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Barnabé

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VII

Ambroise Combal réclame des cols raides pour faire le «ci-devant» parmi les conseillers municipaux.

La grève de l’Orb—la grave, pour employer le mot cévenol, lequel, du reste, appartient au vieux français—est large et recouverte de pierres roulées affectant toutes les formes et toutes les couleurs. Ces fragments, charriés de la cime des montagnes par les nombreux affluents de la rivière, empierrent le sol à une profondeur de cinquante centimètres et même d’un mètre en certains endroits encaissés. On a beau, pour le besoin des grandes voies de communication ou la construction des murs de clôture qui partagent les propriétés, extraire de la grave des galets à pleins tombereaux, la mine entamée voit ses galeries comblées au premier orage, et le niveau primitif se rétablit.

Il faut être né dans le pays, avoir le pied cévenol, habitué à tous les escarpements, à toutes les pierrailles, pour marcher facilement sur ces boules de grès, de basalte ou de granit.

Nos pâtres qui, matin et soir, mènent leurs troupeaux se désaltérer aux eaux courantes de l’Orb, dansent, sautillent sur ce plancher roulant, mieux qu’ils ne seraient capables de le faire sur une surface parfaitement unie. Quant à nos moutons robustes, à nos chèvres vigoureuses et fortes, les hasards des bords de la rivière continuant pour eux les hasards de la montagne, ils ne s’en préoccupent en aucune façon. Que de fois n’ai-je pas vu deux boucs de compagnies différentes se prendre de querelle en pleine grave, et, se tenant debout, en équilibre, sur ce terrain qui fuyait, se cosser à qui mieux mieux sans la moindre glissade, le moindre trébuchement.

Mais la grave, que bergers et troupeaux ne font que traverser, est le séjour habituel des lessiveuses. C’est là que ces femmes, vouées aux plus rudes besognes, ont en quelque sorte élu domicile. Non-seulement elles y passent la journée à étendre sur ces pierres lavées et relavées aux grands courants un linge qui ruisselle; mais souvent elles y viennent encore la nuit pour garder la meilleure place, la mieux exposée au soleil. Les contestations, du reste, sont fréquentes entre lessiveuses, et il n’est pas rare que ces femmes ergotées, solides du poignet, se prennent aux cheveux et se fassent voler la coiffe dans l’Orb.

Ces batailles, qui n’ont rien d’homérique,—les héros d’Homère se taisaient en combattant et nos Cévenoles piaillent comme des brûlées,—éclatent d’ordinaire aux derniers soleils de l’automne ou aux premiers soleils du printemps, quand, chaque ménage soucieux d’avoir du linge blanc dans l’armoire pour l’hiver ou bien empressé de le remettre en état après la saison mauvaise, la grave se trouve envahie jusqu’au dernier galet.

Les lessiveuses des Aires, ce jour-là, n’avaient à se chamailler avec personne, car, sauf une douzaine de draps et de serviettes que j’apercevais à quelque distance et qui certainement n’appartenaient pas à la Combale, je ne voyais autour de moi que ces deux lettres se détachant en rouge: A. C., Ambroise Combal.

—Allons, allons, ne mangez pas jusqu’à l’année prochaine, dit la mère de Liette, bousculant les femmes et les pressant de se remettre debout. Hardi! plions les chemises d’abord. Le soleil touche Caroux déjà, et l’humidité qui tombera bientôt ramollirait ma lessive. Ah! une lessive molle, que ça coûte d’empois!... Monsieur—elle désigna son mari par un geste où l’avarice mêlait je ne sais quel dédain—Monsieur veut des cols raides pour aller faire le ci-devant à son conseil municipal. Il est joli, ton conseil municipal, un tas de gens sans sou ni maille...

Elle saisit une chemise de grosse toile de genêt et la plia, y promenant sa main osseuse comme un fer à repasser.

M. le maire était un homme indulgent et bon: il ne répondit pas à sa femme, dont il connaissait l’intarissable loquacité; il se contenta, tandis que Liette et moi recueillions les mouchoirs de cotonnade à carreaux, de les empiler dans une corbeille.

—Tu pourrais bien te donner la peine d’étendre ces mouchoirs, au lieu de les rouler en paquets, lui cria la Combale d’un ton agressif. Tu ne sais donc pas, toi, que le moindre de ces chiffons me coûte douze sous et que ça s’en va si vite, si vite!... Jésus-Maria! quels voleurs, tous ces marchands de Bédarieux! Au temps jadis, la toile durait; maintenant je ne sais plus comment va le monde, vous vous retournez, et votre toile est finie. Aussi faut-il avoir toujours de l’argent au bout des doigts.—«Paye ceci, Combale; Combale, paye cela!...»

Elle tourna l’œil vers les lessiveuses.

—Ne battez donc pas les draps si fort, vous autres! leur dit-elle.

Et, reprenant ses jérémiades:

—Je te dis, mon homme, que cette mairie où tu vas depuis tantôt six mois, nous ruinera. Miséricorde! à ton âge, à cinquante ans, entrer dans les grandeurs! Est-ce que c’est fait pour des paysans comme nous, les grandeurs! Écris donc au gouvernement qu’il nous laisse un peu de repos.

Elle s’interrompit et tendit vers le couchant une nouvelle chemise. De nombreuses éraflures et quelques trous laissèrent passer le soleil.

—Mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-elle, encore une là qui est bien malade, et pourtant il n’y a pas dix ans que je l’ai cousue de mes doigts...

M. Combal, sans s’émouvoir, était passé des mouchoirs aux serviettes. Sa femme poursuivit ses doléances.

—Autrefois, marmotta-t-elle, on ne voyait jamais chez nous le facteur de la poste. A présent, il y vient tous les jours porter un journal de Paris. Et c’est un morceau de pain par-ci, un verre de vin par-là! Ah ça! est-ce que les affaires du gouvernement me regardent, moi! Combien de sacs d’écus cela a-t-il rapporté à Simon Garidel d’être maire de la commune pendant dix ans et plus? Ne nous a-t-il pas avoué lui-même qu’il avait mangé pour le moins deux mille francs de son bien à porter l’écharpe?... Tiens, Combal, regarde là-bas ce pauvre homme, et compare sa lessive à la nôtre. Je vois cinq ou six malheureux draps, tandis que j’en ai vingt paires, moi, sur la grave. Et l’enfant des Garidel voudrait épouser notre fille! Oh! oh! les Garidel, doucement, n’allons pas si vite en besogne, il vous faut mon consentement pour faire réussir la chose, et je ne le lâcherai pas sans regarder au fond de votre besace, mon consentement.

—Simon Garidel possède pour plus de vingt mille francs encore. C’est un joli denier cela, Combale, hasarda M. le maire.

—Vingt mille francs! Je crois, mon homme, que tu fais bonne mesure à ces gens-là. Mais quand cela serait, notre fille n’aura-t-elle pas, un jour, mes châtaigneraies de Margal, mes oseraies de la rivière, mes prairies du ruisseau et nos deux maisons des Aires, une fortune de nonante mille francs au moins?... Ciel du bon Dieu! dire qu’il faudra abandonner tant de richesses à l’heure de la mort!...

Elle eut un geste de dépit en articulant ces derniers mots.

—Quand je pense tout de même, murmura-t-elle avec un désespoir amer et naïf, qu’on a beau travailler, employer toutes les sueurs de son corps à se ramasser un peu de subsistance, à la fin des fins nous devons en venir à chavirer dans le trou et à faire chanter M. le curé. Pour moi, je te préviens, Ambroise, je ne veux rien donner à Liette en la mariant; j’entends retenir mes terres de mes dix doigts jusqu’à l’extrême-onction. Que veux-tu? c’est mon plaisir.

—Garidel se montre beaucoup moins exigeant que ne le serait un autre: en me demandant Liette pour Simonnet, il désire tant seulement que nous donnions à notre fille nos oseraies, le long de l’Orb.

—Pardi! il est rusé, le vieux bonhomme, et surtout ses yeux y voient clair. Il ne réclame que le meilleur quartier de mon gâteau. Il n’aura rien. Réponds-lui cela de ma part. Liette restera fille. Après tout, quel besoin a-t-on de se marier? Le mariage! en voilà une sornette, par exemple!

—Combale, dit M. le maire avec un calme indolent, ne te monte pas ainsi: nous causerons de tout cela à tête reposée... Allons, sois contente, voilà la lessive réussie et...

—Ah! ce sont mes oseraies qu’ils reluquent, ces Garidel, continua vivement cette paysanne âpre, tout à fait incapable de se déprendre d’un sujet qui l’atteignait, la blessait à tous les endroits sensibles. Les oseraies sont à moi, c’est moi qui les versai avec tous nos lopins dans ta besace, car tu n’étais pas un gros monsieur, mon pauvre Ambroise, quand je te connus. Par ainsi ne me trouble pas les esprits avec ces affaires. Si les Garidel veulent des oseraies où donner de la besogne à dix vanniers ensemble, qu’ils en achètent.

—Chut! femme, je t’en prie: voici Simon Garidel.

En effet, le père de Simonnet, abandonnant à son fils, lequel venait d’arriver sur la grave, le soin de recueillir le linge de sa lessive, s’avançait vers nous à pas lents. C’était un petit vieillard, aux traits creusés, sec, recroquevillé comme la feuille du noyer quand les vents de novembre la balayent à travers les gazons roussis par les premiers froids. Une chose seule frappait dans son visage, ramassis de rides s’entrecroisant à la façon des mailles serrées d’un filet: ses yeux enfoncés sous des sourcils buissonneux et d’une extraordinaire vivacité.

—Bien le bonjour, Combale, bien le bonjour, dit le vieux Simon, tirant droit vers la mère de Liette et la saluant galamment.

—Bonjour, se contenta de répondre celle-ci d’un ton bourru.

Elle lui tourna les talons pour aller interpeller ses lessiveuses.

Le vieux Garidel—il avait soixante ans, et un paysan est vieux à cet âge en nos Cévennes—marcha vers M. le maire. Celui-ci, qui manifestement voyait le père de Simonnet avec plaisir, se porta à sa rencontre.

—Vous voilà donc, l’ami! lui dit-il.

Et il lui serra la main, politesse peu en usage chez les gens de nos montagnes, mais dont l’ancien maire et le nouveau avaient sans doute contracté l’habitude dans leurs relations avec les autorités du département.

Liette, qui, bien qu’occupée en apparence à retourner sur les galets quelques pièces humides de toile, n’avait pas perdu un mot de la conversation de ses parents, comme si la présence du père de Simonnet l’eût effrayée, prit son vol du côté de sa mère. Moi, je ne bougeai pas de ma place sur le baquet de savonnage, très appliqué à détacher l’écorce d’une amarine que la séve montante m’aidait à décoller facilement du bois, et à me fabriquer vaille que vaille de longs sifflets de berger.

—Eh bien! Combal, nous ne pourrons donc jamais amener cette affaire à bonne fin? Tu le sais pourtant, l’amitié qu’ils ont l’un pour l’autre sèche nos enfants sur pieds.

—Que voulez-vous, notre ancien maire, ma femme se met dans des états...

—Quand la mienne vivait, je ne lui eusse pas permis de poser son halte-là à l’encontre de mes décisions. Une femme—c’est le bon Dieu qui l’a voulu—n’est qu’une femme après tout, et un homme doit toujours rester un homme.

—C’est vrai, Garidel; mais avec mon caractère, un esclandre me coûte. De quoi n’est pas capable la Combale! La connaissez-vous?

—Si je la connais! Hélas! je la connais mieux que la mère qui l’a mise au monde. La Combale aime le bien, elle l’aime plus qu’elle ne t’aime, qu’elle n’aime sa fille, qu’elle ne s’aime elle-même, qu’elle n’aime la religion... Je ne suis pas indifférent à la terre: je l’ai tant travaillée! elle me donna tant de peine toute la vie! Vois, Combal, comme elle m’a fait vieux avant les ans!... Pourtant, quand il s’agit de Simonnet, je prendrais ta fille sans un sou. On a un cœur dans la poitrine, encore qu’on soit paysan.

La voix de ce vieillard s’embarrassait.

—Il est de fait que votre garçon est un homme robuste et vaillant.

—Robuste! regarde donc sur la place du village, le dimanche, et dis-moi si tu découvres beaucoup de jeunes gens taillés en force comme Simonnet... Vaillant! tu connais ma grande prairie, celle qui avoisine tes oseraies de l’Orb? en un jour, Simonnet l’a fauchée tout entière. Quel ouvrier tu aurais en lui pour redresser ton bien, qui manque de bras! Tes arbres, le bois mort les dévore. Si tu savais comme mon enfant manœuvre la hache! Quand il la manie, c’est comme un tourbillon terrible qui vous passerait devant les yeux.

—Garidel, soyez tranquille: ma femme pense trop à nos richesses; mais moi, je pense à Liette. Je veux que Liette soit heureuse, et votre garçon me plaît. Soyez tranquille, tout s’arrangera.

—Quand?

—Il ne faut qu’un peu de temps pour user les idées si mauvaises de la Combale. Je vous en prie, notre ancien maire, accordez-moi encore un peu de temps.

—Voilà six mois que cela dure, mon ami. On jase déjà dans le village. Sais-tu que M. le curé, la semaine dernière, me dit une parole qui me fit cabrioler tout le sang:—Garidel, il faudrait peut-être veiller sur votre garçon!» Crois-tu que de pareils avertissements, on puisse les endurer en paix, quand on est honnête homme? J’ai considéré cela comme un affront, et, encore que je respecte M. le curé, je lui ai répondu dans ma colère: «—Les coqs sont libres, à ceux qui ont des poules de les bien garder.»—Alors ta femme refuse ses oseraies?...

—Oui, je les refuse! glapit une voix aigre et criarde. Vous n’avez qu’à passer votre chemin, brave homme, on ne donne rien par ici.

Garidel se retourna vivement. Il vit la Combale debout devant lui, les poings crispés, le teint plus que jamais injecté de bile, le dévisageant d’un regard haineux et cruel.

La mère de Liette, devinant sans doute qu’un débat touchant ses intérêts s’agitait non loin d’elle, avait vivement expédié vers le village ses lessiveuses avec les corbeilles pleines et, marchant à pas de loup sur les galets, était venue surprendre l’entretien de ses ennemis.

—Ah! vous voulez me dépouiller, vous autres! s’écria-t-elle furieuse et labourant la grave de son bâton. Vous ne vous êtes pas levés assez matin, les amis, pour m’arracher la chemise de sur les os. Si mes oseraies vous font envie, moi, je les garde. M’entendez-vous, Simon Garidel? C’est vrai, j’étais un peu sur les ans quand j’épousai mon homme, mais je lui apportai tout, tout, le pain, le vin; et ce que je reçus de mes parents au baptême, je le conserverai jusqu’au suaire par amour pour mes parents défunts...

—Mais Combale..., interrompit le père de Simonnet.

—Allez, allez, bâtissez des plans. Moi, je suis sûre, avec mes ongles et mes dents, de venir facilement à bout de toutes vos manigances. Est-ce une raison, parce qu’on a une fille qui marche sur ses dix-huit ans, de se mettre à son dernier sou?

—Alors, Liette ne se mariera point? demanda M. Combal d’un ton où perçait je ne sais quel emportement contenu.

—Elle est donc bien malheureuse à la maison, notre pauvre fille! Que lui manque-t-il à cette mijaurée, qui boit, mange, batifole, ne fait œuvre de ses dix doigts de la journée, et n’a pas l’air de se douter que toute créature en ce monde doit travailler pour se nourrir?

—Eh bien! si tu ne veux pas que notre Liette se marie, je le veux, moi! s’écria M. le maire d’une voix ferme.

La Combale était peu habituée aux coups d’autorité de son mari. Elle hocha la tête orgueilleusement, et, le regardant avec une curiosité aussi dédaigneuse qu’insultante:

—Toi, mon homme, toi! se contenta-t-elle de dire.

Ses lèvres minces se contractèrent, ses dents longues apparurent, et un rire amer, rauque, diabolique, cingla M. le maire à la face comme un coup de fouet.

Ambroise Combal, par un geste de menace, leva la main sur sa femme; mais Garidel, s’interposant, lui retint le bras.

—Assez, assez, murmura le vieux paysan épouvanté, qu’il ne soit plus question de rien entre nous. Mon fils ne vous convient pas, Combale? Je ne suis pas en peine de lui, et je le garde.

Juste à ce moment, Simonnet, avec une corbeille de linge sur la tête, passait à quelques pas, regagnant les Aires à grandes enjambées.

—Bonsoir, la compagnie! ajouta Garidel.

Incontinent, il tira vers son garçon.

Qu’allait-il se passer désormais entre la Combale, toujours hérissée comme une louve forcée par les chiens, et son mari, en proie à une colère d’autant plus formidable qu’elle était plus silencieuse et plus concentrée? Ne me faudrait-il pas assister à quelque horrible bataille parmi les galets roulants de la grave? L’effroi me prit à mon tour, et, du baquet de savonnage, me glissant presque à quatre pattes vers les osiers rameux, je m’esquivai prudemment.


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