Barnabé
IV
Simonnet Garidel, qui ne sait pas le latin, éclate comme une bombe.
Braguibus, dont le fifre, à la cantonade, avait essayé plusieurs motifs, jugeant sans doute son instrument suffisamment préparé, se mit debout:
—Eh bien! y sommes-nous? demanda-t-il s’adressant à Barnabé.
—Nous y sommes, répondit le Frère.
Et sa voix, sans articuler la moindre parole, d’un ton de fausset, fredonna un air qui, pareil à l’oiseau prenant son vol, s’enleva d’abord par une mélopée assez lente et plana bientôt à une incommensurable hauteur. Il n’en fallait pas davantage au musicien: Barnabé s’étant tu, Braguibus attaqua les mesures qui servaient d’ouverture à la chanson:
—Allons-y! fit-il tout à coup, mais retenant toujours le fifre aux lèvres.
Alors le Frère, habilement suivi à travers les méandres où s’égarait son gosier fantaisiste, aborda ce premier couplet:
«Dis-moi, fillette
Si jolie,
Quand tu portes ton rouge tablier,
Pourquoi, ainsi qu’une peureuse
Qui de l’amour craint l’étincelle,
Te cacher toujours dans la maison?»
—Ah! c’est bien joli! dit Braguibus, tandis que l’ermite reprenait haleine; c’est bien joli! Cette étincelle d’amour, qui a mis le feu au cœur de Juliette Combal, voilà une idée heureuse! Et ce tablier rouge? Il n’y a que Barnabé pour trouver ces choses-là.
—C’est très joli, en effet, répéta Simonnet Garidel; mais...
—Mais? interrompit le Frère.
—Mais, hasarda timidement l’amoureux, je n’ai jamais vu Liette avec un tablier rouge.
Barnabé haussa les épaules, et, sur l’invitation du fifre, reprit son élan:
«Sors, fillette
Si jolie,
Ouvre la porte avec ta main,
Montre-moi ton front qui rayonne,
Tes yeux,—deux lumières,—et la couronne
De tes cheveux longs jusqu’à demain.»
—Eh bien, Simonnet, que dis-tu cette fois? s’écria Braguibus transporté. Est-ce une comparaison assez belle que ces yeux semblables à deux véritables lumières?
—Plains-toi à présent si tu en as le front! dit l’ermite.
—Mon Dieu! c’est très-beau, c’est plus beau que tout ce que j’ai entendu chanter jusqu’ici aux Cévennes, balbutia le malheureux jeune homme; seulement...
—Seulement? demanda Barnabé, laissant transparaître sa mauvaise humeur.
—Seulement, reprit Simonnet, vous dites que les cheveux de Liette sont longs jusqu’à demain, et je ne lui connus jamais que des cheveux courts, frisés, qui flottent autour de sa tête comme un léger nuage où le soleil aurait passé ses clartés.
Cet amant, qui ne voulait pas, même pour l’embellir, que l’on touchât au portrait idéal qu’il emportait dans son cœur de sa maîtresse, manqua de faire sortir notre ermite des gonds. Il est certain que la critique obstinée de Simonnet dépassait toutes les bornes. Quoi! il osait se permettre de trouver à redire à des chants auxquels, en toute l’étendue de la montagne, on applaudissait des deux mains! Pauvre Simonnet Garidel! pourquoi ne savait-il pas le latin? pourquoi ne s’était-il pas rencontré un pédant capable de lui expliquer ces trois mots: Genus irritabile vatum?
Braguibus, craignant de voir les cartes se brouiller,—ce qui n’était pas arrivé à Saint-Michel de mémoire d’amoureux,—s’empressa de donner du souffle à son fifre.
Le Frère, appelé, répondit incontinent:
«Mon Dieu! fillette
Si jolie,,
De moi tu n’auras donc point pitié!
Tu ne m’aimes pas, moi je me meurs!
Mais bientôt finira mon supplice:
Je suis au trou pour plus de la moitié.»
Barnabé n’avait pas fini de chanter cette strophe, que Simonnet Garidel levait les bras vers lui et donnait les marques d’un irrésistible enthousiasme.
—C’est superbe! s’écria-t-il avec élan, c’est superbe! Ah! Frère, que je vous remercie! Vous avez raison, raison comme le bon Dieu, de dire que je suis à moitié mort. Moi, sentant mes jambes coupées, depuis que j’aime tant Liette, je me répétais en mon dedans: «J’en mourrai, j’en mourrai bien sûr;» mais jamais je n’eusse trouvé vos jolis mots pour conter ma peine.
—Tu vois donc que je m’y entends à vos crève-cœur amoureux! interrompit l’ermite qui triomphait.
—Certes, mieux que pas un!... Au demeurant, ni Braguibus ni vous, vous n’aurez à vous plaindre de moi. Les Garidel ne sont plus riches; mais il reste encore assez de miettes au fond du sac pour acquitter le service que vous me rendez... A propos, et le quatrième couplet?
Braguibus et Barnabé, gonflés par l’espérance d’une grasse aubaine, s’enlevèrent de plus belle.
«Adieu, fillette
Si jolie,
Je pars, puisque tu ne me veux pas;
Je ne retournerai plus au village,
Et si ton œil voit mon visage,
Ce sera la nuit, quand tu songeras.»
—Et, à présent qu’est-ce que tu vas me dire? interrogea le Frère, ne se donnant pas le temps de respirer.
Le jeune Garidel ne répondit point. Il restait immobile, comme fiché dans les dalles de l’ermitage, regardant tantôt à droite, tantôt à gauche, mais ne desserrant les dents en aucune façon.
—Tu n’as donc pas compris, Simonnet? lui demanda Braguibus.
L’amant de Liette fit un effort, puis il articula péniblement ces mots:
—Si fait bien, j’ai compris.
A ce moment, moi qui avais pris place en un coin obscur de l’immense cuisine et suivais curieusement nos trois personnages noyés dans la lumière jaune de la lampe de cuivre, je vis distinctement Simonnet chanceler sur ses jambes.
—Il tombe! il tombe! m’écriai-je bondissant vers lui pour le soutenir.
Mais déjà Barnabé l’avait saisi dans ses bras, et le guidait vers une escabelle, où il l’assit solidement.
—Comment, mon garçon, lui dit-il, riant de son plus gros rire, tu commences à battre de l’aile, parce que je te chatouille un peu le cœur avec ma chanson? Elle est fort belle ma chanson, je ne vas pas contre; mais Dieu me sauve! c’est la première fois que j’assiste à pareille fête de voir les galants se trouver mal à Saint-Michel... En voilà un triomphe dont on parlera dans le pays! Et Braguibus, aussi sot qu’un panier sans anse, qui me barbouillait comme ça que mes romancines de ce jour ne valent pas celles du temps jadis. Les vers, c’est comme le vin: tant plus c’est vieux, tant plus c’est bon... Au fait, si, pour te remonter l’estomac, on essayait une bouteille du bon coin?
—Merci, Frère, murmura le jeune homme d’une voix qui se raffermissait.
L’ermite ne l’entendit point: il descendait quatre à quatre l’escalier de la cave, hurlant à tue-tête et sans penser à mal, le pauvre homme:
«Adieu, fillette
Si jolie,
Je pars, puisque tu ne me veux pas;
Je ne retournerai plus au village,
Et si ton œil voit mon visage,
Ce sera la nuit, quand tu songeras.»
Il reparut juste comme le dernier mot du verset tombait de ses lèvres.
—Eh bien! Braguibus, tu n’as pas encore rincé les verres? dit-il. As-tu peur que l’eau de ma cruche ne te salisse les mains, par exemple! Hardi donc, l’endormi!
Simonnet but le premier, puis Barnabé, puis Braguibus, puis moi, malgré que j’en eusse.
On s’était attablé dans le rond lumineux que formait le carel accroché au rebord de la cheminée.
—C’est du vin de Faugères, dit l’ermite. Oh! pour fameux, il est fameux... Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël, un vrai moucheron de cave, ce Frère, s’y oublierait jusqu’à la vie éternelle... Quand on pense pourtant que ce vin, qui prend des couleurs si plaisantes dans mon verre, qui est doux au gosier comme le velours et chaud aux intérieurs du corps comme les braises du four communal, ça vient dans un terrain aussi empierré que la grave de la rivière d’Orb! Il faut croire que la pierre de ce pays renferme de bons sucs tout de même. Je l’ai quêté il y a huit ans viennent les vendanges, et mon palais m’annonce qu’il ne s’est pas mal comporté depuis ce temps ancien.
Vivement il atteignit une seconde bouteille.
—Toutes les fois que je donne dans les chansons, il me vient une soif qui m’étrangle... Allons, Simonnet, encore un coup, mon garçon.
—J’en ai assez, fit celui-ci retirant son verre.
—Songe qu’il faut que je te remette droit sur tes quilles.
—Ma faiblesse est passée.
—De la faiblesse à ton âge, Jésus-Seigneur! Ce n’est pas moi qui avais des faiblesses, quand mon temps était de courir après les cotillons... Mais expliquons-nous, puisque aussi bien nous causons, les coudes sur la table et la bouteille sous les yeux: tu l’aimes donc bien cette Juliette Combal?
Simonnet nous regarda tous avec des yeux un peu troublés.
—Moi, dit-il enfin, je fus toujours fort contre la terre, et, dans notre contrée, je ne crois pas que l’on découvre un homme plus déterminé, plus entendu à toutes les besognes des champs. Mais, de tant loin qu’il me souvienne, pour de la force, je n’en eus jamais aucune contre les femmes. Tenez! vous connaissez le père Garidel, il est rude semblablement à l’écorce du rouvre et aussi vif que le feu de bruyères; eh bien! dans mon enfance, il avait beau crier, menacer, s’encolérer contre moi à en devenir rouge comme un coquelicot des blés, je m’en souciais autant que s’il eût chanté; tandis que si ma mère, la bonne défunte Garidelle, levait tant seulement un doigt, je me rendais tout de suite à merci et sans trouver un mot à répliquer. Les pantalons ne m’effrayèrent de la vie, mais les jupons!... C’est comme ça.
Barnabé eut un éclat de rire qui fit trembler l’ermitage. Il s’administra une rasade de faugères.
—A présent, vous devez comprendre si Liette Combal me fait peur, reprit le jeune homme. Mon Dieu! tant que nous fûmes petits, nos maisons étant amies d’ancienneté, nous jouions sur la place du village comme agneaux et cabris ont coutume de s’ébattre dans les champs. Mais un jour, Liette devint honteuse de nos jeux, moi tout aussi honteux qu’elle, et, depuis ce jour-là, nous nous sommes aimés... Ah! si la Combale pense que mon cœur, quand il s’est rempli de sa fille, reluquait les richesses qui reviendront un jour à Liette, comme la Combale se trompe joliment! Que voulez-vous? pour cette vieille, maîtresse de son mari, des gens et des bêtes de sa maison, il n’y a au monde que de l’argent, et, encore que Liette en tienne pour moi, l’avaricieuse mère ne lui permettra aucunement de m’épouser, moi n’ayant pas assez d’écus dans mon sac... Oh! les écus! les écus d’enfer!...
—C’est bon, c’est très bon, les écus! interjeta l’ermite.
—Vous savez dorénavant le fort et le faible de ce qu’il en est de moi, continua Simonnet d’une voix dolente. Hélas! ainsi que le dit votre chanson, Frère, il ne me reste qu’à m’en aller ou à mourir. M’en aller, mourir, tout cela c’est la même chose, car je le sens, une fois les talons tournés aux Aires, je marcherai tant que je trouverai terre sous mes pas et ne reparaîtrai plus au pays.
Il s’attendrit à ces derniers mots. Des larmes, que ses paupières gonflées ne retenaient qu’avec peine, roulèrent, rondes, brillantes, pressées, le long de ses joues. Braguibus, d’un geste rapide, décrocha son fifre du bouton où il dormait paisiblement, et sonna tout d’un coup le motif de la chanson.
Barnabé, à cet hallali, dressa l’oreille; puis, se campant debout, chanta le cinquième et dernier couplet.
«Oui, oui, fillette
Si jolie,
Mon amour n’est pas étouffé:
Quand, je serai mort, je reviendrai encore
Dans ta maison faire ténèbres,
Pour t’offrir mon cœur éteint.»
[Pour ceux de nos lecteurs qui entendraient le patois languedocien, un des nombreux dérivés de la vieille langue romane, nous croyons devoir reproduire ici le texte même de la chanson de Barnabé:
Digos, filletto
Tan poulidetto,
Quan portos toun rouché bantal,
Per dé qué, coumo uno paourugo
Qué d’amour crento la bélugo,
T’amaga toujours din l’oustal?
Sourtis, filletto
Tan poulidetto,
Oubris la porto ambé ta man,
Mastro mé toun froun qué rayonno,
Tous éls,—dous luns,—é la courouno
De toun pel loun jusqu’à déman.
Moun Diou, filletto
Tan poulidetto,
Dé yeou n’auras dounc pas piétat?
Tu m’aïmos pas, é yeou mourissi;
Mais léou finiro moun supplici:
Sioï al clot par maï dé mitat.
Adiou, filletto
Tan poulidetto,
Partici, dounc qué mé bos pas,
Tournaraï pas pus al bilaché,
E sé toun él béï moun bisaché
Sero la neï, quan souncharas.
Oï, oï, filletto
Tan poulidetto,
Moun amour n’es pas estouffat:
Quan seraï mort, bandraï encoro
Din toun oustal faïré tantaro,
Per t’ouffri moun cur attudat.]
Simonnet Garidel, tout à sa douleur, ne hasarda pas une observation. Il se contenta de prendre les mains de Barnabé, de Braguibus dans les siennes et de les y presser en sanglotant. Pour moi, il me revint ma part dans cette distribution affectueuse: l’amoureux m’apercevant à son côté et ne sachant peut-être trop ce qu’il faisait, m’embrassa. Comme je me trouvais le plus jeune de la bande, je me figurai que ce baiser était à l’adresse de Juliette Combal. Je le reçus avec plaisir.
—Te voilà content de nous, j’espère? dit Barnabé.
Cette interrogation à double tranchant fut comprise de Simonnet. Trop bouleversé encore pour parler, il voulut néanmoins marquer sans retard sa satisfaction au Frère et au musicien. Il glissa donc ses doigts dans la poche droite de son gilet; de gros écus y cliquetèrent bruyamment. Barnabé reçut un coup, ses yeux s’allumèrent de convoitise. Quant à Braguibus, bien qu’ému dans le fond tout autant que son complice, je dois déclarer qu’il ne perdit rien de la dignité de son attitude. Le jeune homme, rendu prodigue par son cœur entr’ouvert, déposa jusqu’à six pièces sur la table.
—Trente francs! s’écria le Frère couvant du regard les écus.
—Quinze francs pour chacun de vous... Ah! si vous conduisiez les choses à ce point que j’épousasse Liette!... ajouta-t-il avec un soupir.
—Tu l’épouseras, ou j’y perdrai mon fifre! dit Braguibus, dont les doigts osseux agrippèrent lestement trois rondelles d’argent.
—Moi, j’y perdrai mon ermitage! s’écria Barnabé... Au fait, mon garçon, tu vas, dans ton amitié pour Juliette Combal, comme un aveugle va dans les chemins de la montagne, cognant ses sabots, sa tête à toutes les roches et à tous les troncs. Pour les sabots, passe encore, mais pour la tête!... Ayant traversé dans les temps le sentier où tu marches, je suis plus capable qu’un autre de te servir de lumière et de guide, et je t’en servirai, dussé-je y laisser ma soutane et mon bourdon... C’est vérité, je n’ai pas complétement réussi auprès de notre maire. Cependant je dois t’avouer qu’à mes raisonnements plus d’une fois il a secoué les oreilles comme quelqu’un qui ne dit pas non. Sa femme, à l’avenir, ne le fera pas marcher à sa volonté. Ce qui donne grosse voix à la Combale en sa maison, c’est uniquement qu’elle porta le bien, et que Combal entra dans le mariage à peu près comme il était entré dans ce monde, nu, sans besace et sans bâton. Son beau coup, quand il eut idée de se mettre en ménage, m’a servi à lui faire comprendre que toi, aujourd’hui, tu te trouves vis-à-vis de sa fille dans une meilleure posture, puisque tu possèdes plus de vingt mille francs, qu’il ne se trouva lui-même vis-à-vis de sa femme, ne possédant ni un châtaignier sur la montagne ni un sou vaillant dans le gousset. Pas un mot n’est sorti de sa bouche à telles ouvertures, et il est demeuré silencieux comme un terme au bout d’un champ. Mais laisse faire, il ne te méprise point et il pense à toi, j’en suis sûr.
Barnabé, dont la voix s’était assombrie, s’arrêta court. Il saisit hâtivement une troisième bouteille de faugères, et, avant qu’on pût l’en empêcher, emplit nos quatre verres jusqu’aux bords. Il vida le sien d’un trait.
—Je hausse bien le coude, n’est-il pas vrai? fit-il riant. Que voulez-vous? c’est de naissance. Oh! puis le chant, ça vous altère tout le corps...
Il regarda Simonnet.
—Toi, lui dit-il, apprends au plus vite la chanson par cœur. Le neveu de M. le curé, qui écrit mieux que le maître d’école et ne demande rien pour sa peine, l’a couchée tout entière là-dessus.
Il lui tendit un papier plié en quatre.
Il reprit:
—Dans deux jours, tu peux savoir ton affaire, et, samedi soir, avec Braguibus, vous donnerez la première aubade à Juliette. La petite entendra tout de son lit, n’aie crainte, et mes rimes, lui gonflant le cœur, lui apporteront force et courage. Tu n’es pas un garçon trop mal partagé du côté de la voix. Au demeurant, si des chats te venaient à la gorge, Braguibus laisserait un moment la musique et entreprendrait les paroles avec toi.
—J’ai bien peur de ne pouvoir trouver en mon gosier ni les mots ni les sons, murmura Simonnet.
—A la fin des fins, tu me ferais perdre le bon sens, toi, avec toutes tes vergognes! s’écria l’ermite véritablement impatienté. A-t-on jamais vu pareil Nicodème! Moi, en mon temps, quand j’essayai de tourner prunelles vers la mère de Félibien, elle en fut comme épouvantée et s’encourut vitement parmi les oseraies de l’Orb. Mais je l’eus bientôt rattrapée, et j’aurais bien voulu voir que quelqu’un se fût mêlé de nous déprendre. Quelle époque! la rivière coulait fraîche à deux pas, l’herbe poussait épaisse sous les aulnes, et le soleil, qui embrasait tout Caroux, paraissait grand comme cinquante roues de moulin ensemble. Crois-tu que je baissais le front à cette fête de nature! Je le portais haut, bien au contraire, et allais dans les chemins de chez nous, où, malgré la nuit tombante, brillaient pour mes yeux trente-six chandelles, plus content que je n’irai jamais dans les chemins du paradis sur les pas de Notre-Seigneur... Ah ça! mais le monde va donc finir que les jeunes gens, sans séve et sans courage, fléchissent devant les femmes pareillement à des amarines sur les genoux du vannier! Veux-tu la vérité de ma bouche, Simonnet Garidel? Tu crois aimer Juliette Combal, mais dans le fond, puisque tu n’oses rien lui dire, rien lui faire, c’est que tu ne l’aimes point. Voilà ton paquet.
—Je ne l’aime point!
Ces cinq mots ne furent qu’un cri. Le jeune homme s’était mis debout, comme piqué par un aiguillon qui l’eût atteint au cœur. Je ne sais quelle flamme subite avait envahi son visage, mais il était devenu écarlate. Ses yeux, jusque-là mornes, sans expression, pétillaient de vie, et ses cheveux, secoués par une tempête intérieure, se tenaient droit sur son front. J’eus peur.
—A la bonne heure! je retrouve enfin un homme! lui dit Barnabé, lequel, effrayé peut-être aussi de cette explosion inattendue, avait brusquement quitté sa place et caressait de tapettes amicales les épaules de Simonnet... A présent, que vas-tu faire, mon fillot? lui demanda-t-il d’une voix plus douce qu’on ne devait s’y attendre après tant de verres de faugères.
—Tout! répondit-il.
—Tout, excepté des sottises, je pense, intervint Braguibus.
—Je préfère encore m’adonner aux dernières sottises que de perdre Liette et puis mourir.
L’ermite et le musicien se regardèrent stupéfiés. A force d’exciter la bête, ils lui avaient mis le mors aux dents, et maintenant, ils redoutaient de ne pouvoir plus l’arrêter.
Le Frère, dont de trop fréquentes libations avaient allumé le cerveau et qui venait de tituber en faisant quatre pas vers Simonnet, se tenait maintenant ferme sur ses jambes, totalement dégrisé. Il se tourna soudain vers moi.
—Pétiot, me dit-il, la nuit est avancée; gagne ton lit et dors-y les poings fermés. Moi, j’ai affaire du côté de Cavimont pour nettoyer l’ermitage. Attends-moi tranquillement.
Il prit un bras à Simonnet et l’entraîna vers la porte. Braguibus eut un saut de carpe.
Ils disparurent dans les ténèbres.
Transi d’épouvante, le gosier trop serré pour en faire jaillir un cri, je courus vers mon lit, où je m’étendis tout habillé. Je grelottais; des gouttes de sueur froide me dégouttaient du front... Seul!...
J’ignore comment et à quelle heure je m’endormis.