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A travers la Russie boréale

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CHAPITRE IX

DESCENTE DE LA PETCHORA D'OUST-POJEG A OUST-CHTCHOUGOR

Les rapides.—La forêt.—Un village zyriane.

Après un arrêt de quatre jours à Oust-Pojeg, nous reprenons notre navigation sur la Petchora, toujours en canot; dans ces pays c'est le seul moyen de locomotion.

Le temps est magnifique, le ciel bleu comme sur les bords de la Méditerranée, et une lumière rutilante fait étinceler de reflets métalliques les aiguilles des pins. Dans tout l'espace rayonne une clarté aveuglante. Pour se garantir de la chaleur, une ombrelle devient même nécessaire. A 2 h. 30 du soir, le thermomètre s'élève à + 33°.

Sous cette splendeur d'été c'est plaisir de naviguer sur ce beau fleuve, doucement porté par le courant. Pas un être vivant, pas un bruit, pas une sensation violente, tout est uniforme et silencieux, et ce calme des choses mortes endort l'être entier. Isolé du monde, vous n'avez ici ni tracas, ni ennui; vous vivez tranquille dans une animalité heureuse. Du soleil et des vivres, avec cela la béatitude est parfaite en voyage.

Mais soudain voici une sourde rumeur d'eau en mouvement: nous approchons des porog (rapides). Le fleuve clapote bruyamment contre des pierres, puis dévale en tourbillons sur une distance de 200 mètres. L'équipage s'arrête quelques minutes pour examiner le passage: c'est qu'il ne faut pas heurter quelque caillou, et maintenant en avant! Les bateliers donnent à l'embarcation une vitesse supérieure à celle du courant afin de pouvoir gouverner; en quelques secondes le tourbillon est franchi.

Cinq kilomètres plus loin, nouveau rapide un peu plus difficile que le précédent, puis deux autres petits courants, et nous arrivons au hameau de Porog, situé à 20 kilomètres d'Oust-Pojeg.

Partout le même paysage: la forêt, toujours la forêt, composée en majeure partie de mélèzes et de sapins. Le bouleau et le pin sont moins abondants, et le cembro rare. Tous ces bois, qui se trouvent dans d'excellentes conditions d'exploitation, ont été à peine entamés par la hache des bûcherons. Pour le jour où les forêts de la Russie centrale seront complètement défrichées, il y a là une précieuse réserve.

Aux différentes heures du jour, la belle lumière du Nord donne à ces bois des teintes diverses. Uniforme dans ses lignes, le paysage devient varié dans ses aspects. Le soir, à la clarté du crépuscule, on se croirait dans le pays chanté par les ballades des poètes; le large fleuve coule sans bruit, et par toute la nature règne un silence qui fait sentir la solitude.

A 11 heures du soir, nous abordons à une île boisée, la première que nous ayons rencontrée sur la Petchora (Ielovik Ostrov en russe, Voradi en zyriane)[111]. Le campement est installé sur une plage. L'air tiède est embaumé des aromes de la forêt, et une lune éclatante argente le paysage. Sans les moustiques, comme on aimerait à rêver aux étoiles dans ce calme! mais ces maudits insectes gâtent le plaisir du voyage.

[111] Glossaire topographique zyriane: Di, île; Io, cours d'eau navigable; Ieul, ruisseau non navigable; Chor, petit ruisseau; Ti, lac; Kirta, escarpement; Iag, forêt sèche; Niour, marais; Kocht, rapide; Kouzlane, section d'une rivière sans courant; Is, pic dépassant la limite supérieure de la végétation forestière; Parma, montagne de forme arrondie en partie couverte de forêts.

Le lendemain, à 11 heures seulement, départ après un violent orage. Température: + 24°. On ne grelotte pas précisément dans les pays du Nord.

Toujours la forêt; de loin en loin une cabane inhabitée, et aux coudes principaux du fleuve des croix grecques tortillent leurs branches bizarres avec des airs macabres. En passant devant ces croix, les Zyrianes ont l'habitude de déposer un caillou en guise d'ex-voto (Schrenk).

Dans la soirée nous arrivons à Oust-Ilytch, village bâti, comme son nom l'indique[112], à l'embouchure de l'Ilytch dans la Petchora. L'affluent est aussi important que le fleuve, et après avoir reçu ses eaux, la Petchora double de largeur.

[112] Oust, embouchure en russe.

Oust-Ilytch compte environ 180 habitants, tous Zyrianes[113].

[113] 32 maisons. Nombre des animaux domestiques du village: 100 vaches, 100 chevaux, 200 moutons.

Le lendemain 28 juillet, continuation de la navigation sur la Petchora. A 10 kilomètres d'Oust-Ilytch, on rencontre le hameau de Laga. Population: 25 à 30 habitants. Sur la distance de 127 kilomètres qui sépare Oust-Pojeg de Troïtskoïé, Porog, Oust-Ilytch et Laga sont les seules localités habitées, et le chiffre des indigènes ne dépasse pas 230. A droite et à gauche de la Petchora, c'est la solitude sur des centaines de kilomètres.

Tchioume zyriane.

Dans la journée nous rencontrons des faucheurs zyrianes. Pour augmenter leur provision de fourrage ils sont venus faner une clairière ici, à plus de 15 kilomètres de leur habitation. Les indigènes connaissent tous les bouts de prairies naturelles épars au milieu des bois et n'ont garde de perdre leur produit.

Aujourd'hui point de soleil. La forêt de pins a un air de cimetière. Pendant dix heures nous naviguons dans une tristesse oppressante; le soir, les lourds nuages s'étirent en longues banderoles et un ciel pur apparaît rempli d'une lumière mourante. Plus de vent, plus de clapotement d'eau; dans ce silence agrandi par le vague de la lueur crépusculaire, au fond de l'horizon violet, se dresse une rangée de collines, pareille dans son isolement à une chaîne de montagnes superbes. Sur ces monticules brille comme un phare la coupole dorée d'une église; à la nuit tombante, cette lumière nous guide vers Troïtskoïé (Mouïlva en zyriane), où se termine notre étape.

Dans ce désert, Troïtskoïé passe pour une capitale, c'est un siélo, c'est-à-dire un village paroissial[114], et le chef-lieu d'un volost, circonscription correspondant à peu près à notre canton.

[114] Les villages sans église sont appelés en russe derevnia.

Le village est divisé en deux parties. Sur la rive droite de la Mouïlva se trouve le faubourg, habité par des dissidents, et de l'autre côté la principale agglomération, formée par les orthodoxes. Les deux quartiers présentent le même désordre: c'est un fouillis de constructions bâties sans plan, au hasard. Les Zyrianes paraissent avoir l'horreur des alignements, si chers aux Russes.

Troïtskoïé Petchorskoïé (Mouïlva).

A Troïtskoïé, plus de 300 kilomètres nous séparent encore d'Oust-Chtchougor, terme de notre navigation sur la Petchora. Une pénible navigation à la rame ne constitue pas précisément une partie de plaisir, surtout sur un cours d'eau monotone comme la Petchora. Aussi quelle n'est pas notre satisfaction d'apprendre qu'un vapeur va descendre le fleuve jusqu'à Poustosersk et que nous pourrons y prendre passage.

Magasin syriane.

Le 29 juillet dans la soirée, nous nous embarquons, et, le 1er août, à une heure du matin, nous arrivons à Oust-Chtchougor, où la plus aimable hospitalité nous est donnée à la factorerie de M. Sibiriakov. Sur ce long trajet, partout le même paysage: la forêt monotone, avec de rares villages espacés à de grandes distances. Un des plus importants, celui de Podtcherem, se trouve sur la rive droite de la Petchora, au confluent même de la Podtcherem, et non sur la berge gauche, ainsi que l'indique la carte de l'état-major russe. Les seules distractions du voyage sont les fréquents échouages du vapeur.

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