Barnabé
III
Une dînette d’oiseaux à la Source de Notre-Dame de Cavimont.
Le granit, cette armature solide des Cévennes, apparaît un peu partout aux divers endroits de nos montagnes. Ici, c’est un plateau de plusieurs kilomètres, comme le Larzac; ailleurs, des renflements isolés, comme du côté de Saint-Michel; plus loin, quelques veines perdues de la roche-mère, comme à Olargues ou à Eric-sous-Caroux.
Là où le granit, devenu rare, plonge tout à coup aux entrailles du sol, le terrain se recouvre soit d’un humus gras et fertile, très propre à la culture du blé, soit de cailloux roulés très favorables à la vigne, soit de pierrailles volcaniques, tantôt dures, tantôt friables, toujours revêches à la végétation, ainsi qu’on peut l’observer dans les garrigues si attristantes de Carlincas.
Le monticule absolument dépeuplé, à la cime duquel fut bâti l’ermitage de Cavimont, présente un vaste entassement de blocs de toute forme et de toute grosseur. Aux arêtes vives de ces énormes rocailles, on découvre encore comme la trace du feu qui les calcina. En effet, à quelque distance, sur le versant graveleux qui envisage le joli hameau de Villecelle-Mourcairol, s’ouvre un cratère béant. Partout les vestiges des explosions formidables de la terre cherchant son assiette et son repos.
Cependant, à mesure qu’on gravit vers le sommet cette élévation encombrée de ruines, la roche primitive, un moment abolie, reparaît, et c’est sur un cube de granit mesurant huit cents mètres au moins d’étendue que portent les murailles de l’ermitage de Cavimont, celles de la chapelle de Notre-Dame, celles enfin du sanctuaire de Sainte-Anne-la-Marieuse, édifié à l’extrémité du plateau.
Dans le sentier escarpé qui monte, monte, monte sans fin, Baptiste suait, soufflait, était rendu. Il s’arrêta. Barnabé s’essuya le front et haleta bruyamment. Moi, je m’assis sur une pierre plate, respirant avec délices à pleine bouche et à plein cœur.
—Malgré les gouttes de ce matin, je savais bien que le soleil nous rôtirait les côtes, pétiot, me dit le Frère.
Le soleil, en effet, après avoir lancé quelques lueurs timides, qui s’étaient comme émoussées sur le fond du ciel uniformément blanchâtre et brumeux, venait de paraître derrière le bois du Cros, aux environs de l’ermitage de Saint-Raphaël. Ce n’était pas la roue de métal en fusion qui signale les levers de l’astre aux jours torrides de l’été; c’étaient des flammes moins vives, d’une teinte pâle et que le regard pouvait affronter.
Cependant, à mesure que, laissant bien au-dessous de lui les bouquets de chênes qui couronnent les collines méridionales de la vallée d’Orb, le soleil poursuivait sa route éternelle de l’un vers l’autre horizon, on devinait qu’en dépit de l’hiver d’où il se dégageait à peine, sa jeunesse aurait assez de force pour livrer bataille aux vapeurs accumulées, pour les étreindre, les réduire, les absorber.
Le combat fut engagé coup sur coup, et je ne me souviens pas d’avoir admiré jamais spectacle plus grandiose et plus splendide. Comme s’il répugnait à la boule incandescente de continuer sa marche dans les ténèbres, elle envoya un jet de rayons en vedette pour éclairer sa route. Ces rayons fulgurants piquèrent droit au zénith, et soudain, au milieu des amoncellements, s’ouvrirent de larges voies de lumière. Çà et là, à travers des brèches éclatantes, se déployèrent des espaces bleus, et le vrai ciel apparut par lambeaux dans l’infini.
Mais l’attaque commençait à peine. Bientôt, serrés de près, poussés, refoulés, bousculés par les flots rouges jaillis du globe en pleine ascension, les nuages effarés battirent en retraite et allèrent former, en des coins perdus du firmament, comme d’immenses villes aux contours enchevêtrés et confus. Oh! alors, ce fut le tableau le plus admirable à la fois et le plus saisissant! Maître désormais de son chemin et plus sûr de la portée de ses coups, le soleil, impitoyable comme tous les vainqueurs, voulut battre en brèche les énormes cités aux murs cyclopéens qui venaient de surgir aux marges extrêmes de son empire. Première sommation: il leur dépêcha une flèche de feu qui en dessina nettement les enceintes formidables, les portes colossales, les mille tours crénelées. Les villes, assises sur des blocs incommensurables, étincelèrent comme cuirassées d’or, de gigantesques saphirs, et ne changèrent pas d’attitude.
L’astre jaloux montait toujours, inondant de clartés rutilantes les vastes campagnes de l’azur reconquises, et daignant à peine adresser de vagues reflets aux murailles lointaines qui lui résistaient. Une façon peut-être de leur dire:—«Prenez garde, on ne vous oublie pas.»
Tout à coup une tour démesurée, une tour de Babel qui s’élevait au milieu de ces entassements babyloniens, étincela comme un phare. Des flammes jaillirent par mille crevasses qui se creusèrent à ses flancs; puis elle apparut découronnée de son faîte. Le ciel brûlait. En quelques secondes, l’incendie se propagea de proche en proche sur tous les points, et un univers fut anéanti.
Mais si rien ne faisait plus obstacle au soleil du côté du firmament, que le feu venait de balayer, il n’en était pas ainsi du côté de la terre. Là, les vapeurs épaisses qui nous avaient aveuglés, Barnabé, Baptiste et moi, depuis notre départ de Saint-Michel, semblaient devoir séjourner éternellement. De l’endroit élevé où nous étions parvenus, je voyais ces manières de nuages, rasant le sol, se dérouler mollement en anneaux interminables tout le long de la vallée d’Orb. Non-seulement je n’apercevais pas, dans la plaine peuplée de grands arbres, la cime extrême d’une branche, mais il m’était impossible de retrouver le clocher d’Hérépian, noyé comme tout le bourg dans cette mer aux vagues blanchâtres et lourdes, dentelées d’une écume aussi légère que la fumée.
Aux environs du bois du Cros pourtant, juste à quelque distance de l’ermitage de Barthélemy Pigassou, on eût dit que les brouillards, abordés par des rayons tombant à pic, commençaient à céder le terrain. Je crus distinguer le toit rouge de Saint-Raphaël, et un peu plus bas, à gauche, le pigeonnier à pignon pointu de la grange de M. Lautrec.
Je ne me trompais pas. La chapelle du frère Barthélemy Pigassou et la grange tout entière de M. Lautrec arrivèrent à la lumière, et, avec elles, une énorme portion de la rivière d’Orb, qu’à travers les hauts peupliers restitués, je vis éclater en larges bandes d’argent. La terre si vague, presque indistincte, renaissait à mes yeux avec toutes les richesses de ma plantureuse vallée natale, à mesure que l’astre, imbibant les vapeurs violettes, roses, dorées, les dissipait, les volatilisait, les buvait.
Malgré les efforts du conquérant céleste, quelques écharpes, fuyant les coups terribles de la lumière, vagabondaient encore dans l’espace, s’accrochant aux mûriers de la Bastide, aux rochers sombres de Pétafy, à tous les obstacles d’occasion pour ne pas mourir. Mais un nouveau trait lancé d’en haut les atteignait, et, de ces gazes légères, flottantes, c’en était fait incontinent.
Que de formes charmantes, gracieuses, tout irisées, voyagèrent de la colline boisée du Cros à la colline dénudée de Canals, volant, dansant, pirouettant, laissant tomber de leurs épaules frémissantes d’amples manteaux brodés d’or, de vermillon, d’azur, étalant à leurs fronts des diadèmes criblés de pierreries éblouissantes, tenant des sceptres flamboyants comme des épées d’archanges, montrant des pieds faits de deux gouttes de soleil, et dont mon regard ne savait soutenir l’éclat!
—Que c’est beau, tout cela, Barnabé! que c’est beau! m’écriai-je transporté.
—Quoi, fillot?
—Cette reine, là-bas, assise sur un trône d’étoiles, près du village de Nissergues.
—Une reine!... Ah ça! mais quelque cigale te chante donc dans la cervelle, enfant!
—Et cette musique... Est-ce que vous n’entendez pas une musique?...
—Peut-être Braguibus chemine-t-il par là avec les Garidel ou les Combal. Ils viendront tous à Notre-Dame aujourd’hui, ils porteront des victuailles...
—Non! non! ce n’est pas le fifre de Braguibus.
Barnabé se pencha et colla son oreille droite contre le sol. Il se remit debout vivement.
—Mon Dieu! s’écria-t-il, ce sont les cloches de Bédarieux, ta musique. La procession sort de l’église Saint-Alexandre en ce moment. Dans deux heures, une heure et demie peut-être, elle touchera à Cavimont. Hardi! pétiot, à nos nettoyages, à nos nettoyages!
Il allongea une tape à Baptiste, qui s’en alla en galopant.
La chapelle de Notre-Dame fut ouverte. Quel désordre et quelle poussière! Les araignées avaient tissé leurs toiles jusque sur la porte du tabernacle. Je ne parle point des fenêtres, on n’en distinguait plus les vitres.
Le cœur serré, nous pénétrâmes dans la petite sacristie. Les tiroirs du vestiaire qui avaient contenu les ornements sacerdotaux apparaissaient béants, mais ils étaient vides. Un corporal jaunâtre, un amict, une aube déchirée, un linge de lavabo, roulés en torchon, traînaient par-ci par-là au fond des boiseries dévastées.
Quel brigand, ce Venceslas Labinowski! Pour la première fois je sentis bien réellement toute l’horreur de son crime, et m’en voulus d’avoir pu m’attacher à un semblable scélérat.
—Tu vois, tu vois! ne manqua pas de me dire le Frère, m’indiquant d’un geste significatif, où je flairai un reproche, le bouleversement de la chapelle et de la sacristie.
—Oui, Barnabé, je vois, lui répondis-je plein de componction, baissant la tête et faisant un signe de croix.
L’ermite se prit à rire.
—A propos, fillot, sais-tu où est la Source de Cavimont? me demanda-t-il tout à coup.
—Oui, je le sais. Je suis déjà venu trois fois à Notre-Dame avec ma mère, et toujours nous avons dîné près de la Source. Il y a des rochers hauts comme des murailles...
—Cours remplir cette cruche. Moi, je vais sortir les chaises et les battre au grand air; puis j’arroserai les dalles et je balayerai d’un bout à l’autre.
Je saisis la cruche ventrue par son anse unique et gagnai les pentes du rocher qui envisagent le village de Villemagne, tapi à l’ombre épaisse des noyers.
La fontaine de Cavimont ressemble à la fontaine de Saint-Michel comme une rivière à un misérable ruisselet. De l’autre côté de l’Orb, l’eau est assez rare; ici, elle sourd de toutes parts. De chaque crevasse du rocher, de chaque fissure du sol s’élancent des jets de cristal. Aux temps primitifs, des fleuves de feu s’épanchaient des cimes de la montagne; aujourd’hui, des sources abondantes s’échappent des cratères éteints et vont, après mille détours capricieux, mille bonds retentissants, vivifier les prairies qui verdissent le fond de la vallée, depuis la Bastide jusqu’au Poujol.
A mesure que je descendais vers le réservoir enfoui, miroitant en bas comme du plomb fondu, le chemin, taillé dans une fente du granit, devenait plus difficile; mais en dépit des obstacles, j’avançais allègrement. La fente allait se rétrécissant toujours davantage. Qu’importe! je tâcherais bien de n’y point casser ma cruche.
Aux premiers pas que j’avais faits vers la fontaine, quelques oisillons, perchés au hasard sur de maigres arbustes, m’avaient suivi, et maintenant leur bande plus nombreuse voletait autour de moi, poussant de petits cris plaintifs qui me touchaient au cœur.
Comment m’expliquer que des bestioles si timides, si farouches d’ordinaire, fussent devenues si familières? La faim seule, me parut-il, était capable de les pousser à me donner cette fête inattendue, et l’on devine avec quels tressaillements de joie, palpant les poches de mon pantalon, j’y découvris le millet dépiqué la veille dans le verger de Saint-Michel.
Oublieux de la corvée, je déposai la cruche sur le roc et je m’assis. Mes pieds ballants pendaient à quelques dix mètres au-dessus de la Source, où je me voyais réfléchi tout entier. C’est étonnant l’éclat qu’en cette eau calme et profonde produisaient les clous luisants de mes souliers de montagnard: on eût dit des étoiles microscopiques dans un petit ciel grand comme la main.
Cependant, parmi les touffes de cresson, de mauve, de doucette, parmi les flèches d’eau qui bordaient ce mignon lac perdu, les oiseaux, impatients, faisaient rage. Je commençai ma distribution. Dieu! quel tapage étourdissant! Mon millet n’avait pas touché le sol que, déjà aperçu, on se précipitait, on se bousculait, on se piétinait. Jamais je n’entendis pareils bruits d’ailes et de becs. Un instant, pour happer un dernier grain, les bestioles acharnées ne formèrent plus qu’une boule roulante d’où s’échappaient des pépiements confus. Saisi de commisération devant cette multitude affamée, je ne ménageai plus ma provision, et je jetai, je jetai, je jetai...
Oh! le charmant spectacle! Devant la mangeoire pleine à souhait, les oiseaux, ne doutant plus qu’ils ne dussent être rassasiés jusqu’au dernier, se calmèrent. Chacun s’installa à la table. Alors seulement il me fut possible de reconnaître à quelle sorte de monde j’avais affaire; car jusqu’ici, dans la mêlée générale, je n’avais distingué nulle espèce. Je vis mes chardonnerets favoris à tête rouge, à plumules barrées de jaune. M’avaient-ils suivi depuis Saint-Michel? Les bouvreuils aussi étaient en nombre, mangeant, les ailes mi-ouvertes, un œil veillant à la ronde. A l’ombre d’un genêt en fleur, j’avisai tout un escadron joyeux de fauvettes babillardes luttant contre des bergeronnettes-lavandières, prestes et légères comme des papillons. Un martin-pêcheur raya l’espace de sa queue aux magnifiques reflets.
Encore une fois l’occasion me fut fournie d’observer combien la mésange est bête méchante et cruelle. Une pauvre linotte, trop tard accourue, s’étant risquée à disputer la moitié de sa proie à une mésange, celle-ci, féroce, ainsi qu’un clou acéré lui planta son bec dans la tête; une gouttelette de sang jaillit et coula le long de son col comme un rubis. Vite, pour dédommager la blessée, je jetai dans sa direction quelques moucherons happés au vol, et que je tenais en réserve pour dessert à mes invités. Malheureusement une escouade de martinets, s’élançant d’une anfractuosité, traversa l’air comme un tourbillon et avala, malgré que j’en eusse, le plus délicat morceau du festin.
Beaucoup d’oiseaux, repus, s’envolèrent; d’autres continuèrent à folâtrer aux bords de la fontaine.
C’était pour moi comme un enivrement céleste de contempler ces bestioles alertes, vives, procédant sans façon, à l’ombre des rochers, à leur jolie toilette du matin. Celle-ci, ayant sautelé longtemps parmi les cailloux verdâtres, se décidait enfin à piquer l’eau de son bec délicat, puis à y laisser couler doucement sa tête, qu’elle relevait d’un mouvement brusque toute ruisselante de pierreries. Cette autre, d’un bond, plongeait au beau milieu de la Source, qui se ridait du battement de ses ailes et à la surface de laquelle, par un prodige d’élasticité, de légèreté, de grâce, elle semblait marcher. Quelques-unes se contentaient de se rouler délicieusement sur les herbes humides des bords, rondes de mangeaille, toutes leurs plumes ébouriffées. C’était absolument comme le frère Barthélemy Pigassou ayant fait chère lie au cabaret de la Grappe-d’Or, à Bédarieux.
—Tu t’es donc cassé la jambe? me cria tout à coup une voix qui me remplit les oreilles et la tête.
Barnabé surgit devant moi.
—J’étais... j’étais un peu fatigué, balbutiai-je.
—Regarde! me fit-il levant une main. La procession passe devant la grange de M. Lautrec.
En effet, j’aperçus comme des drapeaux flottants, puis des masses mouvantes le long de la grande route.
Tandis que mes yeux s’attachaient à ce nouveau spectacle, le Frère avait rempli la cruche.
Nous remontâmes en toute hâte vers le plateau de Cavimont.