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Barnabé

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III

Jean Maniglier, mal culotté, comme le bon roi Dagobert, reçoit le surnom de Braguibus.

A peine le Frère avait-il allumé son carel, lampe à trois becs de forme antique avec récipient de cuivre jaune, très en faveur chez les paysans de nos montagnes, que Simonnet Garidel et Jean Maniglier, dit Braguibus, parurent au seuil de l’ermitage.

—J’ai cru que le loup vous avait mangés dans le bois, leur dit Barnabé, moitié ironique, moitié fâché.

—Le loup? Je voudrais bien qu’il osât tant seulement me regarder! fit Simonnet, projetant en avant ses bras musculeux, aussi velus que la poitrine de l’ermite, cette poitrine que je n’avais pu voir sans rougir.

—Oh! tu es fort, toi, je le sais, lui dit le Frère; mais pas contre Juliette Combal, par exemple!...

Tandis que le jeune Garidel et Barnabé échangeaient ces paroles de bienvenue, Braguibus, avec l’aisance d’un habitué de l’endroit, avait pris une chaise, s’était assis, et, portant à plusieurs reprises le fifre à ses lèvres, en avait tiré, à la sourdine, des sons légers, comme pour mettre en train l’instrument.

Au fait, nous ne pouvons laisser passer ce personnage, historique en toute l’étendue des Cévennes méridionales, sans le faire connaître au lecteur.

A l’époque où se déroulent les divers événements de ce récit, Jean Maniglier avait quarante-cinq ans environ. C’était un petit homme délicat et menu, vêtu en toute saison d’une veste de serge coupée rond sur les reins et à collet droit, selon la mode de chez nous. Par-ci par-là, parmi l’étoffe élimée, éclataient quelques boutons de métal soigneusement astiqués, un surtout, large comme un gros sou, où l’artiste suspendait son fifre au repos.

A l’encontre de nos montagnards robustes, qui laissent volontiers flotter leur vêtement, la veste de Jean Maniglier demeurait constamment fermée. Sa poitrine, d’où sortait le précieux souffle qui filait des notes tour à tour tristes et gaies, paraissait grêle; de là, tant de précautions pour la préserver de la bise ou du froid. Le pantalon était large, à grand pont-levis jusque par-dessous les aisselles, toujours trop ample du fond, à la ceinture mal attachée. De ce pantalon incommensurable, où se perdaient les maigres tibias du musicien, où ses pieds mignons demeuraient perpétuellement engouffrés, lui était venu le surnom sous lequel tout le monde le désignait dans le pays. De braies, vieux mot qui signifie chausses, l’esprit comique de nos Cévenols n’avait pas eu de peine à déduire Braguibus, et, en homme d’esprit, Jean Maniglier avait été le premier à rire de cette joyeuse invention.

Une grosse tête ronde, à figure poupine, presque glabre, souriante, surmontait ce corps débile. Le cou, caché sous de lourdes mèches de cheveux noirs, longues et droites comme des sabres, paraissait court, enfoncé entre les deux épaules, lesquelles tendaient à se relever en ailes, ainsi que cela arrive fréquemment chez les bossus. Evidemment Braguibus portait une gibbosité en un endroit quelconque de sa machine. Etait-ce par devant? était-ce par derrière? On l’ignorait. La bosse n’avait pas abouti jusqu’à fleur de peau; mais, pour être demeurée enfouie dans les profondeurs de l’organisme, elle n’en existait pas moins. On la pressentait, on la voyait, on la touchait.

En nos rudes campagnes cévenoles, où la terre tour à tour argileuse et empierrée, mais toujours résistante et forte, réclame des hommes de fer, on devine le sort réservé aux malheureux que la nature marâtre n’a point armés pour le terrible combat de la culture. Non-seulement, dans les familles, que leur présence inutile épuise, ils deviennent l’objet du plus cruel abandon, mais aussi du plus affligeant mépris.

Chez les paysans aisés, on arrive quelquefois à faire d’un infirme un maître d’école, un tailleur, un horloger: malheureusement, ces divers métiers, parce qu’ils exigent des sacrifices, sont rarement le lot de ces êtres pour qui l’injustice en ce monde commença dès le ventre de leur mère. En général, ils sont voués à la mendicité, à une existence toute de honte et d’abjection.

Une intelligence surprenante—Dieu daigne souvent toucher du doigt sa créature la moins parfaite—avait préservé Jean Maniglier de la dégradation où tombent les faibles sur notre terre de granit. Né en pleine paysannerie, comme ses parents acharnés contre un sol ingrat, après avoir, dans les années de son enfance maladive, gardé les ouailles à travers les prairies et plus d’une fois, dans les forêts de chênes, au risque de se faire dévorer, les truies avec leurs marcassins, vers dix-huit ans, il avait essayé de se prendre à la terre. Impossible! Ses bras tremblants n’avaient soulevé le pic qu’avec peine et avaient totalement manqué de puissance pour peser sur l’oreillette de la charrue et enfoncer le soc dans les sillons. Il fallut tourner bride à un labeur qu’il eût aimé. Les champs, où il eût passé délicieusement sa vie, lui devenaient inaccessibles. Il quitta les Aires tout honteux, et, en pleurant, s’enfonça dans les Montagnes-Noires.

Certes, le dessein de cet infortuné n’était pas de tendre la main aux portes des fermes. Malgré le sac de toile de genêt que sa mère prudente lui avait passé au col, il était déterminé, au contraire, à gagner son pain, à le gagner sans s’avilir à la sueur ensemble de toute son âme et de tout son corps. Cela était beau, et je ne sais, moi qui, dans ces dernières années, reçus les confidences de Braguibus, quelle intuition native ce rustre avait de la noblesse humaine. Il entra, en qualité d’aide-berger, de pillard, selon l’expression cévenole, à la borde des Quatre-Chemins, non loin de Rieussec.

C’est dans les solitudes de ce pays pauvre et morne jusqu’à la désolation que s’éveilla l’instinct musical de Jean Maniglier. En un séchoir de châtaignes, où l’on passait la veillée, ayant ouï un pâtre jouer un noël sur le fifre, il en rêva plusieurs nuits et n’eut de cesse qu’il n’eût acquis, à Saint-Pons, l’instrument auquel il avait dû des jouissances si pures, si inconnues.

Désormais, ce fut pour lui comme une fête éternelle, à travers les garrigues. Ayant inspiré quelque intérêt à l’éminent artiste du séchoir, frappé de ses dispositions naturelles, il en reçut des leçons, et ne tarda pas à savoir guider ses doigts sur les six trous. Quelle joie! quel enivrement! quand, un soir, ramenant ses longues files de chèvres et de moutons aux étables, il modula son premier accord. Cet enfant délicat et sensible, en qui la nature, avare du côté du corps, avait déposé tous les trésors de l’âme, faillit se trouver mal de plaisir. Les cieux venaient de s’ouvrir sur sa tête.

La voie de Braguibus était trouvée. Il serait musicien. Comme le vieux pâtre de Rieussec, lequel, depuis vingt ans, avait abandonné son premier métier, trouvant plus lucratif et moins pénible d’aller sonner du fifre aux fêtes des villages, aux noces, aux baptêmes, voire aux enterrements, lui aussi se ferait fifreur. D’ailleurs, pouvait-il demeurer toute sa vie pillard, c’est-à-dire berger sans gages, pour la soupe et le pain seulement? Il était bien évident que, chétif des jambes, des bras, de toute sa personne, incapable par conséquent d’en imposer aux loups, très hardis aux Montagnes-Noires, il ne se trouverait jamais un propriétaire pour lui confier la garde exclusive d’un grand troupeau. Il s’acharna d’autant plus à son instrument, qu’il deviendrait sa ressource unique dans l’avenir; qu’il entrevoyait l’espoir de retirer, un jour, de ce morceau de buis, habilement manœuvré, de gros sous et la liberté.

On avait complétement oublié Braguibus aux Aires, ses parents eux-mêmes ne songeaient plus à lui, quand, un soir d’été, un dimanche, au moment où, sur la place du village, jeunes gens et jeunes filles, vieux bonshommes et vieilles commères, devisaient de diverses façons, assis autour du four communal, une ariette légère et vive comme l’aile d’une hirondelle, vola au-dessus des têtes et les fit toutes se redresser. D’où partaient ces sons éclatants, plus purs que le bruit des cascatelles de Lavernière, plus suaves que les notes perlées du rossignol? Chacun s’interrogeait, lorsque Jean Maniglier surgit au point culminant du sentier qui, des profondeurs de la vallée d’Orb, grimpe droit jusqu’au hameau. Je laisse à penser si l’accueil fut bruyant, enthousiaste, chaleureux.

Il y avait huit jours à peine que Barnabé Lavérune résidait à Saint-Michel, affublé de la soutane de mon oncle et nanti de la situation qu’il avait longtemps guignée, quand se produisit, aux Aires, l’extraordinaire événement de l’arrivée de Braguibus. Chaque famille tint à honneur de fêter le nouveau venu, dont le fifre du reste paya toujours l’écot avec usure; mais Barnabé mit une sorte d’acharnement à l’attirer à Saint-Michel.

Jean Maniglier, qui avait besoin d’être patronné dans les environs, jusque dans son propre village, où, d’habitude ancienne, à la fête patronale, on engageait des ménétriers étrangers, comprit tout de suite le parti qu’il pourrait tirer de ses relations avec le Frère, et se laissa faire volontiers. On mangeait copieusement à l’ermitage, on y buvait mieux encore, puis Barnabé entamait son inépuisable répertoire de chansons, de noëls, et Braguibus l’accompagnait.

Le Frère était aux anges. Certes, au Poujol, à Villecelle, à Rosis, où l’ancien vannier de la rivière d’Orb, que l’œil de mon oncle ne pouvait suivre partout, s’était plus d’une fois ébaudi en des bourrées mirifiques, Barnabé avait entendu le fifre souffler tous ses vents par tous ses trous. Mais nulle part, il ne lui était arrivé d’ouïr rien de semblable à la musique de Braguibus. Ailleurs, l’instrument partait en notes criardes, suraiguës; à Saint-Michel, sous les doigts souples de Jean Maniglier, il ne laissait échapper que des sons doux, moelleux, allant droit au cœur pour le faire délicieusement s’entr’ouvrir, ou bien aux yeux pour les faire pleurer. Et quelle incroyable variété dans les airs! A présent, c’étaient les soupirs si pénétrants de la fauvette; un moment après, le cantilène incomparable de la grive sous les genévriers; puis les trilles entre-croisés de la linotte et du chardonneret; enfin la fusée sonore du loriot, ce ténor infatigable de nos châtaigneraies. Oh! décidément, c’était passe-temps céleste que d’entendre le fifre de Braguibus! Le Frère le crut un peu sorcier.

Cette intimité, d’abord toute d’enthousiasme artistique, tourna bientôt, chez l’ermite comme chez le musicien, à des calculs positifs. Pour le paysan, l’argent est au fond de toutes choses, et son âme paraît-elle intéressée à la partie, il ne faut pas s’y méprendre, c’est à l’argent qu’il en veut.

Après deux semaines de relations, nos Cévenols s’étant tâtés mutuellement, sachant bien de quel profit ils pouvaient devenir l’un pour l’autre, signèrent un traité d’alliance offensive et défensive. Barnabé, très recherché aux Aires, très répandu dans la montagne, partirait le premier en guerre et découvrirait la besogne à Braguibus. Il le recommanderait dans les fermes riches pour les baptêmes, les premières communions, les mariages, au besoin pour les enterrements, car notre artiste gardait en réserve, dans les profondeurs de son fifre et de son génie, des chants funèbres aussi tristes, aussi désolés, que le Dies iræ ou le Requiem. L’ermite de Saint-Michel s’engageait, en outre, à présenter son protégé à tous les Frères libres de la vallée d’Orb, surtout à Adon Laborie, de Notre-Dame de Nize, à qui sa sainteté avait créé dès longtemps une situation tout à fait prépondérante dans le pays.

Braguibus, de son côté, promettait sous la foi du serment de tenir grand compte, durant ses pérégrinations, de l’œuvre poétique de Barnabé, dont il jouerait les airs sur le fifre et chanterait les paroles au besoin. Non-seulement, pour solenniser les fêtes où ses talents seraient réclamés, il mettrait en avant le répertoire fort riche en motifs variés de l’ermite; mais à l’église, les jours de Pâques, de Noël, il ne consentirait jamais à accompagner d’autres cantiques que les siens.

Il va sans dire que Barnabé, absorbé par ses préoccupations paternelles, ne négligea point de régler la question des droits d’auteur: il toucherait dix sous toutes les fois que Braguibus serait engagé soit aux Aires, soit dans les villages environnants. C’était la part de Félibien.

Mais l’article le plus longuement débattu de cette convention très diplomatique fut celui où il était question des ouvrages encore inédits de l’ermite de Saint-Michel. Barnabé, bien qu’investi désormais de fonctions semi-religieuses, ne comptait nullement fausser compagnie à la muse, et il exigeait de son associé qu’il lui fournît le plus souvent possible l’occasion de lui donner de nouveaux rendez-vous.

Grâce aux bons offices de tous les Frères libres de la vallée, Braguibus serait bientôt le fifreur le plus en renom des Cévennes méridionales: lui en coûterait-il beaucoup, tout en vulgarisant les anciennes chansons de son ami, de prévenir les filles et les garçons que, pour changer de métier, Barnabé Lavérune n’avait pas changé de caractère, et qu’il lui restait, comme par le passé, au fond du sac, des rimes amoureuses pour les galants?

Je le proclame à son honneur, Jean Maniglier, assez naïf, assez religieux pour croire les devoirs d’ermite peu compatibles avec les libertés du chansonnier, osa lutter contre l’âpreté violente du Frère, tout entier à son Félibien; mais il fut rageusement traqué sur tous les points, menacé d’un abandon qui le précipitait de nouveau dans l’aventure, et cet homme faible céda.

Le lecteur sait désormais comment Simonnet Garidel, épris de Juliette Combal, fut amené à donner à l’ermite de Saint-Michel commande d’une chansonnette amoureuse: incontestablement, il y avait sous roche du traité passé, dix ans auparavant, entre le Frère et Braguibus.

Du reste, il faut le reconnaître, Simonnet Garidel était bien le garçon des Cévennes le plus timide en amour, le plus empêché, par conséquent le moins capable de se tirer par ses seules forces du pas difficile où il avait laissé tomber son cœur. Nos villageois s’amusant peu aux bagatelles du sentiment, les mariages, chez nous, se bâclent vite; mais Simonnet s’était avisé de devenir amoureux, et les choses traînaient en longueur. Depuis plus de six mois, il aimait Juliette Combal. Par malheur, rencontrant la jeune fille, ses parents, non-seulement il n’avait pu jusqu’ici prendre sur lui de leur souffler un mot de ses intimes intentions, mais il n’avait su que fuir ou se cacher. Le minois frais, souriant de Juliette l’effrayait plus encore que la face parcheminée de la vieille Combale, l’air sérieux du maire, et il prenait ses jambes à son cou.

Franchement c’était pitié de voir un grand gaillard, vigoureux comme un chêne, poilu jusqu’au blanc des yeux, trembler ainsi qu’une feuille parce qu’une petite fille, que sa main trop robuste eût écrasée comme un papillon si elle avait tenté de la saisir, venait à passer sur son chemin; et Braguibus, ce ciron, avait reproché cent fois à ce géant son défaut d’audace, sa lâcheté. Mais rien n’y faisait, et Simonnet, en véritable bête fauve, continuait à s’éclipser dès qu’il apercevait Juliette, qu’il recherchait pourtant dans tous les sentiers de la campagne et dans toutes les ruelles du hameau.

A la fin, Braguibus, ce médecin par état des cœurs malades, désespérant de l’efficacité de ses conseils, toucha un mot à Barnabé de la situation piteuse du jeune paysan. Du premier coup d’œil, l’ermite jugea l’affaire excellente. Les Garidel ne possédaient pas moins de vingt mille francs de bonne terre au soleil; quant aux Combal, la plus grosse fortune des Aires, ils en possédaient quatre fois plus. On pouvait donc s’occuper de Juliette et de Simonnet, car il en reviendrait toujours quelque profit.

Le plan fut arrêté sans désemparer. Tandis que Braguibus endoctrinerait le vieux Garidel, Barnabé, lié de longue main avec le maire Combal, essayerait d’habiles démarches dans le but d’amener, entre les deux pères, une entente mutuelle. Si la Combale, avare et tenace dans sa volonté, faisait échouer ce commencement d’entreprise, on recourrait à la chanson et au fifre pour frapper un grand coup sur le cœur de la jeune fille. Enfin, si les vers du Frère et la musique de Maniglier n’obtenaient pas le succès qu’on était en droit d’en attendre, alors... eh bien! alors on travaillerait les jeunes têtes des amoureux et on disposerait tout pour un enlèvement.

Les premières tentatives ayant avorté, et nos Cévenols, ne sachant se déprendre du gain qu’ils avaient reluqué, on en était arrivé au deuxième expédient, au fifre et à la chanson.


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