Barnabé
V
M. Michelin n’aime pas le veau: «Viande peu mûre, viande creuse!»
Barnabé se précipita vers la chapelle pour y vaquer aux derniers apprêts de la messe; frère Gratien et moi, nous le suivîmes.
Tandis que l’ermite de Saint-Michel, ému de tout ce qu’il venait d’entendre, remplissait en maugréant les burettes, plongées à plusieurs reprises dans l’eau; que son confrère de Saint-Sauveur, alerte, fourbissait avec un torchon la sonnette de l’autel et l’encensoir; moi, préoccupé des hautes fonctions que j’allais être appelé à remplir auprès de M. le curé-doyen de Bédarieux, je revêtais ma soutanelle rouge, glissais par-dessus mon surplis tout nouvellement repassé avec amour par Marianne, et ornais ma tête ébouriffée de ma calotte de cardinal.
—Ah! il veut me tuer pour s’approprier mon bien! grommelait de temps à autre Barnabé. Ah! il veut me tuer, ce brigand de la Calabre!
Il ne pouvait tenir en place, et, tout en rinçant les burettes, qui tremblaient entre ses mains, il marchait dans tous les sens à travers la sacristie. Tout à coup, le verre fuit de ses doigts, et clac! une burette vole en éclats sur le pavé.
—Eh bien, Frère! lui dit Gratien Pastourel d’un ton d’affectueux reproche, ce que l’on casse ne sert ni aux hommes ni au bon Dieu.
Barnabé releva sa tête; tous les poils en étaient hérissés.
—Plût au ciel que ce fut Venceslas et non cette burette que j’eusse brisé ainsi en mille morceaux! articula-t-il, l’œil étincelant et farouche.
Puis, s’avançant vers moi:
—Pétiot, me demanda-t-il, sais-tu si M. Anselme Benoît a toujours ses pistolets?
—Je les ai vus chez lui l’autre jour, j’ai même tiré un coup avec...
—Nous les lui emprunterons, n’aie peur, nous les lui emprunterons. Je m’armerai comme saint Michel.
Un bruit effroyable de pas et de voix se fit incontinent dans la chapelle.
J’accourus.
C’était une bande de deux à trois cents gamins, avant-garde obligée de toute procession en nos montagnes. Il y avait, mêlées aux enfants de la ville, parmi lesquels je reconnus d’anciens camarades de l’école Brémontier, des escouades de petits paysans, naturels de Nissergues, Villemagne, les Aires, Margal et autres lieux circonvoisins. Ils portaient avec eux une longue croix de bois peinte en noir, aux deux bras de laquelle étaient nouées des banderolles de ruban violet. Je passai au milieu d’eux grave et morne, sans vouloir reconnaître personne. Les plus téméraires, les plus effrontés me regardèrent ébahis, et, tenus à distance par mon allure sérieuse, la majesté de mon costume, aucun d’eux n’osa m’aborder.
«C’est lui, chuchotait-on, c’est lui!»
Mais il ne se trouva pas un audacieux pour m’adresser un mot.
Une fois mon beau costume endossé, toutes sortes d’idées ambitieuses m’avaient envahi l’esprit. Mon plan, en quittant brusquement les ermites, n’était pas de me mêler à la procession; je méprisais cette tourbe: je voulais au plus vite rejoindre le clergé et me confondre avec lui. Quel honneur de paraître, aux yeux de tous les villages de la vallée d’Orb, au milieu des vicaires, des curés, de me trouver peut-être placé par le hasard à côté de M. le doyen, superbement paré de son rochet brodé et de son camail de soie! Je me voyais déjà mêlant ma voix aigre et perçante aux voix mesurées, capables, des ecclésiastiques pour achever le chant des Litanies.
Malheureusement la foule, déferlant comme une mer sur le plateau, m’arrêta court au sortir de la chapelle. De quel côté tirer? Je me jetai en un escarpement difficile, comptant m’échapper par là. Impossible: le flot battait tout le rocher, et je me vis contraint de reculer.
Cependant, les masses profondes des pèlerins, surexcitées sans doute à la vue de la chapelle de Notre-Dame de Cavimont, où s’accomplirent tant de miracles, du sanctuaire vénéré de Sainte-Anne-la-Marieuse, si fertile en prodiges, venaient de reprendre les Litanies de la Sainte Vierge, et les chantaient avec transport. C’était un concert à la fois admirable et effrayant, dont ces solitudes tremblaient, frémissaient, dont les rochers impénétrables, frappés directement par les voix, renvoyaient à la vallée tranquille les échos tonitruants et prolongés.
Au-dessus des têtes, moutonnant comme des vagues qui eussent gravi le mamelon, flottaient les drapeaux des corporations laïques indigènes: les Aînés, les Cadets, les Pénitents-Blancs, les Pénitents-Bleus; les bannières des confréries de femmes: les Dames du Saint-Calice, les Dames-Noires, les Filles de la Sainte-Espérance, les Filles des Clous-du-Calvaire; enfin des croix énormes, où le divin Crucifié, grand comme un homme, pleurait de vraies larmes et saignait à la fois par les cinq plaies.
Le clergé parut dans cette multitude chantante, aux costumes divers, bariolée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Non-seulement je vis M. Michelin, suant et soufflant au milieu de ses vicaires, moins accablés que lui; mais je reconnus les desservants des villages environnants, et, parmi eux surtout, M. Martin, d’Hérépian, redevenu luisant et propre comme un miroir. Derrière lui, marchait, d’un pas recueilli et récitant son chapelet, le frère Adon Laborie, ermite de Notre-Dame de Nize. C’était un grand vieillard, maigre, le dos voûté, la tête penchée en avant. Une barbe blanche, longue et annelée, comme en portèrent les rois assyriens, encadrait sa figure osseuse, jaunâtre, à profil d’ascète, une figure descendue d’un cadre de Zurbaran. Ses yeux, perdus au fond d’orbites noirs, couronnés de sourcils épais, lançaient des rayons timides et voilés. Il allait paisible, se retournant de temps à autre pour murmurer quelques paroles à l’oreille d’un confrère qui cheminait à ses côtés.
Ce confrère, que je n’eus aucune peine à reconnaître, n’était autre que le robuste Agricol Lambertier. Hélas! il s’en fallait que l’attitude de l’ermite de Saint-Pantaléon de Boubals à la procession eût le caractère de noble réserve religieuse qui distinguait à un si haut point celle du frère Laborie! Au lieu de chanter les Litanies ou de tourner dans ses doigts les grains de son chapelet, Agricol Lambertier, un plantureux gaillard débordant de séve et de vie, jacassait, riait, batifolait avec une jolie fille bien découplée, haute en couleur, à la chair appétissante, aux lèvres de vermillon.
—Victoire! belle Victoire! lui disait-il en s’émancipant.
—Frère! Frère!... lui répétait à tout propos Adon Laborie, scandalisé et lui touchant le coude.
Mais la partie de la procession la plus curieuse, la plus pittoresque, la plus originale, était celle qui venait immédiatement après les prêtres. Là aussi on chantait, peut-être même les voix atteignaient-elles une sonorité plus éclatante; seulement, au lieu de s’échapper du gosier éraillé d’un paysan ou de la bouche étroite de quelque dévote au col déjeté, le cantique sortait de poitrines plus robustes et plus profondes.
Les promenades religieuses aux chapelles votives sont, en toute l’étendue des Cévennes, l’occasion de festins sur l’herbe, de copieuses et franches lippées au bord des sources murmurantes, de beuveries homériques à l’ombre des arbres et des rochers. Cet appétit féroce de nos pèlerins enthousiastes, que l’air plus vif des hauteurs stimule encore, nécessite d’énormes approvisionnements. Aussi, tandis que les enfants tout en fête marchent en avant, lançant les Litanies aux échos de la vallée, quelque parent, placé en arrière du clergé, se résigne-t-il à pousser un âne chargé des croustades, des rôtis, des gâteaux, des bouteilles, qui tout à l’heure réjouiront les estomacs affamés.
Il n’est pas rare, chose gracieuse et touchante! au-dessus des paniers collés aux flancs de la pauvre bourrique, de voir surgir soudain, du milieu des victuailles grouillantes, le visage rose et souriant d’un bébé. Cet être délicat, mignon, folâtre, a essuyé dans l’année quelque grave maladie, et on le mène à Cavimont pour l’y recommander à Notre-Dame.
A un âge dont je n’ai pu conserver la mémoire, je fis moi-même trois fois ce voyage, et ma mère ne voulut laisser à personne la fatigue de conduire la bête qui me portait. Sainte et admirable femme!
On devine les bruits étranges qui doivent retentir dans les rangs de cette deuxième procession. Les ânes, s’en donnant à cœur joie en ces jours de réjouissance universelle, entonnent leurs plus belles antiennes; les chevaux hennissent, hérissant leurs crinières et leurs queues; les mulets brutaux lancent des ruades mirifiques. C’est un brouhaha étourdissant, au milieu duquel se démène, à grand renfort de voix, de gestes, de gourdins, tout un peuple de conducteurs, de conductrices endimanchés, marmottant des prières ou fredonnant des chansons.
Le clergé, qui était devenu ma préoccupation unique, fendit la foule immobile sur le plateau débordant et pénétra dans la chapelle. Tous les prêtres, après la lecture d’une oraison faite par un vicaire, lecture destinée à clore les Litanies, s’acheminèrent vers la sacristie. M. Michelin, dont de grosses gouttes de sueur criblaient le visage écarlate, adressa quelques paroles à Barnabé, et demanda à s’habiller incontinent pour la messe.
—Hâtons-nous, dit-il, car je suis très fatigué.
Et, se tournant vers M. Martin, d’Hérépian:
—Monsieur le curé, présentez-moi l’amict, je vous prie.
M. Martin, sur le modeste vestiaire de Notre-Dame, saisit un carré de toile blanche, première pièce du vêtement compliqué que le prêtre revêt avant de monter à l’autel, et l’offrit au doyen, qui le baisa et se le passa sur les épaules.
Impatient d’être remarqué,—jusqu’ici M. Michelin n’avait pas même abaissé un regard sur moi,—tandis que les vicaires vaquaient à des occupations diverses: se lavaient les mains à la cruche, se rafraîchissaient le front avec leurs mouchoirs tout imbibés, je me faufilai jusque sur le marchepied, où seuls se tenaient debout le curé de Bédarieux et son sacristain, le desservant d’Hérépian.
—Eh bien, mon ami, avez-vous préparé un bon dîner au moins? demanda M. Michelin.
—J’espère que M. le doyen sera satisfait.
—Mon estomac bat la chamade, et je me sens d’un appétit à dévorer des cailloux.
—Vous auriez dû prendre quelque chose avant de quitter Bédarieux.
—C’est vrai. Un instant, j’ai eu l’idée, redoutant de ne pouvoir rester à jeun jusqu’à midi, de me décharger sur un de mes vicaires de la messe de Cavimont. Puis je n’ai pas osé. C’est moi qui célèbre cette messe tous les ans, et mon abstention eût produit un effet déplorable.
—Ah! c’est qu’aussi il n’est pas d’ecclésiastique dans le diocèse qui s’entende comme M. le doyen à donner de la pompe à nos cérémonies.
—Vous êtes trop aimable... Passez-moi le cordon.
Avant que M. Martin eût pu le saisir, je m’étais précipité et avais happé le cordon de coton blanc à pompons que le prêtre se noue par-dessus l’aube. Un genou en terre, je le tendis à M. le curé de Bédarieux, qui le prit et ne me regarda point. Il se retourna vers M. Martin.
—Quel potage? lui demanda-t-il tout bas.
—Une soupe de mouton à la purée de pois.
Les grosses lèvres rouges du doyen eurent une moue significative.
—Enfin! murmura-t-il d’un ton résigné... Et après cette soupe de mouton, que je n’aime guère?
—Un plat de veau aux carottes...
—Des carottes! Mais ce n’est pas vendredi aujourd’hui, curé. Nous sortons à peine du carême.
—Aussi ai-je noyé une bonne rouelle de veau parmi les légumes.
—Du veau! du veau!... Viande peu mûre, viande creuse... Donnez-moi l’étole.
Il se croisa l’étole sur la poitrine et murmura quelques mots latins.
—Avez-vous songé aux hors-d’œuvre? reprit-il gravement.
—Oui, monsieur le doyen: il y a un dindon à la broche.
—Comment, un dindon pour hors-d’œuvre! Êtes vous fou, par exemple!
—Il est fort beau, il pèse douze livres.
—Vous ne me comprenez pas: je vous demande si vous vous êtes procuré du beurre frais, des olives, du saucisson, du thon mariné, des anchois...
—Non, monsieur le doyen. Mais Jeanneton a fait une croustade magnifique.
—Quels entremets?
—Avec l’abatis du dindon...
—Ne me parlez plus de votre dindon! interrompit M. Michelin, dont la gourmandise déçue avait enflé la voix. Venceslas Labinowski, ce voleur, nous traita mieux l’année passée dans son ermitage, que vous ne nous traitez dans votre cure. Quelle cuisine, Dieu m’assiste! quelle cuisine!... Avez-vous pensé aux vins?
Le pauvre desservant, ahuri, balbutia:
—J’ai acheté cinquante litres de vin de Maraussan au frère Barnabé, de Saint-Michel.
—Du vin quêté aux portes!... Il doit être bon! dit M. Michelin, haussant les épaules. D’ailleurs, le maraussan est un vin liquoreux, c’est un vin de dessert, et j’espère que vous n’oserez pas nous le servir comme ordinaire.
—Mais j’ai du vin rouge du pays de cette année...
—Eh quoi! pas la moindre bouteille de saint-georges ou de faugères?...
M. Martin, écrasé, ne répondit pas. Il prit sur le vestiaire le manipule et avec une épingle l’attacha au bras droit du célébrant. Celui-ci lui lança un regard où l’ironie et le dédain pétillaient ensemble; puis, avant que le malheureux curé d’Hérépian lui présentât la chasuble, l’enlevant de ses doigts crispés, il la revêtit tout d’un coup. Il en nouait vivement les cordons, quand les ermites, ayant mis quelque ordre parmi l’assistance, qui se bousculait dans la chapelle trop étroite, étant parvenus surtout à obtenir un peu de silence, reparurent dans la sacristie. M. le doyen leva la main, indiquant par un geste à deux de ses vicaires qui venaient d’endosser l’un la dalmatique de diacre, l’autre celle de sous-diacre, de se ranger devant lui, et l’on marcha processionnellement vers le chœur.
«Et moi? et moi? Je n’aurais donc pas la gloire de servir la messe à M. le doyen?»
Hélas! je venais de recevoir la première grande humiliation de ma vie. Malgré ma soutanelle rouge qui me seyait si bien, mon surplis amidonné et raide comme une planche, ma calotte de cardinal, qui me donnait un petit air de jeune pontife, je n’étais rien, on ne m’avait pas vu, je n’existais pas.
Soudain, des éclats de rire m’emplirent les oreilles et m’arrachèrent à ma mélancolie. C’étaient les ermites.
Après avoir discrètement fermé la porte de la sacristie, au lieu d’assister à la messe qu’on célébrait solennellement, ils étaient là tous les quatre, le dos à la muraille, devisant de joyeusetés. Quels bons drilles que ces Frères libres de Saint-François! Pour l’instant, le frère Agricol Lambertier, ermite de Saint-Pantaléon, de Boubals, avait la parole:
—... Vous comprenez bien, disait-il, continuant le récit de je ne sais quelle aventure galante, vous comprenez bien, mes amis, qu’en dépit du coup de fourche reçu sur le bras, je ne lâchai point Victoire. Je me souviens même que je l’embrassai au nez de celui qui voulait me la prendre. Cependant il fallait en finir avec mon ennemi, qui à la longue m’eût assommé sur place, et, retenant toujours la fillette d’une main, je dépêchai de l’autre un si joli soufflet au perruquier de Boubals qu’il en trébucha sur le sol.—«Pour t’apprendre, jeune homme, lui criai-je, qu’il ne faut point me déranger dans mes folies amoureuses, et que, parce qu’on tient un rasoir, on n’est pas capable de faire la barbe au frère Agricol Lambertier...»
Barnabé éclata de rire, et si bruyamment que le frère Adon Laborie, quittant sa place, d’un geste rapide lui appliqua une de ses mains sur les lèvres.
—Comment, lui dit-il, vous n’êtes pas honteux de faire tout ce tapage, quand, à deux pas de nous, on chante la sainte messe! Que voulez-vous que pensent les fidèles assemblés, s’ils vous entendent? Moi, malgré mes septante années, je suis allé à pied, ce matin, de mon ermitage à Bédarieux, et à pied je suis arrivé jusqu’à Notre-Dame avec la procession. J’ai cru que je tomberais de faiblesse en montant la côte de Cavimont, et si, à cette heure, on ne me voit pas suivre l’office divin, prosterné dans le chœur, c’est uniquement que je crains de me trouver mal et de troubler la solennité en quelque façon... Mais vous autres, ermites sans règle et sans discipline, que faites-vous dans la sacristie? Croyez-vous, frère Gratien, que le moment soit bien choisi pour nous parler de l’argent qu’on vous a volé?... Pensez-vous, frère Agricol, que le lieu où nous sommes soit l’endroit convenable pour y compter vos entreprises sur les filles de Boubals?... Êtes-vous bien sûr, frère Barnabé, qu’en ce jour de fête, nous nous soyons réunis ici, sous l’œil de la Sainte Vierge, pour y rire tant seulement et pour y folâtrer!...
—Halte-là! frère Adon, je...
—Où sont les temps d’autrefois! interrompit l’ermite de Notre-Dame de Nize avec mélancolie. Aux époques anciennes, les Frères libres de Saint-François ne ressemblaient pas aux Frères libres d’aujourd’hui. Au lieu de songer toujours à eux, comme nous autres ici présents, comme ce malheureux Barthélemy Pigassou, qui n’aime le prochain que pour le vin qu’il peut lui prendre, comme ce misérable Venceslas Labinowski, lequel a trahi le bon Dieu à l’exemple de Judas, ils étaient pieux, serviables à tous, ne quêtaient jamais pour entasser, mais tout au plus pour se nourrir... Frère Barnabé, j’ai connu l’ermite que vous remplaçâtes, c’était un saint; tandis que vous...
—Oh! moi, s’empressa de dire le Frère de Saint-Michel, moi, j’ai plus d’une peccadille sur mon âme, comme j’ai plus d’une verrue sur mon corps. Que voulez-vous que j’y fasse, s’il n’a pas plu au bon Dieu de me donner plus de qualités? En fin de compte, la faute en est à lui qui, pouvant m’amender à plaisir, ne s’en occupe nullement... Du reste, vous savez, mon fils Félibien est dans les horlogeries, à Moret, département du Jura, et, de toute nécessité, je dois travailler pour lui.
—Si c’est afin de gagner de l’argent à votre fils que vous êtes entré dans notre Ordre, vous eussiez mieux fait de demeurer vannier aux bords de la rivière d’Orb.
—Vannier! vannier! s’écria Barnabé presque furieux. Et vous, pourquoi n’êtes-vous pas resté à la verrerie du Bousquet à souffler des bouteilles. Je vois, frère Adon, que si pour moi il faisait trop froid aux bords de la rivière, il faisait trop chaud pour vous devant la bouche du four.
Aux joues blèmes du vieil ermite de Notre-Dame de Nize s’allumèrent de petites flammes rouges, son œil à demi-éteint se ranima, et, levant ses deux bras tremblants vers la porte de la sacristie accédant au chœur:
—Mon Dieu, dit-il, Seigneur mon Dieu, je vous prends à témoin. C’est pour mieux vous aimer, pour mieux aimer mon prochain, que voici bientôt vingt ans j’entrai dans l’Ordre des Frères libres de Saint-François. Dites à ces hommes qui m’accusent, dites-leur, mon Dieu, si jamais je demandai un sou à personne, et si les pauvres du pays ne profitèrent pas toujours des aumônes que m’avaient faites les braves gens...
Sa voix faible expira dans les sanglots.
Les frères Gratien, Agricol, saisis, l’entourèrent et le conduisirent vers son escabelle, qu’il ne retrouvait plus. Enfin, Barnabé, fort embarrassé de son personnage, s’approcha à son tour tout hésitant, tout penaud.
—Ermite de Saint-Michel, lui dit le frère Laborie surmontant son émotion, le brigadier de gendarmerie de Bédarieux, avec qui je causais l’autre jour, m’a avoué que, depuis votre méchante affaire avec M. Cœurdevache, de Saint-Pons, il a les yeux sur vous. M. le curé des Aires a eu beau donner cent francs, on vous surveille, je vous en préviens charitablement. Je vous conseille à l’avenir d’imiter mon exemple: voyagez sans monture et sans besace, ayez tant seulement votre bourdon. Ainsi faisant, on ne vous soupçonnera pas d’en vouloir au bien d’autrui.
Barnabé demeura interdit. Sa face se crispa et soudain devint écarlate. Il n’est pas sûr que ce rustre, entraîné par son tempérament sauvage, n’eût fait un mauvais parti à son confrère de Notre-Dame de Nize, s’il se fût trouvé seul avec lui. Contraint de réprimer les fureurs qui le soulevaient, il ouvrit brusquement la porte de la sacristie et disparut dans la chapelle. Il avait besoin d’éviter les lanières dont les coups lui bleuissaient la peau.
Les frères Agricol et Gratien, «qui n’étaient pas sans péché,» redoutant aussi la correction, s’esquivèrent.
«Quels ermites! marmotta frère Adon Laborie, joignant dévotement ses mains où reparurent les grains de son chapelet, quels ermites!»
Moi, je dépouillai ma soutanelle, mon surplis, ma calotte, et, comme une anguille, m’étant coulé entre les flots des assistants, je me sauvai à travers le plateau.