Barnabé
X
On boit le frontignan de Gathon Molinier, mais on guigne son jambon.
Ce fut à peine si mes bras, paralysés par une terreur qui me faisait trembler sur pieds comme un roseau, eurent la force de tirer la corde et de frapper sur la cloche les coups répétés de l’Angelus. Je me sentais mourir. Je balbutiai la prière, ainsi que j’en avais contracté l’habitude avec mon oncle au presbytère. Mais combien ma ferveur fut plus profonde ici que là-bas! Pour décider la Sainte-Vierge à intervenir en ma faveur, quand j’étais tombé aux mains d’un homme qui semblait en vouloir à ma vie, je récitai, en outre des Ave Maria, l’oraison de saint Bernard commençant par ces mots: «Souvenez-vous, ô très pieuse vierge Marie...»
Je me sentis un peu rafraîchi, soulagé, rassuré.
Cependant je ne savais me décider à rejoindre le Frère en son ermitage. La pensée me traversa l’esprit de lui fausser brusquement compagnie et de courir frapper à la porte de M. Anselme Benoît. Ah! certes, depuis que je commençais à connaître Barnabé, il s’en fallait que M. Anselme Benoît m’inspirât l’effroi qui m’avait empêché, le matin, d’aller prendre gîte chez lui!
Je me mis à longer le mur de la chapelle au hasard. Bientôt, sans trop me rendre compte du but de mes pas, je m’acheminai vers la fontaine cristalline où je m’étais désaltéré. Une fois arrivé là, j’entrevoyais, dans les effarements de ma pauvre cervelle troublée, le moyen de me dissimuler derrière les troncs énormes des vieux châtaigniers et de m’échapper jusqu’aux Aires sans être aperçu.
Je tournais, en m’effaçant dans l’ombre projetée par les hautes murailles, l’angle de la chapelle, et j’engageais le pied dans l’échancrure du granit, lequel, en cet endroit, forme comme un gigantesque escalier, quand une voix rude, hélas! trop connue, m’appela soudainement.
—Eh bien! où t’en vas-tu? me dit l’ermite, qu’en une seconde ses jambes démesurées avaient porté jusqu’à moi.
Je demeurai interdit.
—Comment, le séjour de Saint-Michel te pèse déjà? reprit-il.
—Non, Barnabé, répondis-je.
Puis j’ajoutai avec un effort qui fit perler des gouttelettes de sueur à mon front:
—J’allais à votre fontaine, là-dessous, pour me laver les mains avant le déjeuner.
—Si c’est parce que, tout à l’heure, je t’ai refusé les chardonnerets que tu cherches à t’ensauver, c’est bien une folie d’enfant, cela. Sois tranquille, mon garçonnet, les oiseaux ne te manqueront point, puisque tu aimes ces bestioles. Dans le verger tant seulement, j’ai découvert plus de trente nichées; tu pourras les prendre à mesure qu’elles mûriront; je te fais présent de toutes.
—De toutes, Barnabé?
—As-tu une cage?
—J’en ai une petite à la cure.
—Je t’en fabriquerai une grande, moi-même, en osier. Ça me connaît, l’osier. Il faut voir comme je le travaille! Mes doigts s’entendent aux treillis les plus compliqués. J’invente des fleurs, je fais des rosaces, des cocardes, des calices, des ostensoires, et pour les cages à deux, quatre, six compartiments, il n’existe pas d’ouvrier pareil. Ah! je suis un fier homme, va, quand je veux m’en donner la peine... Es-tu content à présent?
—Vous êtes bon, Barnabé, vous êtes le meilleur des ermites! m’écriai-je, subjugué à la fois et un peu servile.
Au même instant, je sentis tout mon visage comme noyé dans la barbe profonde du Frère, et des baisers bruyants claquèrent sur mes joues.
Baptiste, qui vaguait à travers le plateau, vint me flairer amicalement aux jambes. Foin de mes peurs! je suivis Barnabé et son âne vers la porte entr’ouverte de l’ermitage.
Dans la cheminée, large et haute, un fagot de branchettes sèches achevait de se consumer. Les braises incandescentes lançaient de courtes flammes blanches. Le Frère, avec une large pelle, ramena sur le devant du foyer les charbons rouges accumulés, puis abaissa dessus un gril de fer noir et luisant.
—Fais-moi passer les brochettes, pétiot, me dit-il.
Sur le coin d’une table en noyer massif, qui occupait le milieu de la vaste pièce,—sans doute salle d’armes de l’ancien château féodal,—trois brochettes avaient été disposées en un plat de grosse faïence verte. Pauvres chardonnerets du verger! ils tenaient leurs pattes et leur bec repliés dans une chemisette blanche de lard fin, et une lancette acérée d’épine leur avait traversé le corps d’outre en outre. L’ermite tendant la main vers moi, je lui abandonnai le plat.
—A la saucisse maintenant! s’écria Barnabé, ayant posé les oiseaux sur le gril.
Il ouvrit une porte à gauche et s’éclipsa.
Je me trouvai seul avec Baptiste, lequel, s’étant faufilé dans l’ermitage sur nos talons, baguenaudait librement à travers l’immense cuisine, flairant de temps à autre la table, comme pour se renseigner sur les mets qu’on allait servir.
—Tu as donc toujours faim, toi? lui demandai-je.
Il vint à moi... Il regarda les chardonnerets qui crépitaient en rôtissant.
Barnabé rentra.
—Eh bien! grand poilu, fit-il apostrophant Baptiste, vas-tu me débarrasser le plancher, et au galop!...
En même temps il leva sa main droite, où pendait un long pli de saucisse, désignant à l’âne le fond de la cuisine. La pauvre bête, les oreilles basses, la queue entre les deux cuisses comme après quelque horion, s’éloigna, et finalement disparut dans l’ombre d’un arceau.
L’ermite retourna les chardonnerets, serra les brochettes l’une contre l’autre, maintenant que le feu en avait réduit le volume, et installa la saucisse sur le gril.
—C’est de la saucisse de Saint-Gervais, dit-il, me la montrant du doigt. Remarque si elle est ronde et fraîche! Il n’y a pas une mie de pain là-dedans, c’est tout cochon et pur cochon. Ah! bien oui, du pain et des œufs dans la saucisse! On ne connaît pas cette fabrication-là à Saint-Gervais... A Murat, on arrange des andouillettes si bonnes qu’on en mangerait sans fin jusqu’aux portes de l’enfer. A Douch, les boudins sont excellents. A Rosis, avec les oreilles du porc, on fait des fromages de chair qui vous remontent l’appétit. Mais pour la saucisse, vois-tu, mon fillot, il n’y a que Saint-Gervais. J’ai quêté celle-ci dans le courant de janvier, vers la semaine des Rois, chez une fournière qui demeure au bord de la rivière de Mare. Elle s’appelle Agathe Molinier, ou Gathon tout simplement. Il lui reste encore deux jambons pendus à une poutrelle. Enfin, on verra plus tard pour ces jambons.
Il retourna la saucisse.
Il reprit:
—Quelle femme, cette Gathon Molinier! religieuse comme une image, et donnante comme la main du bon Dieu qui remplit le bec à sa créature chaque matin... Ça me remet dans l’idée que cette brave dévote de Saint-Gervais—elle ne me renvoya jamais besace vide—m’a donné une bouteille de frontignan. En voilà du vin qui vous feutre chaudement l’estomac! Le mari de Gathon, Jacques Molinier, un raccoutreur de barriques et de tonneaux, en retournant de par là-bas d’une ville marinière qui s’appelle Mèze, lui avait rapporté cette fiole. Nous la boirons à sa santé. Je n’ai pas chaque jour à ma table le neveu de M. le curé des Aires!
Il s’en alla de nouveau.
J’entendais encore le pas de Barnabé sur les marches retentissantes de la cave, quand il se produisit dans la cuisine un événement qui manqua de me faire perdre la tête. Les braises où venaient de rôtir doucettement les chardonnerets, imbibées de graisse par la grosse saucisse de Saint-Gervais, laquelle rendait du jus par tous les pores, s’enflammèrent. En moins d’une seconde, tout disparut dans un effroyable incendie, qui non-seulement embrasait le gril, mais s’était encore répandu jusqu’aux pierres du foyer, humides et fumantes.
—Barnabé! Barnabé! m’écriai-je au désespoir.
Il m’entendit et remonta quatre à quatre.
—Miséricorde! fit-il.
Il sauta sur le gril, souffla, souffla, souffla si fort et si dur que les flammes cédèrent. La saucisse de Gathon Molinier et les chardonnerets du verger apparurent légèrement charbonnés.
—Cela leur vaut une flambée, dit le Frère, renversant le gril sur le plat... A table, mon garçonnet!
Tandis que, d’une dent indolente, peu convaincue, je m’exerçais sur la saucisse de Saint-Gervais, Barnabé avala deux brochettes. Il fallait voir avec quel entrain il dépêchait la besogne. Une bête pour une bouchée, et je néglige les gros morceaux de pain qu’il engloutissait avec les oiseaux.
—Allons donc, me répétait-il, allons donc, mange. Nous ne sommes pas ici pour compter les solives du plafond.
Il est clair que, n’ayant aucune faim,—le chocolat de mon oncle me remplissait encore l’estomac,—je faisais assez piètre mine au repas. Du reste, pourquoi ne point avouer que la saucisse de Gathon Molinier ne stimulait en aucune façon mon appétit? Je regardais dans le vide, portant les yeux tantôt aux murailles, tantôt sur Barnabé, surtout vers la porte par laquelle Baptiste venait de disparaître sous les arceaux.
—Si tu ne peux mordre à la pitance, bois un coup alors, me dit le Frère entre deux pauvres linottes qu’il engouffra comme des noisettes.
Et, me remplissant le verre de frontignan, lequel coulait sans bruit comme l’huile d’or de la plaine:
—Vois-tu, mon pétiot, me dit-il, je suis de l’avis de Barthélemy Pigassou, l’ermite de Saint-Raphaël: le vin est ce qu’il y a de meilleur dans la vie de ce monde. Le frontignan, voilà un vrai paradis! Va, va, tu sauras ça un jour... Quelle différence entre le frontignan et le maraussan, Jésus-Dieu! Si M. Briguemal, qui aime tant le vin blanc de sa cave, goûtait celui-ci! Dans le fait, il vaut mieux que nous soyons seuls à cette heure: elle est si petite, cette fiole de la brave Gathon!
Il l’atteignit encore sur la table et acheva de la vider sans façon, à la régalade.
—Si Anselme Benoît, qui fait tant de ravages dans nos montagnes, barbouilla-t-il, au lieu de ses drogues baillait du bon vin à ses malades, il ne les mènerait pas au cimetière par douzaines... Mais finalement, il faut que les médecins vivent et que les curés mangent de bonne soupe.
Il allongea le bras pour saisir une bouteille de vin rouge.
—Ciel de Dieu! marmotta-t-il en faisant sauter le bouchon, comme ces chardonnerets altèrent! Toutes les fois que j’ai le malheur de toucher à ces coquins d’oisillons, il faut de toute nécessité que plusieurs litres y passent. Ça se comprend dans le fond: ces bêtes avalent toutes sortes de graines sèches, elles se rafraîchissent rarement le bec, encore que l’eau ne manque point ici, et ça vous a un sang chaud, chaud!... A moi, ces oiseaux allument l’enfer dans l’estomac et dans le gosier... Sans compter que le lard rôti, flambé, brûlé, me gratte la langue comme une râpe et achève de me faire courir des charbons par tout le corps... Tu ne sens rien, toi, pétiot?
—Non, Barnabé, je ne sens rien.
—C’est qu’aussi tu es là, devant ton assiette et ton verre, aussi emprunté que le dimanche, quand tu te plantes debout pour chanter l’épître dans l’église... Oh! tu as une jolie voix, une voix de rossignol dans la feuillée. Moi, quand j’étais enfantelet,—il y a plus de quatre matins,—je piaulais aussi comme le fifre de Braguibus. Je montais, je descendais, je remontais, je redescendais...
Il s’interrompit, et soudain entonna ce noël très populaire aux Cévennes:
«Jésus est né dans l’étable,
Sanctum Dominum Jesum.
Voyez comme il est aimable!
Sanctum Dominum nostrum.»
L’ermite, qui s’était mis debout, alla ainsi jusqu’à la fin du quatrième couplet, ayant bien soin, après chaque strophe, de s’arrêter quelques secondes pour vider son verre et me forcer à toucher au mien. Comme je savais, moi aussi, le cantique par cœur, dès le quatrième verset, entraîné presque à mon insu, je joignis ma voix de fausset à la voix de basse du Frère, et, durant une heure, l’ermitage de Saint-Michel envoya aux échos d’alentour le plus étrange concert qui fut jamais.
Cependant, tandis que j’étais toujours en verve et disposé à poursuivre,—le noël n’a pas moins de vingt-cinq couplets,—Barnabé m’abandonna tout à coup. Effrayé d’entendre ma voix unique, laquelle avait atteint un diapason absolument inconnu dans l’art musical, je me tus à mon tour.
L’ermite éclata de rire. Il se rassit.
Alors seulement je m’aperçus que la face de Barnabé était effroyablement rouge et que ses yeux, noyés dans des vapeurs humides, n’avaient plus ni regard ni vie. Qu’allait-il lui arriver? Dix fois, il tenta de décrocher les hauts boutons de sa soutane pour donner aisance à son cou musculeux. Malheureusement ses doigts, qui tremblaient, ne réussirent pas à rencontrer les boutonnières. Pourquoi ses doigts tremblaient-ils? Sa main était si sûre lorsqu’elle saisissait les nids aux branchettes fourchues du verger! Enfin la soutane, tourmentée à tort et à travers, céda, et le Frère laissa voir, non-seulement son cou aux veines saillantes et pleines, mais aussi toute sa poitrine puissamment arquée, nerveuse, velue comme le dos de la hyène des Catalans. A ce spectacle nouveau pour moi, je rougis et ne pus m’empêcher de baisser pudiquement les yeux.
L’ermite rit de plus belle; mais ce rire sans éclat, saccadé, presque bourbeux, m’épouvanta.
—Barnabé! m’écriai-je.
Sa prunelle recouvra quelque lumière.
—Eh bien, quoi? me dit-il.
—Si vous vouliez me le permettre, j’irais me promener un peu avec Baptiste... par là..., pas bien loin.
—Baptiste! bredouilla-t-il. Ah! bien, avec Ba... Baptiste.
—Oui: je ne le fatiguerai pas... Je retournerai ici bientôt.
—Oh! oui... bien... bien.... tôt.
Au moment où je m’effaçais dans l’ombre des arceaux, le Frère se souleva.
—Je le défends! je le défends! s’écria-t-il.
Je revins vers la table, tout intimidé.
—Je voudrais bien voir, reprit l’ermite avec un geste de menace, je voudrais bien voir que tu eusses l’audace de mener mon âne au Planol pour l’y faire mordre par toutes les bêtes sauvages des Catalans. Pour le coup, si tu t’avisais d’endommager Baptiste en quelque façon, c’est moi qui te travaillerais les côtes.
Je tremblais comme la feuille d’un amandier exposé au vent sur le plateau.
—Mais, Barnabé, balbutiai-je, retenant les larmes dont mes yeux s’étaient remplis soudainement, je n’ai jamais eu l’intention de conduire Baptiste chez les Catalans.
—Tu n’as jamais eu l’intention?...
—D’ailleurs, nous sommes loin du Planol, ici, à Saint-Michel.
—Tu n’as jamais eu l’intention? vociféra-t-il.
—Non, Barnabé, non...
—Et l’autre fois, chez ton père?...
Il se mit debout, furieux, allongeant les mains pour me saisir.
Je ne fis qu’un bond jusqu’à la porte. Au moment où je la franchissais comme affolé, j’entendis des chaises qui se renversaient, des verres et des bouteilles qui se brisaient, puis le bruit sourd d’un corps qui tombait lourdement.
Je me retournai. L’ermite, ivre-mort, s’était de tout son long étendu sur le carreau.
Je m’esquivai précipitamment.
FIN DU LIVRE PREMIER.