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A travers la Russie boréale

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CHAPITRE III

EXCURSION AU PAYS DES TCHÉRÉMISSES

Aspect de la contrée.—Costumes et architecture tchérémisses.—Traces d'influence scandinave.—Industries.—Mariage.—Art indigène.

Jusqu'ici notre voyage a été une promenade en bateau à vapeur; maintenant nous abandonnons les routes battues pour aller visiter les populations finnoises des environs de Kazan.

Nous commençons par les Tchérémisses, et, le 1er juillet, nous partons pour Parate, village occupé par ces Finnois à 35 verstes de Kazan. Très amusant notre véhicule, une plétionka, le type de voiture le plus répandu dans cette partie de la Russie. Une grande corbeille en osier; point de ressorts ni de sièges; en place une épaisse couche de foin sur laquelle s'étendent les voyageurs.

Au sortir de la ville, un mouvement étrange et coloré de voitures, de cavaliers, de piétons. C'est un va-et-vient de personnages rouges, noirs, blancs, jaunes, en relief sur un ciel bleu vibrant de lumière.

Village de Parate.

La route court à travers de grandes plaines fertiles cernées dans le lointain par une raie de collines violettes; paysage à larges horizons dont la vue laisse l'impression vague de la mer. Au-dessus de la nappe jaune des céréales émergent des poteaux rouges surmontés d'images sacrées, emblèmes des saints protecteurs des moissons. Sous l'aveuglante lumière ils brillent comme des miroirs à alouettes et constellent de paillettes lumineuses l'étendue tranquille des blés.

De distance en distance s'ouvre un ravin à moitié rempli d'eau. La voiture dégringole au fond de la crevasse, passe à gué, puis remonte péniblement l'autre versant. Par-dessus ces ravins existent bien des ponts, mais l'été, l'administration les barre, dans une pensée d'économie. En temps d'inondation seulement ils sont livrés à la circulation. Pour le moment, ces passerelles ont cependant une utilité. Au milieu de la plaine brûlée par le soleil elles forment un abri ombreux. En ces journées de juillet, la température devient ici étouffante, une chaleur blanche et sèche.

Après plusieurs heures de route, voici le village de Parate, moitié russe, moitié tchérémisse. Aucune différence extérieure ne distingue les maisons tchérémisses des isbas russes. Toutes sont construites sur le même plan, on dirait une cité ouvrière. Dans la longue rue circulent des êtres étranges tout de blanc vêtus; à la lueur mourante du crépuscule, on croit voir passer des fantômes. Ce sont des Tchérémisses qui rentrent des champs.

A la vue de ces gens, la première impression est celle de l'étonnement, d'un étonnement profond dont la sensation persiste encore au moment où j'écris ces lignes. Depuis le Volga nous avons été préparés par des transitions lentes à l'impression d'Asie que nous a laissée Kazan, mais ici le saut est si brusque, si profond que nous en sommes abasourdis. D'un des centres les plus importants de l'Empire, nous sommes tombés tout d'un coup au milieu d'une population primitive. Ici nous sommes, semble-t-il, à mille lieues de Kazan, hors de la Russie, hors d'Europe. Costumes, langue, religion, tout chez ces Tchérémisses est différent de chez les Russes. Il y a là deux races juxtaposées, étrangères l'une à l'autre, l'une qui suit le mouvement de la civilisation, l'autre figée dans un passé de plusieurs siècles.

Très simple est le costume des Tchérémisses: pour les hommes, un pantalon et une blouse en toile blanche[29], des souliers en écorce, et en place de bas des morceaux de toile ou de drap. Non moins sommaire est le costume des femmes: un petit caleçon en toile blanche (iolache) que prolongent des jambières également en toile ou en drap noir (chtré), serrées autour des mollets par des cordelettes en écorce, enfin une longue chemise blanche (toghour), fermée sur la poitrine par une fibule en cuivre et serrée à la taille par une ceinture. Ce vêtement très simple devient un des plus pittoresques que l'esprit féminin ait inventés par les ornements curieux dont il est garni. Toutes les blouses des femmes sont chamarrées de broderies et couvertes de colliers, de plastrons, d'écharpes, de pièces de monnaie et de coquillages. Tout cela n'est ni gracieux, ni élégant, mais l'effet est absolument extraordinaire.

[29] Les chemises des hommes sont ornées d'un petit liséré de broderies.

Là malheureusement comme partout ailleurs, la civilisation a amené la décadence de l'art indigène. Les cotonnades russes pénètrent chez ces Finnois, et sous l'empire d'idées religieuses absurdes, les femmes tchérémisses tendent à abandonner les ornements de leur costume national. Les convertis regardent comme un péché de porter des vêtements brodés[30]. Et ces idées ne trouvent que trop de crédit parmi les indigènes, au grand préjudice du pittoresque. A Parate et dans les environs, les broderies forment un dessin géométrique, une série de denticules serrés, disposé par bandes autour de l'ouverture de la poitrine, sur les manches, et au bas de la robe; elles sont en fil de coton, et de couleur carmin foncé. Les jours de fête, les femmes endossent des chemises à broderies rouges rehaussées de vert. Dans d'autres districts, la soie est employée à la place du coton[31]. Pendant l'hiver, hommes et femmes sont vêtus de longs kaftans tissés par eux. Dans les grandes circonstances, les femmes endossent un manteau de drap noir orné d'un large col rabattu garni de rubans d'argent, de pièces de monnaie et de coquillages.

[30] Smirnov, loc. cit.

[31] Ibid.

A Parate et dans les villages environnants, la coiffure des femmes est une longue serviette étroite, brodée, flottant autour du cou et fixée sur la nuque par un ruban passant sur le sommet de la tête. Cette coiffure, appelée charpane, n'est portée que par les femmes mariées; les jeunes filles vont nu-tête, la chevelure divisée derrière la tête en deux tresses garnies de vieux boutons, de morceaux de cuivre, de coquillages (kauris) et de pièces de monnaie.

Femmes Tchérémisses.

Les Tchérémisses ont emprunté le charpane à leurs voisins d'au delà du Volga, les Tchouvaches, aussi ne l'observe-t-on qu'aux environs de Kazan. Dans la partie ouest du district de Tsarévokoktchaïsk et dans les districts de Vétlouga et de Iaransk, les Finnoises portent une énorme coiffure en écorce de bouleau recouverte d'une serviette brodée, semblable à un shako de caricature. En avançant vers l'est, on rencontre chez les Tchérémisses une autre coiffure, qui a le nom euphonique de chienaschiavouchio suivant M. Sommier, ou de chimachobitch d'après M. Smirnov, réservé, comme le charpane, aux femmes mariées. C'est une longue serviette en forme de bonnet de police, dont une corne se trouve au-dessus du front et dont la partie postérieure descend très bas dans le dos. Les femmes de cette région divisent également leur chevelure en deux tresses, l'une cachée sous la chienaschiavouchio, l'autre entortillée sur le front en forme de corne pour soutenir la pointe du bonnet. Cette coiffure répond à une superstition; dans les clans tchérémisses établis près de l'Oural, les femmes mariées ne doivent laisser voir leur chevelure à aucun homme de leur race[32].

[32] Sommier, Note di viaggio, Florence, 1889.

Le costume des femmes tchérémisses est rehaussé d'ornements formés de pièces de monnaie et de ces jolis coquillages des mers de l'Inde connus sous le nom de kauris ou de porcelaine (Cypræa moneta)[33]. Ces Finnoises portent au cou et sur la tête leur fortune entière, 100, 150 ou 200 francs, quelquefois même plus. Tout l'argent qu'elles parviennent à économiser, elles en garnissent leurs vêtements. Les femmes sont des tirelires ambulantes, et ce n'est que pressées par la plus extrême nécessité qu'elles se décident à détacher de leurs colliers quelques pièces, les vieilles surtout, qui ont à leurs yeux la valeur de talismans. Il n'est pas rare de trouver sur une Tchérémisse des monnaies très anciennes. Pour un antiquaire, ces femmes offrent l'intérêt d'un cabinet de médailles. C'est du reste le seul qu'elles présentent. Parmi les cinq ou six cents femmes tchérémisses que j'ai vues, pas une n'était jolie, même passable.

[33] Une des écharpes que j'ai acquises est bordée de Cypræa moneta var. icterina, d'après la détermination de M. Dautzenberg.

Autour de la nuque les femmes mariées suspendent au charpane une chaînette de verroterie, chargée de pièces de 20 kopeks (bouïgoltsia). A celle que j'ai achetée, il y avait pour 18 francs de numéraire. Leurs boucles d'oreilles sont également formées de trois pièces de 20 kopeks. En outre, quelques femmes s'accrochent le long des joues des paquets de fil de cuivre ou d'argent recourbés à leur extrémité; leur visage se trouve ainsi armé d'une paire de griffes. Qui s'y frotte s'y pique. D'autres se parent de larges cercles de métal; la quincaillerie est à la mode dans le pays. De plus, celles qui en ont les moyens portent autour du cou des colliers et des plastrons de pièces d'argent. Outre les pièces d'argent, les femmes tchérémisses emploient les kauris (Cypræa moneta) comme ornements[34].

[34] Les kauris sont récoltés dans l'océan Indien, surtout aux Maldives et sur la côte orientale d'Afrique aux environs de Zanzibar, puis de là expédiés principalement aux Indes et sur la côte du golfe de Guinée. Au pied de l'Himalaya les femmes du Sikkim ornent leur costume de ce coquillage. Telle est du reste la demande de cet article qu'en une seule année il a été importé en Angleterre 60 000 kilogrammes de kauris; la majeure partie a été réexpédiée aux nègres du golfe de Benin.

L'usage de mollusques appartenant au genre Cypræa comme bijou ou comme monnaie remonte à une haute antiquité. Une cyprée a été découverte dans les ruines de Babylone, et dès les temps préhistoriques les Finnois de la Russie orientale ont fait servir ce coquillage à l'ornementation de leurs vêtements. Dans les tumuli des anciens Mériens, le comte Ouvarov a découvert deux kauris.

Les jeunes filles tchérémisses portent des colliers de cyprées, et en grande toilette les femmes mariées se parent de deux larges écharpes entièrement bordées de ces petits coquillages. Les ceintures, les plastrons, les tresses des cheveux, sont également ornés de kauris. Représentez-vous ces chemises blanches, chamarrées de broderies délicatement nuancées, étincelantes de reflets argentins, toutes brillantes de nacre, et vous comprendrez que ce costume si simple devient un des plus curieux que l'ingéniosité féminine ait imaginés.

Dès notre arrivée à Parate, nous nous occupons d'acheter des vêtements et des ornements, mais au début les transactions sont lentes. On se défie de nous. Même ici, près d'une grande ville, les Tchérémisses sont d'une sauvagerie extraordinaire. La venue d'un étranger leur inspire plus d'appréhension qu'au Lapon ou à l'Eskimo du Grönland. Russes et Tchérémisses vivent pourtant en bonne harmonie et entre les deux races des unions se produisent. D'autre part le gouvernement essaie d'élever ces Finnois au niveau des paysans slaves. Des écoles sont ouvertes dans lesquelles l'enseignement est donné en tchérémisse, en même temps la connaissance du russe vulgarisée. Néanmoins un certain nombre d'hommes et la plupart des femmes ignorent cette langue. De longtemps la fusion entre les deux races ne sera pas obtenue.

Le paysan russe auquel nous demandons l'hospitalité nous reçoit cordialement. «La France est amie de notre empereur», dit-il à Boyanus, et en amis il nous accueille. Dans ces campagnes n'arrive aucun journal, aucun bruit du monde extérieur, néanmoins par une lente infiltration les sentiments de sympathie pour notre pays ont pénétré jusque dans les masses les plus profondes du peuple russe.

Tchérémisse aux champs.

Nous dînons frugalement d'œufs et de fraises, arrosés d'excellent thé, puis nous nous couchons sur le plancher recouvert d'une toile caoutchoutée. Désormais pendant plusieurs mois ce sera notre lit. Au début il semble bien un peu dur, mais après quelques jours d'accoutumance nous y dormirons à poings fermés. En même temps nous mangerons avec nos doigts et nous n'éprouverons plus le besoin de nous laver. Nous aurons perdu toutes les habitudes des gens civilisés; nous serons redevenus des primitifs comme les Tchérémisses. La civilisation est un vernis très léger, qui s'écaille rapidement.

Le lendemain, visite de plusieurs villages tchérémisses.

Toujours le même paysage: de grandes plaines déchirées de vallons d'érosion. Au printemps, lors de la fonte des neiges, ces ravins sont agrandis par le ruissellement, et l'été chaque orage augmente encore leur largeur aux dépens des champs environnants. Dans cette région, les eaux produisent des effets de dénudation comme dans les Alpes. Maintenant au fond de ces ravins il n'y a plus qu'un maigre ruisseau alimenté par des sources. Souvent leur débit, insuffisant pour donner naissance à un cours d'eau, ne forme que quelques mares boueuses. Nulle part ailleurs on ne trouve d'eau. Pour cette raison tous les villages sont construits sur le bord de ces ravins. Quelques-uns de ces vallons ont une profondeur de 15 à 20 mètres. Sur aucun point de leurs pentes n'apparaît la roche en place.

Nous traversons un village tchérémisse; à quelques kilomètres de là, un second, habité par des Tatars; un peu plus loin, une bourgade russe. Très pittoresque est le village musulman d'Ourasli avec sa petite mosquée en bois perchée sur une colline. Si elle n'était surmontée du croissant, on la prendrait pour une modeste église de nos campagnes. Bientôt après voici une église grecque, et tout près de là un bois sacré où les Finnois viennent faire des sacrifices. Sur un espace de quelques kilomètres vous rencontrez des représentants de trois races et des zélateurs de trois religions différentes, et tout ce monde vit dans la plus parfaite harmonie, païens, musulmans, catholiques grecs. Ces pauvres gens, que l'on traite de barbares, donnent aux nations civilisées l'exemple de la tolérance religieuse.

Mosquée d'Ourasli.

A midi, nous arrivons dans un village entièrement habité par des Tchérémisses. Même aspect qu'à Parate, mais ici les constructions sont plus typiques.

Chaque maison renferme deux habitations, une d'hiver et une d'été (kouda). La kouda est une construction spéciale aux Finnois de cette région. C'est un cube surmonté d'un cône. A cette baraque en bois ne se trouvent que deux ouvertures, la porte et, dans le toit, un trou pour laisser passer la fumée du foyer établi entre des pierres au milieu de l'unique pièce de la maison. A l'intérieur, le long des murs, sont établis des bancs et des étagères garnies d'ustensiles de cuisine.

Quelques fermes renferment des spécimens encore plus anciens de l'architecture indigène. Vous voyez dans un coin de l'aire un appareil conique de perches dressées au-dessus d'un trou. Actuellement cette construction sert de séchoir pour les céréales; on allume du feu dans la cavité, et sur les perches on entasse les gerbes. Dans le cours des âges cet édicule a changé de destination, primitivement il servait d'habitation, c'est le premier abri imaginé par les Tchérémisses, comme au reste par toutes les autres tribus finnoises. Examinez les kota des Finlandais, les huttes et les tentes des Lapons, les tchioumes des Ostiaks, toutes dérivent du même type primitif de construction: un cône formé de perches dressées; le revêtement de ces diverses habitations seul diffère suivant les régions et les races. Les Tchérémisses ont appris des Turco-Mongols l'art d'élever des maisons; avant, ils vivaient l'hiver dans des trous surmontés d'un toit couvert de terre.

Les Tchérémisses, comme tous les Finnois et les Russes, ont l'habitude de prendre chaque semaine un bain de vapeur, et toute habitation comporte une étuve. Très simple en est l'installation: une méchante baraque en bois, des bancs et un tas de pierres amoncelées au-dessus d'un fourneau. Pour produire la vapeur on fait rougir ces pierres, sur lesquelles on jette de l'eau. Dans ces hammams primitifs, le massage est remplacé par des flagellations avec de petits bouquets de branches de bouleau et des aspersions d'eau froide.

Cuiller tchérémisse.

Dans le mobilier tchérémisse signalons un tabouret dont le siège est fait de lanières d'écorce. On le trouve également chez les Tchouvaches et les Zyrianes. A noter également des cuillers en bois ornées sur le manche de figures d'animaux, qui ont au plus haut degré le cachet norvégien. A l'exposition de Kazan, la collection tchérémisse renfermait des sièges formés d'un cylindre en bois, des plats également en bois, avec des têtes d'animaux et des anses relevées, tous objets présentant la plus frappante ressemblance avec les produits de l'industrie scandinave. Les Scandinaves qui fréquentaient les marchés de Bolgar ont laissé des traces évidentes de leur séjour parmi les populations du Volga.

Le village où nous nous trouvons, comme tous ceux que nous avons visités, grouille de marmaille. Les Tchérémisses sont très prolifiques; les familles de neuf enfants ne sont pas rares, et d'autre part la mortalité infantile est moindre parmi eux que chez les Russes. Depuis 1811 la population tchérémisse a augmenté de 30 pour 100 dans la région au nord de Kazan[35].

[35] Smirnov, loc. cit.

Les Tchérémisses sont un peuple d'agriculteurs. Ils sont en outre grands éleveurs d'abeilles. La cire est employée à la fabrication des bougies nécessaires pour les cérémonies religieuses et une partie du miel à celle d'une boisson fermentée appelée piouré. Une superstition bizarre défend aux Finnois de vendre des essaims[36].

[36] Id., ibid.

Aux produits de l'agriculture, les Tchérémisses ajoutent ceux de la chasse et de la pêche. Ils poursuivent principalement les palmipèdes, le lièvre et l'écureuil, dont ils vendent la peau aux Tatars. Lors de notre voyage (1890), la dépouille de ce petit ruminant valait 20 kopeks, soit environ 60 centimes. Les Finnois du Volga emploient aujourd'hui le fusil; au commencement du siècle, un grand nombre se servaient encore d'arcs et de flèches. Dans un village tchérémisse, M. Smirnov a acquis une flèche terminée par une gibbosité dans laquelle était fixée, suppose-t-il, une pointe en pierre[37].

[37] Sans doute une flèche destinée à la chasse des animaux à fourrure et arrondie pour ne pas endommager les peaux, comme en emploient les Ostiaks.

Très curieuse est leur embarcation. Un simple tronc d'arbre creusé dont les bords sont exhaussés par deux planches. Les pirogues des Indiens ne sont pas plus primitives.


Le lendemain nous quittons définitivement Parate pour aller visiter un village païen situé très loin dans la campagne, à l'écart des chemins battus.

Cithare tchérémisse.

A notre arrivée, tout le monde est en liesse, un mariage va être célébré prochainement, le fiancé est venu rendre visite à sa future épouse et pour fêter cet heureux événement bon nombre de gens ont bu plus que de raison, le fiancé tout le premier. L'eau-de-vie joue un rôle très important dans la conclusion des mariages et c'est par des libations que la jeune fille marque son consentement à l'union projetée. Dans l'arrondissement de Vétlouga, raconte M. Smirnov, lorsqu'un jeune homme a fait choix d'une femme, il se rend à son domicile accompagné d'un compère, le svatoune (littéralement: épouseur, marieur), chargé de débattre les conditions de l'hymen. Tous deux sont munis de bouteilles. «Nous sommes venus faire boire la fille», disent-ils aux parents en entrant dans leur maison; en même temps le jeune homme présente à la jeune fille une bouteille de vodka (eau-de-vie de grain). Consent-elle à l'union, elle accepte la bouteille et en offre immédiatement une rasade au jeune homme. Celui-ci lui présente à son tour un verre, et une fois qu'elle a bu, la jeune fille régale ses parents et le svatoune. C'est maintenant à ce dernier de parler, mais, avant d'entamer la discussion des questions d'intérêt, nouvelles libations. Quand tout est conclu, la fiancée reconduit son futur époux dans la cour en lui offrant de nouveau à boire, juste à ce moment de la cérémonie nous arrivons. La fiancée accompagne toute souriante le jeune homme à sa pletionka; évidemment c'est un mariage d'inclination, le futur est complètement ivre.

Dans cette région, depuis un siècle tous les indigènes sont monogames. Actuellement, seuls les Tchérémisses des arrondissements de Krasnoufimsk (gouvernement de Perm) et de Birsk (gouvernement d'Oufa) possèdent des harems, encore la plupart n'ont-ils que deux femmes. A ces deux femmes et aux enfants qui en sont issus la coutume reconnaît des droits égaux.

Chez les Tchérémisses, le mariage était encore opéré au XVIIIe siècle par le rapt. Aujourd'hui cette coutume barbare n'est plus pratiquée que par les Tchérémisses orientaux, qui, moins soumis à l'influence slave, ont mieux conservé les anciens usages. Généralement il y a accord préalable entre le ravisseur et la jeune fille; parfois cependant se produisent de véritables rapts accompagnés de violence et suivis de tentatives de suicide de la part de la jeune fille violentée.

Sous l'influence musulmane, cette pratique sauvage a été remplacée presque partout par l'achat de la jeune fille. Le futur époux achète sa fiancée, comme il achèterait une tête de bétail. Ici le prix d'une femme, le kalim, varie de 5 à 100 roubles, quelquefois moins: des filles pauvres sont cédées par leurs parents pour quelques bouteilles d'eau-de-vie. Que la future soit jolie ou laide, qu'elle ait ou non toutes les qualités d'une bonne maîtresse de maison, peu importe pour la fixation du kalim. Tout dépend de la fortune du futur et des conditions qu'il pose pour la dot. Est-il riche et peu exigeant, d'autre part les parents désirent-ils se débarrasser de leur fille, le kalim sera naturellement de faible valeur.

Femmes tchérémisses au puits.

Actuellement la vente de la fiancée n'est plus qu'un symbole exprimant le consentement des parties, et le kalim est rendu au futur sous forme de dot. Cette dot consiste en vêtements, ornements, pièces d'argent et quelquefois en animaux domestiques.

Chez les Tchérémisses convertis, les mariages sont naturellement célébrés à l'église, mais la cérémonie est toujours suivie de pratiques païennes. Dans l'arrondissement de Kosmodémiansk, au retour de l'église, les époux sont conduits dans la kouda. Là, au bout d'une baguette pointue, on leur offre un gâteau consacré à l'esprit de la maison, et chacun doit en manger un morceau. M. Smirnov, auquel nous empruntons ce renseignement, voit dans cette coutume l'admission de l'épouse au culte des dieux de la maison dans laquelle elle entre. A l'appui de cette explication, il cite un autre usage. Une fois arrivée dans sa nouvelle demeure, l'épouse revêt de suite les vêtements de femme mariée et va puiser de l'eau, accompagnée de toutes les jeunes filles du cortège. Avant de remplir ses seaux, elle lance dans la fontaine trois perles de verre ou une pièce de monnaie, pour bien disposer en sa faveur l'esprit de l'eau, qui pourrait lui jeter quelque maléfice, à elle étrangère.

Les Tchérémisses ont une civilisation primitive qui leur est propre. Dans les arts du dessin, les broderies exécutées par les femmes sont, comme nous l'avons dit plus haut, des chefs-d'œuvre d'ornementation. Ces travaux d'aiguille, aussi chatoyants par l'harmonie des teintes que par la vivacité des couleurs, décèlent de véritables artistes, et les pauvres Finnoises n'emploient jamais de modèles. Ces broderies sont le produit de leur imagination et chaque district a ses dessins particuliers. Les ornements de la chemise servent ainsi en quelque sorte de passeport aux femmes tchérémisses en indiquant leur lieu d'origine. De plus, ces Finnois ont su inventer des instruments de musique, une cithare, une cornemuse et un tambour. Les accords que les Tchérémisses tirent de ces instruments sont loin d'être harmonieux: ils chantent en majeur et l'accompagnement est en mineur[38]. Une fois les musiciens en train, cela devient un bacchanal épouvantable: aussi chaque fois qu'un orchestre tchérémisse se faisait entendre, fallait-il entraver avec soin les chevaux qui se trouvaient dans la cour.

[38] Sommier, loc. cit.

Après avoir passé toute la journée au milieu des Tchérémisses païens, nous repartons le soir même pour Kazan. Une agréable fraîcheur a succédé à la chaleur étouffante de la journée et c'est plaisir de courir la campagne à la rapide allure des excellents chevaux russes. Doucement bercés par le mouvement de la pletionka, nous nous endormons bientôt pour ne nous réveiller qu'aux portes de Kazan. A ce moment le soleil se lève radieux dans un ciel d'un bleu merveilleusement nuancé. Les dômes, les campaniles multicolores étincellent de lumière, leur masse enveloppée d'une légère gaze de vapeurs matinales semble flotter en l'air; dans le demi-réveil, cette vision semble un rêve.

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