Barnabé
IX
Barnabé, pris de délire poétique, déchire la Muse à belles dents
Au moment où je trempais le fin bout de ma plume dans l’encrier, le Frère me retint le bras.
—Voici la chose tout uniment, mon garçonnet, me dit-il. C’est le fils Garidel qui voudrait se marier à la fille de M. Combal, le maire. Cet enfant a vingt-deux ans, il est donc en force de jeunesse; mais s’il ne porte pas deux tondus et un pelé dans sa besace, il ne s’en faut guère, tandis que la fillette possède du bien au soleil, elle. Oh! ces Combal, c’est riche comme la mer. Simon Garidel fut, lui aussi, notre maire dans les temps de Charles X; malheureusement, il eut des pertes, entreprenant de grosses affaires sur les osiers, et il dut laisser l’écharpe à un autre. Pour un brave homme, c’est un brave homme, franc comme l’or et honnête comme le bon Dieu... Quel dommage que tout le saint-frusquin des Garidel ne vaille pas vingt mille francs, quand les Combal ne savent pas ce qu’ils ont!... Tu comprends, de cette différence dans leur fortune naissent journellement des discussions entre les deux pères. Moi, je crois que si l’affaire dépendait tant seulement de M. Combal, elle serait bientôt bâclée, car il n’est pas porté sur les écus, notre maire; puis il aime Simonnet, lequel est un garçon robuste et plein de vaillance. Mais la Combale est là, et, quand il s’agit de ne point laisser s’éparpiller les sous, elle a des griffes partout, cette vieille: aux pieds, aux mains et à la langue principalement. L’autre jour, en ma présence, comme son mari revenait encore aux Garidel, ne lui a-t-elle pas jeté mille paroles insolentes au visage, l’accusant de lui manger son bien, et, pour marier Liette, de vouloir la réduire à la besace et au bâton! Ah! si ma défunte, à l’époque déjà ancienne où je vivais en ménage, se fût avisée de m’envoyer pareils lardons à la face, quelle danse, avec accompagnement d’amarines en guise de tambourin!...
—Et Juliette Combal, que dit-elle de cela?
—Liette! elle pleure et ne souffle mot.
—A sa place, je ne pleurerais point, et j’épouserais Simonnet.
—A la bonne heure! s’écria Barnabé content. Tu seras un homme, toi, fillot, je vois ça. Tu as raison: en ce monde, on doit en faire à sa tête, surtout quand l’amitié se met de la partie et vous fait cabrioler le sang dans l’estomac.
Après une interruption de quelques minutes, il ajouta:
—Simonnet est venu me trouver hier au soir; il était pâle comme l’écorce du bouleau et des larmes noyaient ses prunelles. J’ai pensé que Dieu l’aiderait en besogne amoureuse si je lui donnais une de mes chansons pour la chanter, la nuit, selon l’usage de chez nous, sous la fenêtre de sa belle, en compagnie de Braguibus. Mes chansons ayant porté bonheur à d’autres, pourquoi n’en irait-il pas de même pour le jeune Garidel? Il me comptera cinq francs, vingt sous par couplet. C’est convenu entre nous.
Les branches des taillis penchées sur nos fronts s’agitèrent soudain, les arbres eux-mêmes secouèrent leurs panaches de petites feuilles clair-semées, que la séve nouvelle—elle monte lentement aux troncs des chênes—vivifiait goutte à goutte. Entre le Frère et moi, passa la longue tête noire de Baptiste.
—A-t-on jamais vu bête plus curieuse! s’écria l’ermite, riant à gorge déployée. Il faut qu’elle fourre son museau partout.
Puis, s’adressant à Baptiste:
—Eh! que te font, à toi, qui vas à quatre pattes, les amourettes de Simonnet Garidel et de Liette Combal? Réponds, grand Nicodème, si tu l’oses.
L’âne, interrogé, se mit à braire bruyamment. Barnabé rit de plus belle, et je ne me fis pas prier pour l’imiter.
—Il n’existe pas de bourriquet plus esprité en toute création du bon Dieu, dit le Frère regardant Baptiste d’un œil attendri. Du reste, c’est moi qui l’ai éduqué, et l’on sait dans nos montagnes combien je m’entends aux animaux. S’il m’était arrivé, comme à ton oncle ou comme à toi, de pratiquer les écoles, je serais devenu un flambeau de sapience. Mais on était vannier chez nous, et, au lieu de m’envoyer aux livres des savants, mon père m’envoyait aux oseraies de la rivière, en m’allongeant des coups de houssine sur le dos. J’étais mauvais sujet, paraît-il, étant petit. Je me suis bien amendé tout de même au long des années. Cela ne veut pas dire que je sois encore aussi sage que saint Michel, lequel, toute sa vie, n’eut qu’une idée en tête: tuer le Démon pour faire plaisir au bon Dieu. Et la preuve que je ne suis pas toujours le droit sentier de la perfection, où saint François marcha sans broncher, c’est que, ton oncle m’ayant défendu de travailler aux chansons, j’y travaille tout de même. Que voulez-vous? malgré qu’on en ait, il faut que le naturel se montre... Ah! puis c’est si joli, une chanson! ça sonne si doux à l’oreille et au cœur, quand Braguibus l’accompagne du fifre ou de la voix... Tu vas en juger.
Baptiste, autour de nous, broutait négligemment des touffes de sauge, de mauve, de pimprenelle...
—Écoute, toi, mon Baptiston, dit-il. Cela t’instruira toujours un brin.
Baptiste leva la tête, puis, à ma très grande surprise, s’accroupissant dans l’herbe, arrêta sur nous ses yeux, où l’on eût cru voir luire de vagues pensées.
Je trempai vivement la plume dans l’encrier tout grand ouvert. Barnabé avait repris son attitude recueillie.
—M’y voici, dit-il.
Il s’arrêta court. Puis, s’étant à plusieurs reprises tapoté le front avec les phalanges noueuses de sa main droite:
—Ciel du bon Dieu! reprit-il, quelle peine m’a coûtée ce premier couplet, car je n’ai inventé qu’un couplet depuis hier au soir! C’est toujours ainsi avec moi: le commencement se fait tirer l’oreille. Par exemple, une fois deux rimes désembourbées, ma chanson roule toute seule jusqu’au bout de son chemin; c’est absolument comme une charrette tirée par de bons chevaux. Mais il faut trouver ces deux rimes, et c’est le diable à confesser. Me suis-je cassé la tête!... Enfin, écris, pétiot.
Il me dicta lentement ces vers de sa villanelle amoureuse. Je les traduis:
«Dis-moi, fillette
Si jolie,
Quand tu portes ton rouge tablier,
Pourquoi, comme une peureuse
Qui de l’amour craint l’étincelle,
Te cacher toujours dans la maison?»
—C’est fini! fit l’ermite, se frottant les mains tout aise.
J’essuyai ma plume avec une feuille souple de chêne vert.
—Comment trouves-tu ça, enfant? reprit-il.
—Superbe, superbe! m’écriai-je émerveillé, en effet, que ce rustre eût pu réaliser une strophe que, malgré mon Epitome défriché et le problème des Fables de Phèdre si laborieusement résolu, j’eusse été bien empêché de mettre debout.
—Je suis bien sûr que tu n’en inventerais pas autant, toi, encore que tu lises et écrives couramment, me dit-il, flairant mes préoccupations.
—Je n’en serais pas capable, Barnabé.
Il saisit par un mouvement brusque la page où je venais de tracer mes pattes de mouche, et la regarda avec des yeux effroyablement dilatés.
—Et dire que j’ai beau ouvrir mes deux lanternes comme des lunes rondes, je ne distingue, sur ce papier, que du noir et du blanc. Ils sont heureux, ceux qui s’entendent aux écritures et aux lectures! Moi, encore que je ne sois pas une bête, je suis un âne semblablement à Baptiste. Cela est-il bien possible que ma chanson soit là devant moi et que je ne la voie point! Ces petits signes que vous appelez des lettres en votre français, n’ont donc été créés que pour les riches? Oh! si je les avais connus, je ne serais pas ermite... Qui sait ce que je serais!... Quoique Polonais, ce gueux de Venceslas lisait et écrivait...
Ses yeux s’obscurcirent d’une buée épaisse. Le sentiment de son ignorance venait d’arracher presque des larmes au Frère libre de Saint-François.
Il plia la feuille de papier, et, avec mille précautions pour qu’elle ne se froissât point, la glissa dans la fausse poche de sa soutane.
—Tu n’as rien oublié au moins? me demanda-t-il.
—Rien, Barnabé.
—Présentement, il s’agit de remercier le bon Dieu. Allons, fillot, un Adoremus.
Nous tombâmes à genoux sur le gazon, et à pleine voix nous chantâmes, comme nous l’eussions fait dans l’église des Aires:
«Adoremus in æternum sanctissimum sacramentum.»
Nous nous remîmes debout. L’ermite siffla de nouveau, plaçant deux doigts entre ses dents. Baptiste, prévenu, se dressa sur pieds.
—Le soleil arrive à mon bourdon, me dit le Frère.
Il me montra son bourdon fiché en terre à quelques pas; le soleil, en effet, en incendiait le petit miroir.
—Il va être onze heures. Montons à Saint-Michel. Aussi bien, l’un et l’autre, poserons-nous nos coudes sur la table avec plaisir. Pour moi, quand la minute a sonné, on ne me vit jamais tourner le dos à la mangeoire.
Nous enfilâmes un sentier ombreux dans les rocailles. Baptiste se prélassait gentiment devant nous.
Je n’ai jamais bien compris pourquoi les chardonnerets, qui volent aux monts d’Orb par bandes innombrables,—il pousse tant de chardons pour les nourrir au pays cévenol!—choisissent de préférence pour y bâtir leurs nids les fourchettes des amandiers. Est-ce la fleur parfumée de cet arbre, lequel s’endimanche de blanc dès les premiers jours de février, qui les attire? Pourtant ces pauvres chardonnerets devraient se méfier, les branches de l’amandier étant si maigres et si grêle étant son feuillage. Cette transparence fait tout découvrir, tout jusqu’au fin bout du bec de l’innocente bestiole, étendue comme morte sur sa couvée.
Au lieu de tirer à gauche vers la porte de l’ermitage, Barnabé tira à droite, m’entraînant du côté du verger.
—Les nichées mûrissent de jour en jour, mon garçon, me dit-il, les oiseaux seront aussi tendres que des prunes.
Il leva la main au-dessus de sa tête, et j’ouïs de petits piaulements étouffés.
—Oh! Barnabé, ne leur faites pas de mal! implorai-je.
—Tu les veux?
—Oui, oui, je les élèverai au presbytère.
J’entr’ouvris mon gilet pour les recevoir dans mon sein, les y réchauffer, les y sentir... Mais des taches de sang me rougirent la chemise.
—Comment, vous les avez blessés? demandai-je.
—Je te l’ai promis, je veux que tu fasses un déjeuner à te lécher babines jusqu’à demain.
—Mon Dieu! balbutiai-je bouleversé.
Ma voix s’embarrassa.
—J’ai du lard de cette année, frais et tendre comme le beurre du mont Caroux, reprit l’ermite promenant sa langue large et pointue sur les poils hérissés de sa moustache.
—Je n’aime point le lard, moi, Barnabé!
Il décrocha deux autres nids du milieu des branchages, puis de nouveau étouffa les petits entre ses mains.
—Méchant! méchant! m’écriai-je.
Le Frère rit à faire trembler sur ses épaules les coquilles de sa pèlerine de lasting.
—Oui, vous êtes un méchant! continuai-je exaspéré. Je vous en préviens, du reste, si vous persistez à tuer ces chardonnerets qui sont si gentils, au lieu de me les donner pour être apprivoisés dans une cage, je vous dénoncerai à mon oncle, dès son retour.
L’ermite s’amusa de ma fureur enfantine. Pour me narguer, il atteignit un nid de linottes dans un fourré, au-dessus d’un grand chèvrefeuille pourpre, à l’extrémité du plateau. Tant de cruauté me fit perdre la tête.
—Soyez tranquille, Frère de démon, dis-je les dents serrées, mon oncle saura à quelle besogne impie vous employez votre temps à l’ermitage de Saint-Michel.
—Ton oncle se moquera de toi, pétiot.
Il commença à plumer les bestioles.
—Pourvu qu’il ne vous oblige pas à lui restituer votre soutane, qui est à lui, en apprenant que vous vous occupez toujours de chansons avec Braguibus...
J’avais à peine articulé ces mots, que la lourde main de Barnabé s’abattit sur mes épaules. Épouvanté, je jetai les yeux sur lui. Toute sa face, si débonnaire, si joviale, avait soudainement pris un aspect farouche. Sa bouche ricanait, montrant des dents acérées semblables aux crocs de nos chiens-loups, chez les Catalans du Planol.
—As-tu envie que je te lance par delà ces granits?
Il me désigna l’effroyable précipice que masquait à peine un rideau d’épines et de genévriers confondus.
—C’est pour m’effrayer sans doute! balbutiai-je, affectant une assurance que j’étais bien loin de posséder.
Il me happa au collet de ma veste, et, avec cinq de ses doigts crochus, résistants, me souleva de terre comme une plume. Je me crus perdu et fermai les yeux à tout événement.
—Barnabé! râlai-je, Barnabé, je vous demande pardon!...
Il me lâcha. Je m’affaissai à ses pieds sur la roche nue.
—Tout ça n’est qu’un amusement, pétiot, c’est pour rire, fit-il, m’aidant à me replanter sur quilles... Aussi, pourquoi me contrarier les esprits? Tu comprends bien que je suis plus fort que toi, que tu ne pèses pas une once à mon poignet. Mettons que je t’eusse jeté là-bas sur les pierrailles du ruisseau de Lavernière; n’ayant pas des ailes aux côtes, tu te serais aplati la tête comme une fougasse dans un four, n’est-il pas vrai? Eh bien, qui m’aurait demandé raison de ta mort? La justice? Je me moque bien de la justice. J’en ai fait des farces, moi, au nez des gendarmes, durant mes quêtes dans la montagne et dans la plaine. Une fois, à Saint-Pons, avec M. Cœurdevache... Enfin... J’aurais répondu à ta justice que tu avais glissé au long de quelque pente en courant après des nids de martinets, et tout aurait été fini...
Ces paroles scélérates, bien que mon âge ne me permît pas d’en sonder toute l’horreur, me glacèrent jusqu’aux moelles.
—Allons, allons, ajouta le Frère reprenant son gros rire, assez de sornettes et d’almanachs. Le temps se passe, et mon estomac reste vide comme une gourde fêlée.
Il regarda la raie d’ombre que la corde de la cloche, tombant du haut du toit, dessinait sur la muraille blanche de Saint-Michel.
—Il est midi, dit-il. Enfant, sonne l’Angelus; moi je vais allumer le feu pour nos brochettes.
En chancelant, je m’acheminai vers la chapelle, et Barnabé, après avoir fait le signe de la croix, disparut, marmottant dans sa course le latin des versets et des Ave Maria.