans ont renoncé à la polygamie par économie, même les gens riches n'ont pour la plupart qu'une femme. Un soir, au Jardin d'été, je vis arriver un général donnant le bras à une sémillante petite femme très bien habillée, C'était M. et Mme Schamyl. Le fils de l'adversaire implacable des Russes, de l'Abd-el-Kader du Caucase, est général dans l'armée impériale; après avoir épousé la fille d'un riche négociant tatar, il vit ici paisiblement. Mme Schamyl circule, le visage découvert, coiffée d'une petite capote et est habillée par une couturière française.

A tous ceux qui déclarent les musulmans incapables de comprendre nos idées, à tous les faiseurs de plans d'organisation pour l'Algérie, je conseille un voyage à Kazan. Comme l'a dit très justement le capitaine Binger, dont personne ne peut méconnaître la haute compétence en cette matière, «dans les couvées soumises directement à l'influence des idées européennes, celles-ci affaiblissent considérablement le sentiment religieux, transforment et modernisent l'Islam[28]».

[28] Binger, Islamisme, Esclavage et Christianisme, Société d'Éditions scientifiques. Paris, 1891.

Cette assimilation des musulmans de la Russie orientale s'est faite tout naturellement. Le gouvernement impérial ne s'est point mis en frais d'imagination pour choisir une politique à l'égard des Tatars. Son système consiste simplement à les traiter avec justice.

Intérieur d'une mosquée pendant la prière.

Après la conquête et au XVIIIe siècle, un certain nombre de mahométans furent convertis par force au catholicisme grec. Il y a encore une cinquantaine d'années, les fonctionnaires s'efforçaient de faire du prosélytisme parmi les Tatars. La haute autorité de l'empereur a mis fin à ces persécutions. Le résultat obtenu n'était pas du reste très satisfaisant; de l'avis de tous, les Tatars convertis ont une moralité bien inférieure à celle de leurs frères restés musulmans. Aujourd'hui les musulmans ne sont plus inquiétés, ils sont traités par les pouvoirs civils et judiciaires sur le même pied que les Russes, et pour obtenir justice et protection auprès des fonctionnaires, la nationalité tatare n'est point un motif d'infériorité. Mais l'agent le plus actif d'assimilation a été le paysan russe. Le brave moujik ne regarde pas le musulman comme un être inférieur, pour lui ce n'est pas un ennemi, comme l'Arabe pour le colon français; il n'affiche à son égard ni mépris ni convoitise et jamais il n'aurait l'idée de le maltraiter pour le seul plaisir de faire le mal, comme ces Algériens qui ne manquent pas d'envoyer un coup de fouet aux Arabes qu'ils rencontrent dans la campagne. Les Russes appartenant aux classes élevées sont unanimes à rendre hommage aux qualités des Tatars. A leurs yeux ce sont des sujets russes au même titre que les autres, mais seulement professant une religion différente.

Et ne croyez pas cette assimilation superficielle. J'ai entendu un Tatar déplorer l'exécution du major Panitza dans les mêmes termes qu'aurait pu le faire un panslaviste. Les Russes ont su communiquer leurs sentiments politiques à leurs sujets musulmans de Kazan.

Cette assimilation des Tatars a une importance politique de premier ordre. La Russie orientale ne compte pas moins de trois millions de mahométans, Tatars, Bachkirs, Kirghizes, et ces mahométans sont en relations suivies avec les foyers de fanatisme musulman de l'Asie centrale. Supposez la guerre sainte éclatant dans la Transcaspie, ne pourrait-elle pas avoir son contre-coup jusque sur les bords du Volga, si par une sage politique le gouvernement impérial ne s'était assuré de la fidélité de ses sujets tatars?

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