A travers la Russie boréale
CHAPITRE IV
LE PAGANISME EN EUROPE
La religion tchérémisse.—Ses dieux.—Prière tchérémisse.—Bois sacrés.—Clergé tchérémisse.—Sacrifices.—Fêtes religieuses.—Rites funéraires.
La région que nous venons de parcourir, située aux portes d'une des plus grandes villes de la Russie, est un des derniers centres de paganisme demeurés en Europe. Aujourd'hui encore la vallée moyenne du Volga renferme pour le moins un million de païens. En dépit des efforts du clergé longtemps appuyés par le pouvoir séculier, la plupart des Tchérémisses sont restés fidèles à la religion de leurs ancêtres. Officiellement ils ont bien été convertis et vous voyez un grand nombre d'entre eux porter autour du cou la croix comme de bons orthodoxes et assister aux exercices du culte, mais cela ne les empêche pas de sacrifier en cachette aux faux dieux. Même chez les convertis persistent les anciennes croyances; dans leurs idées religieuses, les saints du paradis orthodoxe ont simplement pris place à côté des divinités de l'Olympe indigène, et en leur honneur ils font des sacrifices pareils à ceux qu'ils offraient jadis à leurs divinités. Catholicisme et paganisme se trouvent ainsi intimement mêlés dans les idées des Tchérémisses. Un très grand nombre d'entre eux sont restés païens, et demeurent attachés à leurs antiques croyances. Ces Finnois sont d'ailleurs sceptiques sur les avantages du catholicisme grec. Un Tchérémisse de l'Oural, auquel M. Sommier vantait les pompes de l'église orthodoxe, lui répondit: «Ma foi, je ne tiens pas à changer de religion; avec leurs chants et leurs cierges les Russes n'obtiennent pas davantage de leurs dieux que nous n'en obtenons des nôtres par des sacrifices dans les bois[39]».
[39] Note di viaggio.
Vis-à-vis des étrangers les Tchérémisses sont naturellement très réservés pour tout ce qui concerne leur religion. Ils nous ont cependant conduits dans leurs bois sacrés, mais se sont bornés à de vagues explications sur leurs croyances. Les quelques renseignements que nous avons recueillis nous ont montré le grand intérêt de ce sujet peu connu; et pour compléter le tableau de la vie des Tchérémisses esquissé dans le chapitre précédent, nous avons emprunté à deux ouvrages russes la description des cérémonies religieuses de ces Finnois. Les détails qui suivent sont extraits soit de la belle étude du professeur J.-N. Smirnov[40], à laquelle nous avons fait déjà de nombreux emprunts, soit de la traduction, due au regretté M. Dozon, d'une brochure publiée sur ce sujet par le curé Iakovliev[41].
[40] Le travail de M. Smirnov n'a pas été traduit.
[41] Cérémonies religieuses et coutumes des Tchérémisses, par A. Dozon.—Recueil de textes et de traductions, publié par les professeurs de l'École des langues orientales vivantes à l'occasion du VIIIe Congrès international des orientalistes, tenu à Stockholm en 1889, t. II. Paris, 1889.
Les Tchérémisses ont passé successivement par les trois phases habituelles du développement des conceptions religieuses: le fétichisme, l'animisme et l'anthropomorphisme.
Le vocable iouma, employé aujourd'hui pour désigner les divinités, signifie au sens propre le ciel. La voûte céleste était donc primitivement l'objet des adorations de ces Finnois, et ce n'est que plus tard, par extension, que ce mot a été appliqué aux divinités. Ce nom plus ou moins modifié est commun à toutes les langues finnoises; ce culte remonte donc vraisemblablement à l'époque lointaine où les différentes tribus finnoises, aujourd'hui éparses, étaient réunies dans la même région au pied de l'Altaï.
De l'adoration des phénomènes naturels et du fétichisme grossier, les Tchérémisses ont passé par une lente évolution à l'animisme. Leurs croyances actuelles conservent des traces du culte primitif. Encore aujourd'hui ils adorent les pierres, les montagnes, les arbres, mais à toutes ces choses inanimées ils supposent un esprit, et c'est à cet esprit qu'ils adressent leurs hommages.
Dans leurs idées, un génie bienfaisant habite les arbres, et un faisceau de branches préserve une maison de tout mauvais sort.
Chez ces Finnois peu de manifestations du culte des animaux. Un seul exemple est cité par M. Smirnov. Dans l'arrondissement de Krasnoufimsk (gouvernement de Perm), pour obtenir la guérison d'un malade, on attache dans la partie la plus haute de la kouda un sac renfermant les débris d'un animal domestique auquel on adresse des prières. Ce sac devient une relique.
A côté de cet animisme se rencontrent, dans les croyances des Tchérémisses, des traces d'anthropomorphisme. Ils croient le tonnerre et l'éclair des frères inséparables et leur donnent pour compagnon le vent. De plus ils représentent les dieux du froid et du givre sous les traits de vieillards et de vieilles femmes. D'autre part, à leurs divinités ils donnent les titres de mère, de grand-père, leur attribuant en quelque sorte une organisation familiale semblable à la leur. Suivant toute probabilité, les prédications des missionnaires grecs et surtout le culte des icones, qui tient une si large place dans le catholicisme orthodoxe, ont développé l'anthropomorphisme chez ces Finnois.
Les Tchérémisses reconnaissent deux catégories d'esprits: des dieux (iouma) et des génies (keremet).
Vivant dans la dépendance immédiate des éléments, ces Finnois croient les forces brutes de la nature au service d'êtres surnaturels. Le froid, le vent, la pluie, obéissent, croient-ils, à des esprits, et de ces êtres surnaturels dépend leur bien-être. A titre d'exemple, voici quelques-unes de leurs divinités: le grand dieu du jour brillant, le grand dieu du jour «matériel», les grands dieux créateurs du soleil, de la lune et des étoiles, le grand dieu souverain des vents, l'aïeul du givre, les grands souverains de l'eau, de la terre, des récoltes, le grand dieu multiplicateur des abeilles, et l'on pourrait continuer ainsi pendant longtemps. Le Panthéon des Tchérémisses des prairies ne comprend pas moins de 140 divinités. Parmi ces dieux, nous devons signaler le grand dieu du tsar et le créateur du dieu du tsar. En l'honneur de l'Empereur les Tchérémisses leur adressent des prières et accomplissent des sacrifices.
Ces 140 divinités ne portent pas toutes le titre de dieu (iouma), les unes ont celui de mère (ava), de grand-père et de grand'mère (koubaï, kougozaï), de maître de maison (ia, oza), de souverain (one) et de créateur (pouïrcho).
La hiérarchie entre tous ces dieux n'est pas clairement établie; sur ce point, les Tchérémisses ont des idées très vagues, et, suivant les localités, telle ou telle divinité porte le nom de mère ou de iouma. D'après M. Smirnov, les ioumas seraient supérieurs à tous les autres.
«Les dieux, croient les Tchérémisses, ont à leur disposition les forces qui rendent les hommes heureux ou malheureux, et pour se les rendre favorables les fidèles doivent leur faire des prières et des sacrifices[42].» C'est en somme l'égoïsme érigé en religion. Dans leurs prières, aucune règle de morale; leur seule préoccupation est d'assurer leur bien-être et la sauvegarde de leurs propriétés. Les fonctions qu'ils supposent aux dieux sont à cet égard particulièrement significatives. Une certaine divinité, Kioudourtché-kougou-iouma, donne la pluie, la fertilité et garde les animaux domestiques. Si on néglige de lui faire des sacrifices, elle fait périr le bétail et détruit les moissons par la sécheresse et la grêle. Toulkougou-iouma protège les maisons de l'incendie: de là nécessité de lui faire des offrandes pour se garder du feu. Un dieu qu'il faut également bien traiter est celui des vents; sans cela, gare les récoltes. On pourrait multiplier les exemples. La prière suivante[43] est à cet égard caractéristique. C'est le «Donnez-nous notre pain quotidien» des Tchérémisses, et lors de chaque cérémonie ils répètent cette longue oraison:
[42] Smirnov, loc. cit.
[43] Dans cette prière nous avons suivi presque en tous points la version de M. Dozon, nous bornant à quelques modifications de détail d'après la leçon donnée par M. Smirnov. Les nombreuses répétitions contenues dans cette oraison sont particulières, comme on sait, à la poésie finnoise.
«Au grand dieu nous offrons un pain entier. Nous versons une canette pleine de bière, nous allumons un grand cierge d'argent en l'honneur du grand dieu. Nous demandons au grand dieu: la santé, l'accroissement de la famille et du bétail, une belle récolte, la santé et l'union de la famille. Que le grand dieu entende notre prière et nous accorde la prospérité demandée.
«Dans cette espérance, nous envoyons le bétail paître en liberté dans les champs; grand dieu bon! donne au bétail santé et tranquillité. Dieu grand et bon! dispense au bétail nourriture et boisson abondantes.
«Quand nous envoyons le bétail dans les champs, grand dieu! garde-le des vents nuisibles, des ravins profonds, de la boue profonde, du mauvais œil et de la mauvaise langue, des maléfices du sorcier, de tous les ennemis de son repos, des loups, des ours et de tous les animaux de proie.
«Dieu grand et bon! rends prolifique le bétail stérile, rends gras les animaux maigres, rends plantureux les pâturages. Dieu grand et bon! rends-nous heureux en multipliant toute espèce de bétail.
«Quand, à l'époque où commencent les travaux du printemps, nous sortirons dans les champs pour labourer, et lorsque nous sèmerons, grand dieu! rends larges les racines des grains, solides leurs tiges, et leurs épis pleins comme des boutons d'argent. Grand dieu! donne à ces blés des pluies chaudes, des nuits calmes, préserve-les du froid et des grêles glacées et des ouragans; préserve-les de la sécheresse, grand dieu!»
La prière contient ensuite une longue série d'invocations au dieu pour lui demander une bonne récolte, et abondance en pain, abeilles, miel, gibier et poissons. Après cela, le dieu est supplié d'accorder assez de nourriture, une fois les contributions payées, pour manger avec tous les parents et soixante-dix familles amies. Les fidèles demandent également au dieu de protéger le transport de leurs marchandises contre les brigands tatars et russes et de leur faire rencontrer au bazar des marchands vendant à bon marché et achetant cher.
La fin de la prière est particulièrement poétique:
«Dieu grand et bon! nous implorons de toi l'abondance en abeilles. Rends fortes les ailes des abeilles. Quand elles vont volant par la rosée du matin, fais qu'elles rencontrent des fruits excellents. Lorsque, dans la cour de la maison, nous établirons des ruches, multiplie les abeilles, et accorde-leur abondance de miel. Alors que, marchant dans la forêt, nous suivrons les marques laissées par nos grands-pères et nos arrière-grands-pères (pour découvrir les ruches sauvages), nous grimperons en sautant à la façon du pivert, nous nous laisserons dévaler après avoir recueilli des rayons de miel aussi gros que des miches de pain; donne aux abeilles abondance.
«Dieu grand et bon! quand nous sortirons dans la plaine, là tu as des coqs de bruyère, là tu as des gelinottes, là tu as toute sorte d'oiseaux, fais-nous-les rencontrer, accorde-nous abondance d'oiseaux. Dieu grand et bon! de même que le soleil brille, que la lune se lève, que la mer, quand le flot a monté, demeure pleine; de même accorde-nous abondance en toute sorte de blés, abondance de famille, abondance de bétail, abondance de monnaie et d'argent, toute espèce d'abondances accorde-nous.
«Aide-nous à rire en gazouillant comme l'hirondelle, en étendant nos jours comme la soie, en jouant à la façon de la forêt (?) en nous réjouissant à la façon des montagnes (?).
«Nous sommes jeunes et la jeunesse est étourdie. Peut-être ce qu'il fallait dire d'abord nous l'avons dit à la fin, et ce qu'il fallait dire en dernier nous l'avons dit d'abord; donne-nous raison et intelligence, politesse, santé, paix.
«Aide-nous à vivre bien, maintiens notre vie dans le bien-être, ajoute beaucoup d'années à notre vie.»
Les bois sont les temples des Tchérémisses. A certaines parties des forêts et à certains bosquets, ils attribuent un caractère sacré, et c'est là qu'ils célèbrent leurs principales cérémonies. Dans ce choix se révèle l'esprit poétique commun à toutes les races finnoises. Une belle futaie n'est-elle pas le plus magnifique des temples? Dans ces bois sacrés, défense de couper un arbre, même une branche, et si quelque chrétien vient à transgresser cette prescription, il court de grands risques.
Lorsqu'un bois sacré a été profané, un sacrifice purificatoire est immédiatement accompli. On apporte dans le sanctuaire une volaille domestique, et on la torture jusqu'à ce que mort s'ensuive. Après l'avoir plumée et fait cuire, on la jette sur le brasier en appelant sur le coupable la malédiction divine: «Découvre celui qui a abattu cet arbre, crient les Tchérémisses, et donne-lui la mort comme à cet oiseau».
Au cours de notre excursion nous avons visité deux sanctuaires tchérémisses. L'un était une belle futaie de tilleuls et de chênes, perchée sur une colline au-dessus d'un vallon plein de fraîcheur. Un poète n'eût pas mieux choisi, dans ces campagnes brûlées, une retraite pour y rêver. Sur la lisière du bois était planté un poteau surmonté d'une image orthodoxe protectrice des récoltes. A côté s'ouvrait au milieu de la futaie un étroit sentier à moitié embroussaillé. Nous nous y engageons; à peine avons-nous fait quelques pas que voici le sol couvert d'ossements d'animaux domestiques, notamment de crânes de moutons et de veaux. Aux arbres du sentier sont suspendues des boîtes en écorce de bouleau et de tilleul renfermant des ossements. Un jeune chêne porte la dépouille d'un lièvre, offrande de quelque chasseur. Cette allée d'ex-voto conduit à une clairière qui forme le sanctuaire. Devant un chêne à moitié mort se trouve un foyer sur lequel on a fait récemment brûler les os d'un animal; la tête est encore intacte. Au tronc de l'arbre sont fixés deux petits cierges, et à toutes les branches voisines sont accrochées des offrandes comme sur les bords du sentier. Un peu plus loin se trouve une seconde clairière, pareille à la première.
Le second lieu sacré que j'ai visité était un bouquet de tilleuls et de sapins, isolé dans les champs, à quelques centaines de mètres d'un village. Au milieu était disposé un foyer surmonté d'une traverse pour supporter les marmites destinées au repas sacré.
De même que dans la plupart des religions il existe des temples et des oratoires particuliers, pareillement les Tchérémisses ont des bois où ils accomplissent les sacrifices publics, et d'autres réservés à l'usage des familles.
Quand un Tchérémisse se marie, il plante dans la forêt plusieurs arbres qu'il consacre à différents dieux. Ainsi se forment les bosquets particuliers.
Il y a d'autre part une seconde division à signaler dans ces lieux sacrés. Les uns sont consacrés aux dieux, les autres aux esprits (keremet). Aux yeux des indigènes ce serait un sacrilège d'invoquer les keremet et même de prononcer leurs noms dans un bois réservé à l'adoration des ioumas.
La plupart des voyageurs donnent à ces sanctuaires le nom de keremet, confondant ainsi le temple avec le dieu. Cette expression est du reste comprise des indigènes dans ce sens. D'après Iakoliev, les Tchérémisses les appelleraient jumo oto (bosquet divin) et, suivant M. Smirnov, kiouçote.
Les kiouçotes ne sont pas réservés spécialement à tel ou tel dieu, on y célèbre des cérémonies en l'honneur de toutes les divinités indistinctement. Mais généralement quelques arbres sont consacrés à certains dieux. Les différentes cérémonies religieuses, prières et sacrifices, sont accomplies sous la direction de vieillards (karte) qui ont en quelque sorte, dans la société tchérémisse, le caractère de prêtres. Ils récitent les prières, invoquent les dieux et président les sacrifices; ils ont des aides appelés ousso, chargés de tuer les animaux. Pour chaque fête et pour chaque dieu, la population élit un karte particulier.
Le vendredi est le jour consacré au culte par ces Finnois.
Dans la religion tchérémisse comme dans toutes celles qui ne relèvent pas du rationalisme, l'offrande, croient les fidèles, est le plus sûr moyen de gagner la protection des dieux, et pour obtenir l'accomplissement de leurs vœux, les Finnois accomplissent des sacrifices en l'honneur des divinités. Naturellement l'offrande est en rapport avec l'importance du désir dont on sollicite la réalisation, et la place occupée par le dieu dans la hiérarchie divine. Ainsi aux ioumas on offre un cheval, au pouïrcho un bœuf, à la mère du iouma une vache, le skatché scoukché doit se contenter d'un canard ou d'une oie. Pour que le sacrifice ait l'effet voulu, il est nécessaire que le dieu auquel il est offert manifeste auparavant son acceptation, et afin de préjuger les intentions divines, les fidèles procèdent à deux épreuves. Si du plomb en fusion, en tombant, dessine grossièrement la silhouette de l'animal que l'on a l'intention d'abattre, c'est que le sacrifice est agréable. Dans le bois, avant de tuer la victime, on l'asperge d'eau en prononçant la prière suivante: «Grand dieu! secoue l'animal qui t'est offert, regarde-le et accepte-le maintenant qu'il est purifié de toute impureté». Si la bête se trémousse au contact de l'eau versée sur elle, le sacrifice est agréé par les dieux. Demeure-t-elle impassible, on recommence l'opération; si pendant cinq ou six aspersions, l'animal est toujours resté immobile, on va en chercher une autre. Le noir est, croient les indigènes, désagréable aux dieux et jamais on ne sacrifie un animal de cette couleur. Les Tchérémisses du gouvernement d'Oufa augurent de la direction de la fumée du brasier allumé pour la cérémonie si l'offrande est agréable. La fumée monte-t-elle droit vers le ciel, le dieu accepte le sacrifice; il le refuse si, au contraire, elle se répand au-dessus du sol.
La cérémonie religieuse consiste en un repas sacré. L'animal est abattu par l'ousso, puis cuit et mangé par les assistants. En l'honneur du dieu on fait simplement brûler quelques petits morceaux de chair et les os. Jadis les Tchérémisses offraient l'animal entier à la divinité, maintenant ils sont devenus plus économes. Au lieu de faire la dépense d'une tête de bétail, les fidèles se contentent souvent d'apporter au dieu quelques morceaux du bœuf ou de la vache abattu pour la consommation. Dans quelques districts même le sacrifice a lieu simplement en effigie. En place d'un cheval ou d'une vache, les Tchérémisses offrent à leurs divinités des gâteaux ayant la forme de ces animaux. Durant l'agape sacrée, les fidèles boivent de l'hydromel, de la bière et de l'eau-de-vie, et la cérémonie religieuse devient bientôt une beuverie répugnante.
Le récit d'un savant russe, M. Kouznetzov, qui a pu assister à une fête célébrée en l'honneur des ancêtres, n'est guère édifiant: «Sur une natte d'écorce, étendue par terre à côté du bûcher, écrit-il, se trouvait une auge remplie d'énormes quartiers de viande de cheval bouillie, à côté étaient déposés un sac de sel et deux ou trois grands pains. Aussitôt arrivés, les Tchérémisses puisaient à pleines mains des morceaux de viande qu'ils avalaient en quelques minutes. L'appétit des indigènes était pantagruélique; les quartiers de cheval et les pains disparaissaient rapidement et en même temps les fidèles lampaient sans arrêter. Aussi lors de pareilles fêtes plusieurs assistants tombent-ils malades et souvent vont rejoindre dans l'autre monde ceux dont ils célébraient la commémoration par ce festin.»
Plusieurs explications de ces sacrifices ont été proposées. D'après certains auteurs, les Tchérémisses croient que les dieux mènent dans un autre monde la même existence que les hommes ici-bas et par suite qu'ils ont besoin d'animaux domestiques. En tuant un cheval ou une vache, l'âme qu'ils supposent à cette bête rendra aux divinités les mêmes services que l'animal sur cette terre. D'après d'autres auteurs, ces sacrifices sont accomplis pour assurer l'alimentation des divinités. Les dieux, tout comme les hommes, ont besoin de nourriture, et les Tchérémisses se croient obligés de subvenir à leurs besoins. Chaque fois qu'ils prennent un repas dans les champs ou à la maison, ils jettent à terre un morceau pour les dieux. Mais à ces êtres surnaturels l'arome des mets suffit pour satisfaire leur appétit; dans les sacrifices importants, les fidèles mangent donc la chair de l'animal. Les Finnois ont une casuistique digne d'un peuple très élevé en civilisation.
Les hommes supposent toujours aux dieux leurs défauts, et quoique les Tchérémisses m'aient paru honnêtes, ils n'ont pas une très grande confiance dans la loyauté de leurs divinités. Aussi, de crainte qu'après un sacrifice les ioumas ne soient pas satisfaits et redemandent de nouvelles victimes, le karte s'écrie en s'adressant aux dieux: «Ne dites pas maintenant que vous avez bu et mangé sans savoir qui vous l'offrait». A cet effet on suspend à un arbre du bois sacré une image en plomb représentant l'animal sacrifié, destinée à attester que la divinité avait manifesté à l'avance son acceptation. C'est la quittance du sacrifice. Si après cela le dieu tourmente le fidèle pour obtenir une nouvelle offrande, il n'a point à se préoccuper de cette demande. Il est en règle vis-à-vis de lui.
Les cérémonies religieuses des Tchérémisses sont publiques ou privées. Les solennités publiques sont organisées par la commune entière et tous les habitants y participent. Lorsque des calamités ravagent le pays, des cérémonies extraordinaires sont célébrées pour apaiser les dieux.
«En pareille circonstance, écrit M. Dozon, on cherche parmi les vieillards quelqu'un qui aurait eu en songe une révélation. Après avoir convoqué les autres vieillards de sa commune, il leur fait savoir que, d'après un avertissement reçu en rêve, les Tchérémisses, pour mettre fin à la calamité qui les afflige, doivent s'assembler et offrir à tels et tels dieux telles et telles victimes. Les anciens, obéissant à cette manifestation divine, supputent la dépense nécessaire, en répartissent le montant par villages et par maisons, fixent le jour de la solennité et y convoquent les habitants.»
Les fêtes communales sont: celle du printemps, l'aga-païrem, le çurem, la fête des récoltes, celle de l'esprit de la terre et celle des morts. Ces cérémonies sont l'occasion de réunions populaires, très nombreuses. A ces solennités parfois assistent 6 ou 7 000 Tchérémisses venus de tous les environs. Le nombre des animaux sacrifiés est naturellement en rapport avec le nombre des fidèles. En 1879, rapporte M. Smirnov, lors d'une fête, pas moins de 300 têtes de bétail ont été abattues.
La fête du printemps (kugeçy, d'après Iakoliev; Chochoum-païrem, d'après M. Smirnov) se célèbre dans les maisons vers la Pâques grecque et dure deux jours. Deux kartes et le maître de maison jettent dans le poêle des gâteaux et de la bière, après avoir dit une prière. Une nouvelle oraison est ensuite récitée, après quoi les trois compères vident un pot de bière et avalent un morceau de crêpe.
Ils invoquent ensuite toute la série des dieux, en recommençant chaque fois les mêmes rites; jugez si, après ces libations, prêtres et fidèles ne doivent pas être plus qu'émus, et on n'est encore qu'au début de la fête. Les prières terminées, les kartes bénissent le maître et la maîtresse de maison, en prononçant les paroles suivantes: «Puisse le grand dieu bon, le grand dieu de la Pâques, le grand destinateur du sort, nous accorder nombreuse famille, santé, paix, accroissement du bétail, et abondance de toute sorte; que la mère de l'abondance, la mère des récoltes, du blé, vous apporte l'abondance d'au delà du Volga, d'au delà des montagnes, d'au delà de la mer; soyez riches, ayez neuf fils et sept filles, que votre bétail se multiplie, que votre maison soit riche, ayez beaucoup de bâtiments, que le dieu vous comble de toute espèce d'abondance! Vivez de nombreuses années, demeurez en vie jusqu'à ce que vos cheveux blanchissent et vos barbes soient grises!»
Après cette bénédiction, le maître et la maîtresse de maison boivent un nouveau pot de bière, et tous les assistants les imitent. Cette libation générale est suivie d'une seconde, puis les kartes prononcent une dernière oraison. Toute l'assemblée se transporte ensuite dans une autre maison où la même cérémonie recommence. Cette solennité bachique se continue dans une douzaine d'habitations, et l'ivresse est générale.
Le lendemain a lieu un repas composé de viande de cheval, le mets le plus apprécié des Tchérémisses; après cela suivent des divertissements avec musique et danse. Les assistants se partagent en couples en ayant soin que jamais un mari ne soit associé à sa femme, puis chacun successivement marche une sorte de pas en buvant et en jetant de la bière.
La deuxième fête communale est celle de la charrue, l'aga-païrem. Elle est célébrée en l'honneur des dieux dont le concours assure une bonne récolte, tels que les dieux du soleil, de la lune, des étoiles. La cérémonie a lieu dans les champs et consiste comme les autres en ripailles. Tous les fidèles réunis, on fiche en terre des pieux auxquels on suspend des lanternes allumées, puis on met le feu à un bûcher. D'après Iakoliev, la cérémonie de l'aga-païrem se compose des mêmes rites que celles décrites plus haut. Les prières achevées, les vieillards et les kartes s'assoient sur un banc que l'on dresse pour la circonstance, et sur un second vis-à-vis du premier les femmes des prêtres. «Les hommes apportent aux kartes un pot de bière, et déposent devant chacun d'eux un œuf, une crêpe, un pâté et un échaudé; les femmes offrent les mêmes victuailles aux femmes des kartes.»
A cette occasion, dans le district de Tsarévokoktchaïsk, les femmes mariées depuis le dernier aga-païrem sont bénies par les kartes. Au plus âgé de ces vieillards elles offrent chacune un broc de bière et deux œufs. Après que le bonhomme a appelé sur elles la protection des dieux, celui-ci leur remet à son tour des œufs, qu'elles mettent sur leur sein, sans doute comme symbole de la fécondité. Tout le monde retourne ensuite en cortège au village, et s'en va de maison en maison. A la porte de chaque habitation la procession est reçue par le chef de famille, ce dernier offre au karte différentes victuailles, puis le prêtre bénit le maître de la maison; après cela, nouvelle collation, et l'on continue ainsi de maison en maison, jusqu'à ce que tous les fidèles soient ivres morts. La fête dure cinq jours, et pendant tout ce temps la bombance est générale.
Par le récit de toutes ces libations on comprend que les Tchérémisses se montrent réfractaires à la religion grecque, dont une des principales règles est l'abstinence.
Durant ces festins, les jeunes garçons jouent sur les aires avec des œufs rouges; ce jeu, pensent-ils, a la vertu de faire croître les grains de blé et de les rendre pleins comme des œufs.
Une troisième fête est célébrée en automne pour remercier les dieux de la récolte et invoquer leur secours à la chasse.
Un peu plus tard, en octobre ou novembre, chaque village sacrifie un bœuf à l'esprit de la terre afin qu'il accorde l'abondance l'année suivante.
D'après Iakoliev, les Tchérémisses célèbrent du 21 au 25 décembre une fête pour demander aux dieux la multiplication du bétail. Les indigènes forment sur l'aire de petits monticules de neige qui sont censés représenter des monceaux de blé, puis sur la table de leur maison des tas de pièces d'un kopek pour figurer une fortune considérable. Après cela les enfants vont secouer les pommiers couverts de neige en criant qu'il tombe une quantité de fruits, puis pénètrent dans la bergerie. «Puissent les brebis mettre bas deux agneaux et se multiplier!» disent-ils en touchant le sabot de chaque brebis, et ces paroles, croient les Tchérémisses, assurent la multiplication du bétail.
Au repas de famille on sert de petits pâtés de viande dans lesquels ont été introduits des kopeks et des licols minuscules. Un pâté avec une pièce de monnaie présage la fortune, et l'assistant qui a un gâteau avec un licol pense être assuré d'une grande richesse en bétail.
Après une des fêtes de l'été a lieu la cérémonie de l'expulsion du chaïtan (diable), le sourem. Les indigènes frappent à coups de bâton les murs de l'habitation, pour en expulser le mauvais génie. Une fois le diable sorti de la maison, ils allument de grands feux par-dessus lesquels ils sautent pour débarrasser leurs vêtements du mauvais esprit. Afin de faire sortir le chaïtan de terre ils enfoncent des couteaux en terre. Dans le district de Tsarévokoktchaïsk les enfants frappent avec des fouets le mobilier de l'habitation. Par ce bruit on espère mettre en fuite les diables et les obliger à se réfugier dans la forêt voisine. Inutile d'ajouter que pour pareille peine les gamins reçoivent des friandises; sans une agape, point de cérémonie au pays des Tchérémisses.
La fête est suivie d'une course de chevaux.
Une cérémonie publique annuelle a lieu pour renouveler les rameaux protecteurs des maisons. Un soir de printemps, tous les hommes du village montent à cheval, vont de maison en maison recueillir les vieux bouquets et partent ensuite les jeter dans les champs. Après quoi ils se dirigent vers la forêt, coupent des branchages et les rapportent au village où a lieu la distribution. Une fois munie de son rameau, chaque maison se trouve désormais à l'abri du mauvais esprit.
Outre ces fêtes périodiques, ont lieu des cérémonies publiques à des intervalles indéterminés. Ce sont des ripailles offertes aux frais du mir[44] en l'honneur des dieux, des morts, des eaux, du feu, de la terre, et de l'argent.
[44] Commune.
Les cérémonies religieuses privées sont celles relatives au mariage et à la mort des membres de la famille ou celles célébrées pour l'obtention d'un vœu particulier. Ainsi lorsqu'un Tchérémisse voit que son blé a mauvaise apparence, il fait une offrande à une des divinités protectrices de l'agriculture.
C'est également aux keremets que sont offerts la plupart des sacrifices domestiques. Pour obtenir la guérison d'un malade on fait, par exemple, un sacrifice à un de ces esprits. En pareille circonstance, nous a-t-on raconté, on promet au keremet de brûler des fagots en son honneur. C'est une superstition partagée par bien des peuples qui se croient plus élevés en civilisation que les Tchérémisses. «Les keremets, écrit M. Dozon, jouissent d'un crédit égal à celui des dieux et il est assez difficile de reconnaître en quoi leur culte diffère de celui rendu aux dieux.»
Une des principales cérémonies domestiques est le sacrifice annuel fait à l'esprit de la maison. Après les travaux d'automne, on dépose dans le souterrain de l'habitation des aliments en priant l'esprit de rendre la maison heureuse.
A la même époque, le jour où l'on mange les premiers pains faits avec de la farine nouvelle, pour remercier le soleil d'avoir mûri la récolte, le chef de famille procède à une petite cérémonie. Il s'en va dans la cour et, se tournant vers le soleil, élève au-dessus de la tête un plat rempli de pain.
Avant le mariage a lieu un petit sacrifice; une fois les parties d'accord relativement au kalim, elles jettent quelques-uns des gâteaux apportés par le fiancé dans un feu allumé à cet effet.
Les funérailles et le culte des morts sont également l'occasion de cérémonies bachiques.
Le cadavre, préalablement lavé et revêtu d'habits propres, est déposé dans une bière percée d'une petite ouverture, sans doute pour que l'esprit du mort puisse respirer. Sur des tombes de Lapons russes nous avons également observé une petite fenêtre analogue à celle ménagée dans la bière tchérémisse[45]. Pour ces primitifs la tombe est une demeure. Dans le cercueil on dépose des morceaux de toile, de petites bougies en cire, une écuelle dans laquelle on place quelques morceaux de crêpe et dans laquelle on verse de l'eau-de-vie, en prononçant les paroles suivantes: «Que cette crêpe arrive jusqu'à toi, ne pars pas sans boire ni manger, toi qui as faim».
[45] Si le corps n'est pas enfermé dans une bière, la tombe est percée d'une petite fenêtre. (S. Sommier, Note di viaggio.)
Au moment où le cortège quitte la maison mortuaire, une poule est égorgée. Avant de le descendre en terre, on coiffe le mort d'un bonnet, on lui met des gants et on dépose sur sa poitrine trois crêpes et une pièce d'un kopek, en disant: «Que cet argent te serve à acheter la terre». Dans les idées des Tchérémisses le mort doit mener dans un autre monde la même existence qu'ici-bas, croyance fort ancienne que l'on retrouve chez les peuples de l'antiquité. D'après des renseignements donnés à M. Sommier par un Tchérémisse de Kosmodémiansk, cet argent serait destiné à acheter le juge siégeant dans l'autre monde. Les pelles qui ont servi à creuser la tombe et les cordes employées à descendre le cercueil sont abandonnées sur le lieu de sépulture. Si le mort est un enfant, on dépose son berceau sur la tombe.
De retour à la maison, tous les assistants se mettent à table. A ce festin un membre de la famille vêtu des défroques du mort représente le défunt. Pendant ce repas et tous ceux qui suivent quarante jours durant, une écuelle contenant une petite portion des aliments servis sera placée en l'honneur de celui que la famille a perdu[46].
[46] Nous retrouverons la même coutume chez les Ostiaks. Voir plus loin, p. 237.
En mémoire du défunt trois autres cérémonies ont lieu le troisième, le septième et le quarantième jour après le décès. Cette dernière est la plus importante. Au coucher du soleil, la famille se rend à la tombe, dépose sur le sol un pain, y répand de l'eau-de-vie et invite le mort à se rendre à la fête préparée en son honneur.
De retour à la maison, les membres du cortège crient à la personne venue au-devant d'eux: «Nous ramenons comme convive un tel, faites-lui bon accueil, invitez-le à entrer dans l'habitation». Immédiatement on appelle le mort en le priant de venir prendre place au festin préparé. Aussitôt les convives à table, le karte allume une chandelle près de l'écuelle du défunt, puis verse des aliments et du liquide dans l'écuelle de celui en l'honneur duquel a lieu la cérémonie, en prononçant les paroles suivantes: «Que ce régal, nourriture et boisson, arrive jusqu'à toi; puisses-tu avoir beaucoup à boire et à manger». Après cela les voisins viennent apporter en l'honneur du défunt différentes victuailles, et chaque fois le karte nomme au mort la personne qui lui fait ce cadeau. Pendant ce temps les musiciens jouent de la cornemuse et de la harpe.
Une fois le repas terminé, les convives vont briser dans la cour l'écuelle du défunt. Cela fait, un individu qui en a reçu mandat du mort avant d'expirer, revêt ses habits et reste dehors sur l'escalier pendant que les autres rentrent. Lui donnant alors le nom du mort, on l'invite à venir festoyer. «Après avoir passé la nuit, ajoute-t-on, tu repartiras demain à l'aube.» Une nouvelle agape recommence, pendant laquelle le représentant du défunt est traité comme le défunt lui-même l'était de son vivant. La fête se termine par des danses.
Outre ces rites funéraires, les Tchérémisses ont trois fêtes en l'honneur des morts; toutes trois consistent en ripailles. Les cérémonies mortuaires n'éveillent chez ces Finnois aucune idée triste; leur seule ambition ici-bas est un pain quotidien abondant, et aux morts comme à leurs dieux ils supposent les mêmes désirs et les mêmes besoins. Leur culte est, en un mot, celui de l'estomac.