Barnabé
II
M. Martin, armé d’un coutelas, vient de commettre un meurtre.
Quelle peur me fit M. le curé d’Hérépian, quand, après un carillon prolongé, il nous ouvrit enfin la porte de son presbytère! Je ne reconnus plus le M. Martin que j’avais vu la veille aux Aires, avec sa soutane proprette, son rabat fraîchement repassé, sa bonne face réjouie, sa crinière brune à peu près peignée et brossée. Le M. Martin qui m’apparut portait, noué à sa ceinture, un tablier de grosse toile écrue constellé de taches; sa figure bouleversée, ses cheveux en désordre lui communiquaient un aspect farouche, et, chose horrible! sa main droite tenait un long coutelas, d’où s’échappaient, une à une, de larges gouttes de sang.
Saisi d’épouvante, je reculai jusqu’au milieu de la rue; Baptiste, effrayé, lui aussi, fit mine de lancer une ruade; quant à Barnabé, il ne put s’empêcher de pâlir légèrement.
—Eh! Jésus-Seigneur, monsieur le curé, que se passe-t-il chez vous? demanda l’ermite.
—Ah! la lutte a été terrible, répondit M. Martin, essoufflé.
—Une lutte, ciel de Dieu!
—Le scélérat! il m’a mordu le doigt jusqu’à l’os.
—Qui vous a mordu? qui?
—Le dindon, parbleu!
—Le dindon! s’écria le Frère, éclatant de rire.
Je me rapprochai curieusement.
—Hier au soir, reprit le succursaliste d’Hérépian, M. le curé-doyen de Bédarieux m’a mandé un exprès pour me prévenir que, ne pouvant prendre le moindre rafraîchissement à Notre-Dame de Cavimont, puisqu’il a plu à ce coquin de Venceslas Labinowski de lever le pied, après la célébration de la messe à l’ermitage, il viendrait, sur le coup de midi, dîner chez moi avec tout son clergé. Certes, l’honneur est grand, mais quelle corvée!.... Tout de suite, j’ai fait prévenir le frère Pigassou, de Saint-Raphaël, d’avoir à se rendre ici de bon matin, pour nous aider de ses bras, Jeanneton et moi. Mais il n’est pas encore arrivé. Arrivera-t-il seulement, ce paresseux? Las de l’attendre, bien qu’il me répugne de verser le sang, je me suis armé d’un couteau...
—Et vous êtes parti en chasse à travers la basse-cour? interrompit Barnabé, rejetant le foin léger qui capitonnait les bouteilles de maraussan.
—Enfin, le vin ne manquera pas, au moins! dit M. Martin, reprenant l’air guilleret qui lui était habituel.
—Regardez-moi ça! s’écria Barnabé, levant une bouteille dans les premiers rayons du jour.
Puis il ajouta avec enthousiasme:
—Est-ce clair? est-ce beau? Ce maraussan vous a une couleur jaune!... Ne dirait-on pas que ce vin contient de l’or? Oh! puis il faut voir comme il se comporte dans l’estomac!... Quand je songe que je vous ai cédé ce trésor pour rien, car dix sous le litre une liqueur pareille, ce n’est pas vendu, c’est donné... Enfin, vous êtes curé, je suis Frère, et je fais ce sacrifice pour le bon Dieu.
M. Martin, ne songeant pas à son accoutrement ridicule, avait hasardé quelques pas en avant du presbytère, explorant de ses deux yeux inquiets la route qui s’enfonce vers le bois du Cros et serpente jusqu’à l’ermitage de Saint-Raphaël.
—Vous verrez que ce frère Pigassou ne viendra pas, marmottait-il entre ses dents... C’est clair, il ne viendra pas... Un homme que j’ai comblé en toute occasion... Quelle ingratitude!
—Mon Dieu! monsieur le curé, si c’est pour plumer le dindon que vous avez besoin de mon confrère de Saint-Raphaël, me voici! lui dit Barnabé. Je ne demande pas mieux que de rendre service aux gens embarrassés. Je suis bon, à condition que le temps ne me presse point trop. L’horloge de votre église sonne sept heures; vous pouvez donc disposer de moi ainsi que de mon pétiot jusqu’à huit. Par exemple, à huit heures, bonsoir la compagnie! nous filons vers Notre-Dame avec Baptiste, et rien ne nous retiendra, ni vin, ni fricot, ni rôti. Songez donc, quels arrangements je vais avoir à faire là-haut! Mais, coûte que coûte, il faut que tout soit propre sur les dix heures, quand la procession arrivera, bannières et drapeaux déployés. Tous les hommes fussent-ils curés, le bon Dieu avant tout le monde, voilà mon système à moi.
—Vous êtes un brave Frère, Barnabé, lui dit le desservant heureux. Vite, à l’ouvrage!
Nous nous mîmes à décharger Baptiste, lequel commençait à suer à grosses gouttes. L’ermite, avec précaution, retirait les bouteilles des paniers, me les donnait et je les passais à M. le curé d’Hérépian, qui les alignait le long de la muraille, dans le vestibule du presbytère.
Comme nous finissions cette besogne amusante, Barnabé se mit à crier:
—Pigassou! Pigassou!
M. Martin, n’en croyant pas ses oreilles, bondit au seuil de la cure. En effet, à une portée de fusil, un vaste tricorne se balançait dans les brumes de plus en plus transparentes.
—Enfin! murmura le pauvre desservant.
Une minute après, l’ermite de Saint-Raphaël nous rejoignait.
Le frère Barthélemy Pigassou était un homme de quarante-cinq ans environ, petit, épais, tout rond de graisse comme un becfigue après vendanges. Dans le pays, on l’accusait d’être un maître buveur, et il suffisait, en effet, de jeter un coup d’œil sur sa large face en pleine lune, pour se convaincre que cette fois les méchantes langues n’avaient point menti. Sans parler de ses joues, luisantes de ce ton ardent et mordoré qu’on voit aux feuilles de vigne vers les premiers mois de l’automne; de ses oreilles, véritables coquelicots épanouis; de son nez, une grosse fraise mûre; ses yeux troubles, noyés dans un fluide où le regard semblait s’émousser, accusaient un alcoolisme invétéré. Seulement, chose singulière! le vin, qui chez la plupart des tempéraments dessèche le muscle, corrode les chairs, brûle pour ainsi dire la machine, avait au contraire chez l’ermite de Saint-Raphaël, par une disposition secrète de l’organisme, développé partout, de la tête aux pieds, une pléthore malsaine et débordante. Il allait dodelinant de la tête, tombant sur son pied droit, puis sur son pied gauche, toujours incertain et comme ahuri.
Barthélemy Pigassou pénétra dans le vestibule.
—Et ces fioles, que font-elles là? demanda-t-il, apercevant les bouteilles de maraussan rangées en bataille le long du mur.
—Il est de fait, intervint Barnabé, qu’en un jour comme celui-ci, il vaudrait mieux qu’elles fussent à la cave qu’en cet endroit trop passant. Quelqu’un peut donner un coup de pied, et voilà mon maraussan faisant des rigoles entre les pavés.
—Du maraussan! s’écria l’ermite de Saint-Raphaël; mais c’est du vin du bon Dieu, le maraussan!
—Aussi ne l’ai-je point charrié pour toi, qui es toujours altéré comme une douve neuve! lui répliqua Barnabé.
M. Martin ouvrit la porte de la basse-cour.
—Frère Pigassou, dit-il, vous trouverez là un dindon que je viens de tuer. Il faut le plumer tant qu’il est chaud: vous aurez moins de peine. Ne vous occupez pas du fin duvet, j’ai des lavandes sèches pour flamber la bête. Du reste, vous aurez votre morceau... Quant à vous, Barnabé, puisque vous m’accordez une heure de votre temps, avec l’aide du neveu de M. le curé des Aires, ayez donc l’obligeance de descendre à la cave ces bouteilles, qu’il est peu prudent et peu convenable de laisser là. Cela fait, vous pourrez monter au pigeonnier et relever quatre nids qui sont à point. Pigassou plumera également ces bestioles... Pour moi, je cours rejoindre Jeanneton qui perd la tête. Je lui casserai les œufs et lui préparerai la farine pour sa croustade et ses biscotins...
Il disparut dans les tournants de l’escalier.
Baptiste, dont personne ne s’occupait, passa la tête dans l’entre-bâillement de la porte et remplit le presbytère d’un braiement splendide.
—Je devine ce que tu demandes, toi, avec ta voix de chantre, lui dit Barnabé joyeusement.
Il le débarrassa des paniers, de la barde, de la bride, puis, lui montrant de l’herbe fraîche, de l’autre côté du chemin:
—La terre, avant d’appartenir aux hommes, appartient au bon Dieu et aux bêtes qu’il a créées. Va paître, mon Baptiston, va paître. Les oiseaux picorent bien dans le jardin d’un évêque, pardi!
Et il lâcha l’âne à travers la prairie de M. Étienne Baticol.
—Allons, pétiot, reprit-il, revenons aux bouteilles!
Nous fîmes plusieurs voyages à la cave. J’étais très content. Barnabé, dont les idées aussi inclinaient désormais à la gaieté, remontant et redescendant l’escalier, chantait à tue-tête:
«In exitu Israël de Œgypto...»
Nous reparaissions pour la cinquième fois dans le vestibule et nous saisissions les derniers litres, lorsque, les comptant, le Frère constata qu’il en manquait un.
—Ah! ce brigand de Pigassou! s’écria-t-il.
Il s’élança dans la basse-cour, et, d’un élan brusque, enlaça l’ermite de Saint-Raphaël. Hélas! l’alarme avait été donnée trop tard: la bouteille dérobée glougloutait déjà aux lèvres de Barthélemy Pigassou, qui la vidait dans un recueillement béat. Barnabé la lui arracha de haute lutte.
—Tu es donc un païen de l’enfer! lui dit-il, furieux et le menaçant.
—J’avais soif, balbutia l’autre, dont la langue, large comme une palette, recueillait en même temps sur ses lèvres les goutelettes d’or du maraussan.
—Tu ne sais donc pas, malheureux, que c’est du vin pour la messe?
—Il est bien bon! bredouilla Pigassou avec un soupir de profonde convoitise.
Et, d’un mouvement instinctif, il tendit les deux bras pour ressaisir la fiole encore pleine à demi. Mais Barnabé me la passa lestement; puis, agrippant l’ermite de Saint-Raphaël aux épaules, le contraignit à se rasseoir.
—Je te conseille, lui dit-il d’un ton quelque peu féroce, de te remettre à plumer ta bête, car sans cela, gare les prunes de mon prunier!
Il leva sur lui ses deux poings fermés. Barthélemy Pigassou, terrifié, ne souffla mot; il regarda son confrère de Saint-Michel d’un œil craintif, effaré, et reprit sa besogne stupidement.
Pour la dernière fois nous enfilâmes l’escalier de la cave.
—Quel ivrogne, ce Pigassou! marmottait Barnabé se parlant à lui-même, quel ivrogne! C’est plus fort que lui: bouteille vue, bouteille vidée. Encore si ce maraussan lui appartenait!... Miséricorde de Dieu! quel Frère libre, ce Pigassou! Ah! s’il me ressemblait! Moi, ma langue prendrait-elle feu pareillement à une allumette, que, si je ne voulais point boire, je ne boirais point.... Il n’existe pas beaucoup de Frères de mon étoffe, vois-tu, fillot... C’est vérité, mon maraussan est un vrai vin du ciel, et ça vous tente, ça vous tente!...
Il lança à la bouteille entamée un regard d’une expression absolument intraduisible. C’était quelque chose de tendre et c’était quelque chose de terrible.
—Donne! s’écria-t-il, ne résistant plus au désir qui lui brûlait la gorge comme un fer rouge.
J’hésitai. Ses grosses mains velues détachèrent mes doigts grêles du goulot, et le maraussan, désormais à la discrétion de l’ermite, prit la route, la grande route que le lecteur a devinée.
—Le vin de la messe! le vin de la messe! répétai-je scandalisé et détournant les yeux.
—Mais il n’est pas consacré, pétiot, me dit le Frère avec un geste de dénégation. Tu comprends bien que s’il était consacré!...
—Oui, mais il ne vous appartient pas, puisque vous l’avez vendu à M. Martin, et que M. Martin vous l’a payé.
—M. Martin?... Attends un peu.
Quatre à quatre il remonta l’escalier de la cave. Je me jetai sur ses talons, curieux de ce qui allait advenir.
Un puits, à margelle vermiculée par les ans, ouvrait sa bouche ronde en un coin de la basse-cour du presbytère. Barnabé débrouilla la chaînette de fer, la poulie grinça, et l’un des seaux descendit au fond. La tête penchée, j’observais tout. Ayant à plusieurs reprises heurté les parois de la muraille circulaire, le bois enfin brisa la glace sombre de l’eau et se remplit jusqu’aux bords. L’ermite tira de vigueur. Le seau reparut sur la margelle, laissant fuir le liquide par mille fentes. Incontinent, Barnabé y plongea la bouteille veuve du maraussan, et le goulot chanta, parla, geignit. Avec son litre plein, il traversa de nouveau la basse-cour sans même regarder Barthélemy Pigassou, occupé à sa volaille, et rentra dans la cure.
Que signifiait ce manége? Reprenait-il le chemin de la cave pour y cacher cette bouteille adultérée parmi les autres, où reposait un vin franc, destiné au service divin?
Le Frère, à ma grande surprise, s’arrêta au beau milieu du vestibule, leva les bras, me lança un regard où pétillait je ne sais quelle ironie diabolique, puis, ses doigts s’entrouvrant, il lâcha tout. Sur la dalle granitique, la chute de la bouteille produisit l’effet d’une détonation. Le verre s’éparpilla en mille morceaux, et le maraussan du puits coula dans toutes les directions.
Au même instant, en haut de l’escalier, un loquet fut soulevé, et M. Martin, le visage enfariné, tenant aux mains, non plus un coutelas, mais un long bistortier de buis auquel adhéraient des fragments de pâte, apparut soudainement.
—Eh bien? s’écria-t-il.
—Quand je vous disais, monsieur le curé, que ces pavés boiraient leur coup de mon maraussan! répondit l’ermite sans sourciller.
—Combien de bouteilles avez-vous cassées, Seigneur-Jésus?
—Une tant seulement, monsieur Martin, une! Mais, à mon avis, c’est beaucoup trop... Un vin qui n’a pas son pareil!... Enfin, à la grâce de Dieu et de saint François!...
Barthélemy Pigassou était accouru aussi, attiré par le bruit. N’ayant pas suivi l’opération de Barnabé au puits de la basse-cour, cet ivrogne naïf crut qu’en effet ce qu’il voyait reluire sur les dalles était du maraussan, et, pliant les genoux comme à l’église, il allait essayer de recueillir avec sa langue, démesurément élargie, quelques gouttes de ce nectar, quand son confrère le repoussant:
—Tu n’es pas honteux!
—Frère Pigassou! articula M. Martin indigné.
L’ermite de Saint-Raphaël se releva.
—Va donc quérir un balai, imbecillas, pour nettoyer le vestibule, lui dit Barnabé.
Puis, s’adressant au curé d’Hérépian:
—Soyez tranquille, monsieur Martin, rien de cet accident ne paraîtra tout à l’heure... Vous pouvez retourner à vos pâtisseries.
Tandis que le bon desservant, abusé par des mensonges odieux, courait rejoindre Jeanneton, Barnabé arrachait un balai des mains de Pigassou, et le promenait à travers le vestibule aussi sérieusement qu’il l’eût fait sur les dalles ébréchées de l’ermitage de Saint-Michel.
La dernière gouttelette d’eau, à force d’être tendue, paraissant desséchée dans les rigoles; le Frère, dont je suivais les mouvements avec inquiétude,—je redoutais à chaque minute un nouveau méfait,—rejeta le balai, puis, tournant vers Barthélemy Pigassou un visage où s’épanouissait de nouveau le sourire bonasse qui lui était habituel:
—Tu annonceras à M. le curé que le temps me manque pour grimper à son pigeonnier. Il saura bien tuer les pigeons, sachant tuer les piots. Braguibus et moi, nous avons donné un coup de coude, l’autre jour, à Notre-Dame; mais Venceslas laissa tout dans un état!...
Au seuil de la porte, il siffla. Baptiste, noyé dans les hautes herbes de la prairie de M. Etienne Baticol, dressa les oreilles. Il accourut. Barnabé lui imposa de nouveau les deux paniers d’osier, sangla la barde, lui passa la bride. L’âne tressautait doucement, satisfait de sentir son estomac bien garni.
—Il paraît qu’il fait bon dans les verdures de M. Etienne Baticol, lui dit l’ermite... Mon Dieu! comme on mange chez les riches!... Pétiot, ajouta-t-il, peut-être, après la fête de Notre-Dame, irons-nous faire ensemble quelques quêtes du côté de Saint-Gervais, de Rongas, de Douch, de Rosis; si je me décide, nous visiterons M. Etienne Baticol à sa ferme de l’Olivette. Je suis sûr que nous trouverons chez lui aise pour nos intérieurs, comme Baptiste. Il est si avenant, ce vieux M. Etienne Baticol! Il a des douleurs aux jambes malheureusement... Tu verras, à l’Olivette, des pigeons par milliers, des régiments de pintades et un paon qui a des plumes!... oh! mais des plumes!...
—J’ai vu des paons à la grange de M. Lautrec.
—Ces plumes de paon, ça vous regarde tout semblablement à des yeux, à des yeux humains qui n’ont pas besoin de lunettes... Enfin le bon Dieu fait bien ce qu’il fait, et son travail ne me regarde pas...
Tout en devisant de la sorte, nous nous étions engagés dans le sentier de Notre-Dame de Cavimont.