Barnabé
IX
Ma fureur quand Liette m’embrasse, croyant embrasser Simonnet.
N’y voyant goutte, c’est à tâtons que je dus me diriger vers Baptiste. Quant à lui, il poursuivait sa chanson aux notes larges, aux roulades saccadées.
—Tu es donc bien content, toi? lui dis-je, le saisissant aux naseaux pour lui rabattre le caquet.
Il se tut, et sa langue moelleuse et douce me lécha délicatement les mains.
Je n’étais plus autant effrayé: Baptiste me touchait, puis j’entendais les ruminements lents et cadencés des mulets de M. Combal.
«Au fait, pensai-je, si personne ne songe à venir me chercher dans cette écurie, pourquoi ne me résignerais-je pas à y coucher sur une botte d’esparcette, en quelque coin isolé? Les pâtres ne dorment-ils pas dans les étables, au milieu de leur bétail?»
En faisant ces réflexions pleines de cet effarement que l’isolement et la nuit provoquent chez tous les êtres faibles, en particulier chez les enfants, j’avais dénoué la longe de cuir qui retenait Baptiste à la mangeoire et l’avais conduit jusqu’à la porte de l’écurie, contre la claire-voie grande ouverte. Pourquoi avais-je délié ma bête? Je n’en savais rien. Je menai l’âne près du perron des Combal, et là je l’enfourchai sans plus ample délibération.
Allais-je partir au galop? Point. Je demeurai vissé sur ma monture, immobile, prenant un plaisir aussi véritable qu’il me serait difficile de l’expliquer à sentir Baptiste entre mes jambes, à l’entendre renâcler de temps à autre, à le voir, à lui caresser l’encolure de mes deux mains. Je n’étais plus seul!
Brusquement, les choses obscurcies reparurent à mes yeux, sous une lumière dont les ondes grises et blanches descendaient de Saint-Michel. J’attendis tout haletant. La lune se levait du côté de l’ermitage, derrière les masses monstrueuses des châtaigniers; je distinguai, à travers les rameaux que ses rayons timides pénétraient doucement, d’abord ses yeux, puis son nez, puis sa bouche, enfin toute sa large face ronde splendidement épanouie.
Au même instant, les noisetiers de Lavernière, morts, ensevelis, ressuscitèrent, et, par intervalles, l’eau du ruisseau se montra luisante et polie comme un miroir.
«Nous trouverions bien notre route à présent!»
Et mes talons frisaient déjà le poil profond de Baptiste, prêts à s’y enfoncer, quand la porte des Combal s’ouvrit tout en haut du perron.
Liette parut.
—Que fais-tu là sur ta bête? me demanda-t-elle.
—Je pars pour Saint-Michel... J’attendais la lune pour y voir.
—Comment, tu ne soupes pas avec nous?
—On ne me l’a pas dit.
—Je te le dis, alors.
Elle me retira les rênes, que j’avais ramenées au moment de lancer Baptiste.
—Descends, descends! me répéta-t-elle.
Je sautai sur le sol.
—Oui, lui dis-je, à toi, tout t’est égal, maintenant que tu es sûre d’épouser ton Simonnet. Mais pour moi, c’est différent... Si Barnabé m’attend là-haut?...
—Il t’attendra, pardi, le Frère! fit-elle, montrant l’étable à Baptiste, qui s’y précipita tout joyeux.
Négligeant la porte à claire-voie, la jeune fille ferma la porte pleine de l’écurie.
—A propos... me souffla-t-elle, se penchant vers moi au point que ses cheveux toujours au vent me dansèrent sur le front.
Elle s’arrêta.
—Que veux-tu?
—A propos... reprit-elle d’une voix si faible que, par un mouvement instinctif, renversant ma tête, je collai presque mon oreille contre ses lèvres.
Encore une fois, elle n’osa pas.
—Enfin, parleras-tu?
Nos poitrines étaient si rapprochées l’une de l’autre, que j’entendais son cœur battre distinctement. C’était comme le tic-tac de la pendule de mon oncle, seulement le balancier de Liette marchait plus vite.
Elle me passa son bras droit sur les épaules par un geste caressant, familier, et je la suivis dans le chemin étroit qui va en pente vers le ruisseau. Où me conduisait-elle?
—Je compte bien que tu ne me mènes pas à la grave à cette heure? lui dis-je.
—Oh! non.
—Alors, où?
—Tu étais là, toi, lorsque Simonnet et son père ont parlé à mes parents?
—Je crois bien! Je n’ai pas perdu une parole.
—Et que leur ont-ils raconté?
—Simonnet demande que tu deviennes sa femme, et Garidel, tout en se faisant tirer un peu l’oreille, a fini par appuyer son raisonnement.
—Ah! je les aime bien tous les deux!
—Simonnet d’abord?
—Oui, Simonnet d’abord... répondit-elle avec simplicité... Et les miens, qu’ont-ils dit?
—Pour ta mère, elle ne veut rien te donner, et ton mariage ne lui agrée en aucune façon. Mais ton père a manqué se fâcher, et il t’accordera Simonnet.
Le bras droit de Liette eut une crispation; sans que j’y fusse pour rien, mes joues allèrent droit à la portée de ses lèvres. Elle me baisa.
—Mon père est bon comme le bon Dieu du ciel! murmura-t-elle avec un enthousiasme qui la faisait vibrer tout entière. C’est lui sans doute qui a invité les Garidel à souper chez nous?
—Assurément il ne faut pas accuser la Combale de cette bonne action: elle est bien trop avare!
—Et Simonnet est allé chercher des poulets?
—Votre soupe de châtaignons aurait-elle suffi à tout le monde? Pour moi, je ne l’aime pas, la soupe de châtaignons, je t’en préviens.
Elle se pencha pour couper une fleur d’ajonc. Elle me la donna d’un air distrait.
—Que veux-tu que je fasse de cela? lui dis-je étonné.
—C’est vrai! murmura-t-elle en me la reprenant et la lançant dans le ruisseau.
Puis elle ajouta négligemment:
—Parfois, il me semble, me promenant avec toi, que je me promène avec Simonnet, et que tu es Simonnet.
—Tu te trompes: je suis le neveu de M. le curé! m’écriai-je, humilié qu’on pût me confondre avec un paysan.
—Simonnet est grand et tu es petit; Simonnet est fort et tu es faible; Simonnet m’aime, et toi... tu ne sais pas ce que c’est.
—Tant mieux, ma foi, si t’aimer devait me faire mettre en colère contre mes parents! répliquai-je d’un accent naïf et convaincu.
—Simonnet s’est donc mis en colère contre son père?
—Ah! je t’en réponds. Il lui a corné aux oreilles qu’à tout prix il voulait être ton homme, qu’il ne lui demanderait pas miette de son bien pour se marier, qu’il travaillerait pour nourrir ses enfants...
—Ses enfants?
—Les enfants qu’on a quand on est marié, parbleu!
Liette, qui me retenait toujours aux épaules, me ramena à elle et m’embrassa de nouveau.
—Ah ça! lui dis-je, fâché et me dégageant, tu me prends donc encore pour Simonnet?
—Que veux-tu? ce baiser m’est venu aux lèvres: il me fallait bien le donner à quelqu’un... J’eusse mieux aimé le garder pour Simonnet, mais je n’oserai jamais avec lui ce que j’ose avec toi...
—Il t’aime pourtant, ce garçon, tandis que tu ne m’es de rien, à moi.
—C’est peut-être pour cela que je n’ose pas... Puis, si quelqu’un nous voyait!...
Je la regardai, ébahi; mais il me fut impossible d’apercevoir son visage, tant elle tenait la tête inclinée sur sa poitrine.
La lune, dégagée des branchages des arbres, en pleine marche dans un ciel sans nuage criblé d’étoiles petites et pointues, répandait sur les campagnes tranquilles sa lumière égale et douce. Non-seulement les noisetiers, un moment engouffrés dans les ténèbres, avaient repris forme et couleur, mais aussi les saules et les osiers. On entrevoyait au bord de l’eau jusqu’à des touffes de germandrées, puis, parmi les fentes des roches, des rameaux vivaces de bruyères pourpres. L’air, d’une limpidité extrême, nous découvrait les maisonnettes du village, éparpillées çà et là capricieusement. Nous les eussions comptées une à une, s’il nous en eût pris fantaisie.
Cependant nous marchions toujours, Liette, que j’avais connue enjouée, folâtre, pour la première fois de sa vie méditative et grave; moi, fidèle à mon caractère expansif en dépit d’une sorte de mélancolie native, parlant beaucoup et me démenant davantage, maintenant que j’avais reconquis la liberté complète de mes jambes et de mes bras.
Enfin nous nous arrêtâmes. Nous étions sur la place du village. Préoccupé du gîte que je pourrais choisir, si je venais à me brouiller avec le Frère, je jetai les yeux sur la maison de M. Anselme Benoît. Les volets verts en étaient hermétiquement clos. Le médecin, selon son habitude, galantisait à la ronde.
Mon regard s’égara dans la large rue qui aboutit à l’église. L’église était ouverte. Quelques paysans, quelques paysannes y entraient pour réciter leur prière du soir.
«Comment, on priait, quand mon oncle n’était plus là dans sa grande stalle de noyer!»
Je vis, s’appuyant à la haute muraille de l’église, notre pauvre demeure lézardée, la cure, d’où tout le monde s’était enfui. Mon Dieu! que la maison de mon oncle me parut triste! J’en détournai vivement les yeux et me suspendis au bras de Liette, craignant de défaillir encore une fois et de tomber.
—Qu’as-tu? me demanda-t-elle.
—Si nous rentrions chez toi?
Elle leva la main et me désigna le four communal, qui occupe le milieu de la place des Aires.
—Entres-y, me dit-elle, et informe-toi si les poulets rôtissent.
Quelqu’un avait entendu la voix de la jeune fille, car, incontinent qu’elle eut parlé, un homme parut à la porte du four. Cet homme ne fit qu’un bond et se trouva auprès de nous. C’était Simonnet.
—Une minute tant seulement, dit-il, et tout est prêt.
Puis, saisissant Liette de sa main droite et moi de sa main gauche:
—Venez, venez!
Il nous entraîna.
Simonnet tira à lui la lourde porte de granit qui clôt le four. Quatre poulets, saupoudrés de mie de pain, crépitaient en deux grands plats de faïence. Le ton de leur peau, d’un jaune d’or, annonçait que la cuisson de ces bêtes allait arriver à point.
—Eh bien? interrogea le jeune homme, nous regardant d’un air satisfait.
—C’est trop, cela, répondit Liette.
Simonnet referma le four.
—Il fait bien chaud ici, fit-il, nous ressaisissant une main à l’un et à l’autre. Sortons.
Le four communal des Aires est une vaste rotonde décrépite, ruinée. D’énormes verrues de mousse verte parsèment les vieilles murailles, et plus d’une giroflée a pris racine dans les crevasses où le vent a pu déposer un peu de terre dans le courant des années. Un perron, large assise de pierre à peine équarrie sur lequel on hissa en retrait ce monument rustique, troué çà et là comme le sarrau usé d’un paysan, fait saillie tout autour du four communal, et offre un siége naturel aux commères, qui y passent de longues heures à dégourdir leurs langues, tandis que cuisent les fougasses et le pain. De là partent les médisances, les disputes, les haines, tout ce qui agite, trouble, passionne le village, le fait rire ou le fait pleurer.
Simonnet nous montra ce large perron lustré par les jupons rudes des paysannes et brillant sous la lune comme une glace. Nous nous assîmes tous les trois, lui occupant la place du milieu.
Tout à coup, le jeune paysan lâcha ma main, mais continua à retenir celle de Liette. Je remarquai même que, renflant ses dix doigts, il gardait la mignonne menotte de la jeune fille avec la même attention, la même délicatesse du toucher, les mêmes précautions minutieuses que s’il eût tenu prisonnier un chardonneret ou un rossignol.
Quant à Liette, elle ne bougeait, ne soufflait mot, se laissant faire, prenant plaisir à ce jeu où je ne comprenais rien. Du reste, leur attitude à tous deux était des plus singulière et provoquait chez moi le plus parfait étonnement.
J’avais cru qu’en nous attirant si vite au dehors, Simonnet avait quelque chose d’intéressant, de curieux à nous raconter, une histoire comme Barnabé en savait par centaines; et voilà que, silencieux autant que Liette, il demeurait bec cousu, mangeant la jeune fille de ses deux grands yeux affamés, et capable seulement de frapper en cadence la pierre du perron avec les talons de ses souliers. A la fin des fins, je m’ennuyais horriblement, moi, à les contempler, et je me levai.
—Où t’en vas-tu? me demanda Liette.
—Ah ça! crois-tu que je m’amuse beaucoup avec vous? Vous êtes là muets comme des truites de l’Orb, et vous passez tout le temps à vous regarder à l’égal de gens qui ne se seraient jamais rencontrés.
—Mais, pétiot, quand on doit se marier, il faut bien se regarder, dit Simonnet.
—Se regarder!... Et pourquoi?
Il hésita.
—Pour se voir, répondit-il... Moi, bien que je connaisse Liette, il me semble que je la vois pour la première fois de la vie. Elle est toute nouvelle pour moi. Quels jolis yeux elle a! quel front et quelles joues, plus blancs et plus roses que la fleur de nos amandiers! quelle bouche, plus rouge qu’une fraise mûre sous bois! quels cheveux!...
—Oh! pour les cheveux, interrompis-je, n’en parlons pas; Liette ferait mieux de les peigner souvent et d’y mettre de la pommade, que de les laisser ainsi flotter sur son visage. Regarde-la donc, Simonnet, elle est tout éborgnée, les mèches lui retombent jusque par-dessous le menton.
La jeune fille, en effet, se sentant rougir aux compliments enthousiastes du jeune homme, avait fait un simple mouvement de tête, et sa chevelure indomptée, se dénouant, s’était abattue comme un voile sur ses traits.
Simonnet leva une main tremblante. Il voulait écarter le nuage vaporeux qui lui cachait Liette. Celle-ci ne résista pas; je crois même que, pour faciliter l’amoureuse envie, elle se pencha vers lui légèrement.
—Et si vous vous embrassiez? leur dis-je, devinant à je ne sais quel mouvement obscur de mon cœur que j’allais leur faire plaisir.
Le jeune paysan robuste la souleva dans ses bras comme une plume. Incontinent deux baisers sonores réveillèrent les échos du four.
—A propos, m’écriai-je, et les poulets?
—Ah! mon Dieu! dit Simonnet.
—Ah! mon Dieu! répéta Liette.
Il était juste temps d’accourir pour retirer les bêtes, car du jaune doré elles étaient en train de passer au jaune noir. On atteignit, sur une haute étagère, la large pelle à désenfourner et on ramena les poulets vivement.
Nous nous arrêtâmes quelques secondes dans la maison des Garidel, afin d’y prendre les dix litres de vin que Simonnet, très-soucieux de plaire à la Combale, avait préparés d’avance pour notre souper; puis nous remontâmes les marges gazonnées du ruisseau.