A travers la Russie boréale
CHAPITRE X
NAVIGATION SUR LA CHTCHOUGOR.—TRAVERSÉE DE L'OURAL SEPTENTRIONAL
Les passes de l'Oural.—La route Sibiriakov.—Les rapides de la Chtchougor.—Ascensions dans l'Oural.
Arrivé à Oust-Chtchougor, il nous restait à accomplir la partie la plus difficile du voyage, la traversée de l'Oural septentrional.
Développé en éventail dans sa partie sud, entre les tributaires de la Kama et les affluents des grands fleuves sibériens, l'Oural s'amincit à mesure qu'il s'étend vers le nord. Dans la région où nous nous trouvons, son épaisseur est faible, bien que ce soit précisément là que se dressent les points culminants de la chaîne septentrionale, le Sabli-Is et le Telpos-Is. Des premiers mamelons élevés au-dessus de la vallée de la Chtchougor aux derniers renflements dominant la plaine sibérienne, la distance ne dépasse guère 100 kilomètres, et nulle part une arête abrupte. Partout de hautes collines isolées par de larges dépressions, partout le passage serait facile sans d'immenses marais. Les marais, voilà la grosse difficulté dans l'Oural septentrional. Sur des distances énormes vous ne rencontrez pas un pouce de terre ferme. D'Oust-Chtchougor à l'Oural s'étend une forêt marécageuse large d'une trentaine de lieues, coupée de profondes rivières. Quel obstacle présentent à la marche ces marécages, voici un fait qui le prouvera mieux que toute description. Il y a quelques années, à la suite d'un automne pluvieux, la grande route impériale construite à travers l'Oural méridional de Perm à Tioumen devint impraticable; les voitures restaient enlizées dans la boue, et à Iékatérinebourg, la grande ville de la région, les rues formaient des bourbiers où les passants risquaient de se noyer. Les communications étaient si dangereuses que les établissements d'instruction publique durent être fermés. Iékatérinebourg est situé dans une partie sèche de l'Oural. Jugez ce que peut être l'état du sol dans la région où nous sommes, sans chemin et couverte en tous temps de marais! L'été, les marécages empêchent pour ainsi dire toute communication entre les deux versants de la chaîne septentrionale. L'hiver seulement, une fois ces terres tremblantes solidifiées par la gelée et recouvertes d'une épaisse couche de neige, leur traversée devient facile. Dans les pays du nord, l'hiver est la période d'activité, la saison des transports et des foires. Sur la neige durcie par le froid, patineurs et traîneaux glissent alors rapidement, sans danger de s'embourber ou d'être arrêtés par les rivières. Terre et eau ne forment plus qu'une nappe cristalline dure et résistante.
Feuille 2
Croquis à la Boussole du Cours de la Petchora
de la Chougor et de la Sygva par Ch. RABOT
1890.
Pour le naturaliste, l'été est, au contraire, l'époque des voyages. Le précepte qui recommande de parcourir en hiver les pays froids a été inventé par des gens sédentaires. Quel travail pourrait faire un voyageur alors que le sol est recouvert d'un uniforme linceul! Impossible d'exécuter le moindre relèvement topographique. Sous l'épais manteau de neige, allez donc distinguer un lac, une rivière, de la terre ferme! Allez donc faire des collections d'histoire naturelle alors que le sol est enfoui sous la neige!
A travers les marécages de l'Oural les seules routes praticables sont celles tracées par les cours d'eau. Prenez une carte, vous voyez que les sources de la Petchora et de ses tributaires de droite ne sont distantes que de quelques kilomètres des cours d'eau sibériens. Partout les affluents de la Petchora ne sont séparés de ceux de l'Obi que par des isthmes étroits. Entre les deux versants de la chaîne s'étendent des lignes d'eau presque continues, routes naturelles d'Europe en Asie.
Des sources de la Petchora à l'océan Glacial, l'Oural septentrional est ainsi traversé par quatre passages principaux.
Le plus méridional suit le cours supérieur de la Petchora et conduit dans la haute vallée de la Sosva.
Plus au nord, l'Ilytch, puis son tributaire, l'Iogra-Laga, amènent également près des sources de la Sosva.
Le troisième et le plus important de ces passages est formé par la Chtchougor et débouche dans la haute vallée de la Sygva, sous-affluent de l'Obi.
Enfin, à la limite méridionale des toundras, l'Oussa permet d'atteindre soit le Voïkar, soit le Sob, affluents de l'Obi.
Ces différents passages ont été pratiqués de bonne heure par les indigènes et les Russes, comme nous l'avons expliqué au chapitre précédent.
Aujourd'hui, grâce à l'heureuse initiative de M. Sibiriakov, ils pourront devenir un des débouchés de la Sibérie.
Dans le chapitre précédent je citais l'exemple de M. Souslov, qui travaille à créer une nouvelle route d'exportation pour les produits de la Russie orientale; voici maintenant un négociant qui, depuis quatorze ans, consacre les revenus d'une immense fortune à ouvrir des débouchés au commerce de Sibérie. C'est qu'en Russie l'initiative privée est grande et qu'en matière de colonisation les Russes n'attendent pas l'impulsion du gouvernement. A cet égard nous pourrions prendre d'eux d'excellentes leçons.
La Sibérie n'est pas du tout un vaste désert de neige comme on le croit généralement. Tout au contraire, elle renferme des immensités d'une merveilleuse fécondité; c'est même une des plus belles régions agricoles de la terre: mais, faute de voies d'exportation, ses produits sont jusqu'ici restés inutiles. A la création pour ces richesses de routes vers la mer M. Sibiriakov consacre libéralement une partie de ses énormes revenus. Tout d'abord, après les explorations du célèbre Nordenskiöld dans l'océan Glacial, le généreux Sibérien essaya d'établir des communications maritimes entre les ports d'Europe et l'embouchure du Iénisséi. Le succès ne répondit pas aux efforts. Les glaces brisèrent ou arrêtèrent les navires. M. Sibiriakov sacrifia sans résultat plusieurs millions dans l'entreprise. Pour un nabab comme lui, la perte était légère. Immédiatement il dirigea ses recherches d'un autre côté et s'occupa de tracer une route à travers l'Oural septentrional, reliant le bassin de l'Obi à celui de la Petchora. Sur le versant asiatique, par l'Obi, puis par la Sosva et la Sygva, des vapeurs arrivent facilement à Liapine, à 40 kilomètres seulement de la base des montagnes. De là à la Petchora la distance à vol d'oiseau n'est que de 200 kilomètres, dont 70 ou 80 en montagnes. C'est à travers cette région que M. Sibiriakov a fait ouvrir une route.
Les premiers travaux furent exécutés en partant d'Oranez sur la Petchora, mais ce tracé fut bientôt abandonné pour un second à travers la vallée de la Chtchougor. La route part du port Sibiriakov, situé sur la rive droite de la Petchora, à une petite distance du confluent de la Chtchougor, et de là rejoint Liapine. Malheureusement dans cette région, montagnes et forêts ne forment qu'un immense marécage. Impossible d'établir une chaussée, impossible par suite de faire passer une voiture. Aussi M. Sibiriakov a, dit-on, l'intention d'abandonner cette route et d'en faire construire une troisième, dans la vallée de l'Ilytch, où le terrain est plus sec. Telle quelle, la voie tracée a néanmoins une grande importance comme route d'hiver. L'été, des vapeurs amènent des marchandises de Sibérie par la Sygva[115] jusqu'à Liapine, puis, dès que les terres tremblantes sont raffermies par la gelée et recouvertes d'un macadam de neige, elles sont conduites sur les bords de la Petchora, d'où, l'été suivant, elles peuvent être exportées en Europe par mer.
[115] La baisse rapide des eaux arrête très tôt la navigation sur cette rivière. En 1890, dès le 10 août, Liapine n'était plus accessible qu'à des barques.
Durant l'hiver de 1886, 640 tonnes de marchandises ont été amenées de Sibérie à la Petchora par la voie d'Oranez, et, l'hiver 1889-1890, 247 tonnes par la nouvelle route. Maintenant que les travaux sont achevés dans la vallée de la Chtchougor, le mouvement commercial augmentera d'année en année. Pour le bassin de la Petchora, cette voie est dès aujourd'hui d'une utilité capitale. Par la Chtchougor les céréales arrivent facilement et à bon marché dans cette région. Grâce à ce ravitaillement, la disette n'y est plus à craindre. Une nombreuse population, jusque-là exposée aux souffrances de la famine, est assurée maintenant du pain quotidien, d'autant plus qu'en généreux philanthrope M. Sibiriakov vend le blé importé à prix coûtant. Avant l'ouverture de la route le sac de blé (144 kilog.) valait 40 francs; aujourd'hui il n'est plus payé que 25 francs[116].
[116] Les frais de transport de Tobolsk à la factorerie Sibiriekov sur la Petchora (dist. 2 500 kil. environ) sont de 35 kopeks par poud (1 fr. 25 par 16 kil., en évaluant le rouble à 3 fr., cours aujourd'hui beaucoup trop élevé, 1892). Ermilov, loc. cit.
M. Sibiriakov ne borne pas sa généreuse activité à ces grands travaux d'utilité publique, c'est de plus un bienfaiteur éclairé des sciences, et à un grand nombre d'expéditions scientifiques il a apporté dans une large mesure le concours de ses libéralités. Est-il besoin de rappeler que, de concert avec le roi de Suède et M. Oscar Dickson, il a fait les frais de la mémorable expédition de la Véga? Aussi, informé par l'aimable gouverneur de Tobolsk, le général Troïnitsky, de mon arrivée prochaine dans l'Oural, ce généreux mécène expédia à ses agents l'ordre de me donner la plus large hospitalité dans ses factoreries et d'envoyer au-devant de moi la caravane nécessaire pour la traversée des montagnes. Sans ce bienveillant concours, le passage aurait été une très grosse opération, peut-être même eût-il été impossible.
Le 31 juillet, à trois heures du matin, nous débarquons à la factorerie Sibiriakov d'Oust-Chtchougor. La journée est employée à des recherches d'histoire naturelle et à l'organisation de la caravane pour remonter la Chtchougor jusqu'à Volokovka, au centre de l'Oural, la route étant en ce moment impraticable. Le 1er août, à six heures du soir, nous quittons le village avec un équipage de quatre vigoureux gaillards. Notre embarcation est une lodka, grande baleinière surmontée à l'arrière d'une petite cabine en forme de cercueil comme celle des gondoles vénitiennes. Cette cahute, longue de 2 m. 10 et large de 0 m. 90, sera notre habitation pendant plus d'une semaine. Les caisses de bagages entassées dans l'intérieur forment le lit; en avant se trouve le salon, un petit espace demeuré libre autour d'une grande boîte servant de table. Devant la porte, sur une large pierre plate, brûle un feu fumeux pour écarter les moustiques. En somme, excellente installation.
A peine entrée dans la Chtchougor, la lodka est repoussée par un courant de foudre. La rivière, large comme le grand bras de la Seine autour de la Cité, dévale avec une rapidité vertigineuse. Aussitôt deux hommes sautent à terre et halent le canot à la cordelle, pendant que le reste de l'équipage demeuré à bord pousse avec des gaffes. C'est ainsi que nous remonterons toute la Chtchougor! De son embouchure à Volokovka, la rivière a partout un cours aussi torrentueux; pour avancer contre ce tourbillon, point d'autre ressource que de haler le canot. Dans les endroits faciles on parcourt 3 kilomètres à l'heure. Plus haut, en travers du courant, des amoncellements de blocs forment digue, et par les brèches la masse d'eau se précipite tumultueuse. Jusqu'à Volokovka il y a bien une douzaine de ces rapides. Pour les traverser, l'équipage lance l'embarcation au milieu du torrent; de toutes leurs forces les haleurs tirent la corde pendant que les bateliers restés à bord étayent le canot avec leurs gaffes. L'embarcation avance de 2 à 3 mètres au prix d'efforts inouïs. Aussitôt les bateliers quittent leur premier point d'appui pour en prendre un second en amont. On avance ainsi par échelons comme un gymnaste qui s'élève à la force du poignet sur le revers d'une échelle. Si une perche cassait ou si le câble se rompait, nous serions infailliblement roulés et noyés par ce courant irrésistible. La vie, dit-on, tient à un fil: la nôtre tenait à une corde en écorce.
2 août.—Le paysage devient intéressant. La Chtchougor coule tantôt en plaine, tantôt en des cluses profondes entre de beaux escarpements rocheux couronnés de forêts[117]. Les berges sont constituées par des calcaires et des schistes qui doivent être rapportés à l'étage permien. Les schistes renferment de nombreuses empreintes de plantes fossiles; les échantillons que nous avons rapportés sont malheureusement indéterminables, les plantes ayant dû séjourner longtemps dans l'eau avant de se déposer, d'après les renseignements que M. Zeiller, ingénieur au corps des mines, a eu l'obligeance de me donner après examen de ces fossiles.
[117] Dans cette région dominent le sapin et le bouleau.
Dans la matinée nous passons les hautes falaises calcaires d'Ouldor-Kirta (Portes de Fer[118]). Le soir, derrière la masse bleuâtre des bois, apparaît au loin un gros nuage violet étendu au-dessus de la forêt: c'est l'Oural. Désormais nous ne le perdrons plus de vue.
[118] Hauteur: 30 à 50 m.
A dix heures du soir, halte. Pendant quatorze heures les hommes ont halé l'embarcation, et ce long et pénible effort nous a fait seulement avancer de 8 tchiumkoss[119], soit 40 kilomètres. La nuit, un ours vient rôder autour du campement. Le feu du bivouac l'a éloigné. Quel dommage! depuis dix ans que je parcours les régions arctiques, jamais je n'ai pu tirer ni même apercevoir un de ces animaux.
[119] Tchiumkoss, mesure de longueur employée par les Zyrianes, valant 5 kilomètres d'après les renseignements qui nous ont été donnés. D'après Schrenk, cette mesure serait également en usage chez les Tchérémisses, les Tatars et les Votiaks. Sur les bords de la Petchora et de la Chtchougor, les tchiumkoss sont marqués par les accidents topographiques, coudes ou embouchures d'affluent.
3 août.—Temps magnifique. A deux heures le thermomètre s'élève à + 22°,8. Nous passons devant le confluent du Patek-Io, l'affluent le plus important de la Chtchougor[120], et, dans la journée, atteignons la Chour-Kirta, goulet semblable à l'Ouldor-Kirta. Au delà, la rivière s'élargit en un petit lac d'une merveilleuse transparence. Partout la Chtchougor est limpide comme un cristal[121]. A travers ses eaux vertes, profondes en certains endroits d'une dizaine de mètres et même plus, les moindres accidents du fond restent visibles. Passé ce joli paysage, voici deux tourbillons terribles dont la traversée nous donne pas mal de tablature (Syrankocht et Tarachimkocht). Après cet effort le campement est établi.
[120] C'est un affluent de droite, il serait navigable sur une longueur de 190 kilomètres.
[121] Sur une distance de plusieurs kilomètres en aval de l'embouchure, les eaux de la Chtchougor ne se mélangent pas avec celles de la Petchora; deux bandes d'eau, l'une claire, l'autre trouble, s'écoulent côte à côte.
Notre équipage, composé de Zyrianes, est admirable d'énergie et d'endurance. De solides gaillards, ces Finnois! quatorze heures durant ils pataugent dans l'eau, puis, le soir venu, sans même prendre le temps de sécher leurs vêtements, ils s'endorment sous une tente, vêtus simplement d'une chemise et d'un pantalon en toile, et les nuits sont très fraîches. Avec cela une nourriture frugale de poisson et de pain noir. De même que tous les Finnois, ce sont de très habiles bateliers. Parmi eux comme parmi les Lapons et les Caréliens du gouvernement d'Arkhangelsk, la marine russe trouverait d'excellentes recrues pour les équipages de la flotte.
Encore deux rudes journées (4 et 5 août), et le 6 nous arrivons au pied de la Peutchétiouk Parma, un gros mamelon situé sur la rive gauche de la rivière. Immédiatement nous partons en faire l'ascension. J'ai hâte de gravir un sommet pour discerner les traits du pays; avec cette épaisse forêt qui couvre tout, impossible de distinguer la véritable position des accidents de terrain.
Du haut de la Peutchétiouk Parma (490 mètres) le panorama est très étendu, tout en longueur, comme une vue en ballon. Vers l'ouest, à perte de vue, une immensité bleue de forêts ponctuée de lambeaux miroitants de la Chtchougor, puis lentement la plaine s'accidente de collines rondes à pentes douces, comme une mer gonflée par les longues ondulations d'une grosse houle. En arrière, sublime dans son isolement, se dresse le puissant massif du Telpos-Is, le plus haut sommet de cette partie de l'Oural. Une des plus fières montagnes que j'aie jamais vues, cette cime superbe, avec ses sommets dentelés dressés à plus de 1 600 mètres à pic. Dans tout ce vaste territoire, étalé à nos pieds comme une carte en relief, pas une maison, pas même une hutte, nulle part un habitant. D'Oust-Chtchougor à Chekour-Ia-Paoul, situé de l'autre côté de l'Oural, sur une distance de 250 kilomètres, deux fois seulement nous avons rencontré des hommes: cette forêt infinie d'arbres verts est une solitude poignante, funèbre. Une fois la position des points saillants du paysage relevée, nous dévalons rapidement pour rejoindre la lodka.
En approchant du Telpos-Is, le paysage devient grandiose. Au milieu de cette belle nature, la navigation semble moins pénible; le magnifique panorama fait oublier les fatigues du voyage. Et pourtant, à mesure que nous avançons, les difficultés augmentent. Nous passons trois rapides pour arriver dans une sorte de lac encombré d'îles marécageuses, où débouche une rivière importante, le Gloubnik-Io. Les bateliers s'égarent au milieu de ce dédale. Nous passons là plus d'un mauvais quart d'heure à faire des routes diverses, à nous échouer et déséchouer; et quand les hommes retrouvent enfin le chemin, la nuit est venue. Juste devant nous s'étend une belle plage; on ne saurait trouver meilleur emplacement pour le bivouac. De longtemps nous n'avons eu un lit aussi moelleux.
La nuit est tiède[122] et lumineuse. Le sommet du Telpos-Is scintille comme une étoile qui serait tombée sur terre, et tout au bout de la plaine, sur la lueur jaune du crépuscule, des montagnes isolées arrondissent leurs dômes bleus dans le calme profond du soir. Pas un bruit, on a l'impression du repos. Autour du feu nous restons longtemps à causer: on se sent si bien dans cet isolement et dans ce silence!
[122] Température, à 9 heures du soir, + 12°.
7 août.—A quatre heures du matin nous sommes debout. Il serait pourtant agréable de dormir sous ce gai soleil! On boit le thé, et les bateliers reprennent la cordelle. Cinq heures plus tard, voici le Dourni-Porog, le rapide le plus redoutable de toute la Chtchougor. Figurez-vous un bout de torrent alpin encombré de blocs et de fonds pierreux. Après une heure de travail nous arrivons à l'embouchure du Dourni-Yeul, dont la vallée, disent nos gens, conduit au sommet du Telpos-Is.
Dans la mythologie indigène, le Telpos-Is est le séjour de l'Eole zyriane, et en passant au pied de ce pic, les bateliers, obéissant à la même superstition que les marins, défendent de siffler et de crier, de crainte d'attirer le vent. Telpos-Is signifie en langue zyriane la pierre du nid du vent. Les naturels regardent cette montagne comme inaccessible. Dès que vous approchez du sommet, le diable déchaîne une tempête et vous culbute dans les précipices. Un Samoyède ayant voulu gravir ce pic malgré les remontrances des Zyrianes fut, paraît-il, mis en pièces par le vent. Chez nos bateliers la curiosité l'emporta sur la crainte, et trois d'entre eux n'hésitèrent pas à nous accompagner sur le Telpos-Is. Nous traversons un marais, puis un bout de forêt, pour arriver à des monceaux d'énormes blocs éboulés. Le vallon du Dourni-Yeul est une ruine, la montagne semble avoir été disloquée par un tremblement de terre. Au milieu de cette désolation luit un petit lac vert; plus haut blanchit un petit névé dont la surface adhérente au sol est une plaque de glace. Plus loin, entre les traînées de pierres s'étendent de petites alpes ponctuées de fleurs éclatantes, puis la grande solitude recommence, grise, nue et morte, s'élevant par étages en grosses vagues de pierres. Derrière se dresse l'arête maîtresse du Telpos-Is comme une lame de couteau ébréchée. Nous avançons jusqu'à l'altitude de 849 mètres, lorsque soudain le sommet se coiffe de gros nuages et une lourde pluie d'orage éclate. Rapidement le temps se fait, comme disent les marins, apportant d'épaisses brumes. La pluie tombe à torrents, la retraite devient nécessaire. Au même moment, de toutes les pierres et de toutes les herbes se lèvent des nuées de moustiques. En quelques secondes nous sommes noirs de ces insectes. Impossible de mettre la moustiquaire. Sur ces blocs branlants il faut ne pas avoir les yeux brouillés par le mouvement du voile.
Avec des mouchoirs nous nous couvrons le cou, la partie la plus sensible du corps; lorsque nous trouvons une pierre solide, nous nous arrêtons une minute pour nous flageller la figure et faire une confiture de moustiques. Pendant une heure les souffrances sont atroces. Chose extraordinaire, en bas dans le marais les insectes sont beaucoup moins nombreux. Dans la soirée nous arrivons à la lodka. Après pareille expédition, combien semble agréable notre misérable cabanon! Là-dessous on est à l'abri de la pluie, et un bon feu fumeux éloigne les moustiques. Nous nous séchons, puis mangeons un souper frugal. Des vêtements secs et un morceau de pain, c'est la félicité parfaite en exploration.
8 août.—Continuation de la navigation; le temps est encore aujourd'hui brumeux, donc inutile de tenter l'ascension du Telpos-Is. Après notre mésaventure les Zyrianes sont plus que jamais persuadés de l'inaccessibilité de la montagne.
Encore un rapide difficile. Au delà s'ouvre une large vallée ombreuse, bordée de montagnes chauves[123] doucement ondulées. On dirait un coin du Jura. Avec ses forêts, ses eaux claires et ses profils mous et fuyants, cette partie de l'Oural rappelle la Franche-Comté. Partout il y a de l'air dans le paysage, nulle part ces encaissements et ces enchevêtrements de montagnes entassées les unes contre les autres qui écrasent et arrêtent la perspective comme dans les Alpes.
[123] La limite supérieure des forêts est située à environ 100 mètres au-dessus de la rivière et la neige descend très bas.
La rivière fait un coude et nous amène dans une plaine cernée de montagnes. Nous arrivons au terme de notre navigation à la station de la Volokovka[124], située au confluent de cette rivière et de la Chtchougor[125].
[124] Le Nak-Sory-Ia des Ostiaks, d'après Hoffmann.
[125] De Volokovka au port Sibiriakov, sur la Petchora, la distance est de 98 kilomètres par la route et de 243 par la rivière, d'après les renseignements fournis par les bateliers.
La station se compose de deux maisons en bois. Le mobilier en est sommaire: dans un coin le traditionnel poêle russe, deux lits de camp, une table et un banc. Pour l'Oural, c'est du luxe.
Sur l'ordre de M. Sibiriakov, un iamchtchik (postillon) nous attend ici depuis un mois avec quatre chevaux.
Volokovka est un des plus jolis coins que j'aie vus dans les montagnes du Nord. Tout à l'entour, de belles eaux courantes, de magnifiques forêts de sapins et de bouleaux, des montagnes agréables à l'œil; avec cela, abondance de gibier. Ce serait un charmant séjour d'été sans les moustiques; heureusement une baisse subite de la température les a fait disparaître. Pour toujours nous sommes débarrassés de ces insectes acharnés.