Barnabé
IV
Après un plongeon de plusieurs mois, Venceslas et Catherine reviennent sur l’eau.
Une heure de travail acharné nous suffit à peine pour débarrasser la chapelle de Notre-Dame de la poussière et des araignées qui l’encombraient. Peut-être, en y regardant bien, malgré les torchons promenés dans tous les sens à la cime d’une latte, eût-on découvert encore en maints endroits plus d’un lambeau de toile noirâtre tombant des voûtes; mais l’aspect général était décent, et Barnabé, dans sa sagesse, décida que nous devions nous en tenir là.
Restait le petit sanctuaire de Sainte-Anne-la-Marieuse, à cinquante mètres plus loin sur la roche nue. Nous y volâmes, et je passai le balai à travers les dalles branlantes, tandis que le Frère époussetait les candélabres en bois doré des gradins, lavait soigneusement la pierre sacrée de l’autel et étendait dessus une nappe blanche en gros fil de genêt.
—Enfin, souffla l’ermite, la procession peut arriver!
A ce moment, Baptiste, que nous avions laissé paissant les frigoules rares et maigres qui égayent les déchiquetures de l’énorme bloc, parut à la porte de la chapelle de Sainte-Anne; son poil était hérissé, ses oreilles étaient droites, et sa queue, soulevée, se tendait rigide comme un bâton. En nous apercevant, il fila les plus jolies notes de sa gamme.
—Il y a du nouveau, dit Barnabé, attentif au chant et à toute l’attitude effarée de sa bête.
Il lui fit un signe. Baptiste, la langue au repos, marcha devant. Nous le suivîmes.
Il y avait du nouveau, en effet.
Sur le seuil de l’ermitage de Cavimont, une forme humaine était accroupie. Cette forme, habillée d’une grosse robe de bure, comme si elle n’avait pas assez des trois marches de pierre de taille pour la porter, projetait en avant ses deux mains fixées à un bâton noueux. D’où venait ce Frère libre de Saint-François? Qui était-il? Sa tête disparaissait entre les deux manches très amples de son habit monastique, du reste fort sale et déchiré par-ci par-là.
Nous nous approchâmes.
L’étranger, accablé sans doute par la fatigue et ayant trouvé une posture qui le délassait, ne bougea pas. Barnabé, impatienté, lui posa une de ses mains entre les deux épaules, et, le secouant:
—Sommes-nous homme ou bête? lui demanda-t-il.
Le voyageur n’articula pas un mot, mais se découvrit le visage.
—Comment, Pastourel!
—Oui, répondit l’autre avec un branlement de tête mélancolique, oui, Pastourel, Gratien Pastourel, ermite de Saint-Sauveur.
—Voyons, que se passe-t-il, Frère?
—Hélas! mon Dieu!...
—Vous voilà maigre comme un cent de clous, et vous paraissez triste à vous seul autant que tout un enterrement.
Frère Gratien se mit debout; puis, étendant vers l’ermite de Saint-Michel son bâton blanc de poussière, il lui dit d’un ton grave, presque fatidique:
—Barnabé Lavérune, prenez garde à vous!
Celui-ci tressaillit; ses cheveux, rudes comme une crinière, eurent un frissonnement qui les mit debout.
—Que veut dire ceci? que veut dire ceci? répéta-t-il.
En même temps, il soulevait le loquet qui fermait l’ermitage, et, par un geste, invitait le Frère de Saint-Sauveur à entrer. Pastourel ne se fit pas prier. Il s’insinua dans la cuisine. En cette pièce, restaient deux ou trois chaises en fort mauvais état et autant d’escabelles en bois de hêtre; Barnabé, rendu poli par la peur subite qui l’avait mordu aux entrailles, choisit la moins effondrée des chaises et l’offrit à son confrère, qui s’y laissa tomber en soupirant.
Barnabé considérait Gratien Pastourel avec un intétérêt ému, dont sa terreur secrète faisait tous les frais. Quant à moi, je demeurais interdit, à la fois surpris et épouvanté par les égards que l’ermite de Saint-Michel, si entier, si absolu, témoignait à celui de Saint-Sauveur, si chétif et si incapable, le cas échéant, de lui résister.
Le frère Gratien Pastourel était un petit vieillard de soixante-cinq ans environ. Sa figure, marquée de rides comme un fruit trop mûr, avait un ton blafard qui dénonçait l’épuisement complet de l’organisme. Partout le sang manquait pour vivifier les membres et le tronc. Ses yeux de couleur verdâtre, qui, malgré les dépressions qu’avaient subies les traits avec l’âge, s’étaient conservés grands, n’accusaient la vie que par intervalles. Sa tête, ronde comme une sphère, apparaissait luisante et totalement dégarnie. On le devinait, un rachitisme natif n’avait pas permis au crâne de conserver longtemps ses cheveux, la toison tout entière était tombée. N’oublions pas son nez, très mobile, lequel avait la courbe du bec de la chouette, et ses doigts singulièrement courts et crochus.
Cependant, le frère Gratien Pastourel, immobile sur son siége, se taisait. De temps à autre seulement, il lançait un regard à Barnabé, devenu son unique préoccupation.
L’ermite de Saint-Michel, dont les grosses joues rebondies, du vermillon, étaient passées au jaune pâle, paraissait fort inquiet, il tremblait presque.
—Allons, frère Gratien, dit-il ne tenant plus à son intime supplice, il ne faudrait pas être méchant envers moi. Je sais que, pareillement à Braguibus, des Aires, vous avez des accointances avec le malin esprit, qu’il vous a donné de grands pouvoirs sur vos semblables. Soyez de bon compte avec un ami, et ne me faites pas de mal, pour saint François, notre fondateur.
—Comment, vous aussi, vous croyez que je suis sorcier? répondit le petit vieux haussant les épaules.
—Tout le monde, aux Cévennes, connaît que vous jetez des sorts, et que, s’ils ne s’acquittent tôt, vous livrez à l’Autre vos créanciers récalcitrants.
—Vous me baillez là un plein boisseau de sottises, Frère. Je vous en préviens, si vous n’avez mieux au bout de votre langue, il serait séant de vous taire. Je suis sorcier comme je suis usurier; c’est-à-dire que je m’entends à ces deux métiers comme je m’entends à faire tourner la roue de la lune et la roue du soleil. Je suis bon, je suis serviable, voilà pour mon caractère. A présent, si vous tenez à savoir pourquoi, cette année, négligeant la procession de Bedarieux, où j’aurais dû prendre rang avec les frères Adon Laborie et Agricol Lambertier, et ne portant nulle attention à la maladie qui me tourmente, je suis venu seul à Cavimont, à travers les chemins de traverse, apprenez que c’est pour vous...
—Pour moi?
—Posez la main sur votre conscience, frère Barnabé: n’avez-vous jamais, avec vos doigts ou des bûchettes chargées de glu, enfin avec des moyens de ruse quelconques, fait venir à vous des pièces d’argent, voire des sous, qui dormaient doucement pour le bon Dieu au fond du tronc de Saint-Michel?
—Mais, frère Gratien!... s’écria l’ermite effaré.
—Il n’y a pas de frère Gratien... Vous l’avez fait, n’est-il pas vrai?... Bon!...
—Cependant, frère Gratien...
—Il n’y a pas de frère Gratien... Je sais tout, je lis en votre vie comme en mon paroissien ouvert soit à la messe, soit aux vêpres, soit aux complies.
Barnabé, atteint et convaincu, courba la tête.
Le Frère de Saint-Sauveur continua:
—Une autre fois, à Saint-Pons, vous avez passé votre main dans le tiroir de M. Cœurdevache, charcutier, rue de Castres, et un billet de banque de cent francs vous est demeuré collé aux ongles...
—Chut! chut!... Il y a du monde, Frère...
—Chut, tant qu’il vous plaira; mais la chose est arrivée, et à telles enseignes que la gendarmerie, mise sur pieds... Enfin, M. le curé des Aires, prévenu à temps, arrangea l’affaire. Il remboursa M. Cœurdevache, ce brave M. le curé...
Barnabé, la tête perdue, était tombé à genoux et tendait vers son terrible confrère des bras suppliants.
—Un jour, poursuivit l’implacable Pastourel, à la ferme de Castelsec, près de Maraussan, profitant du sommeil des hommes qui, sur le midi, dormaient leur sieste à l’ombre, vous vous êtes faufilé dans une cave où l’on filtrait le vin nouveau et avez, sans permission, rempli votre outre au robinet. Ah! si votre Baptiste pouvait parler comme l’ânesse de Balaam! Les bêtes parlaient du temps de Notre-Seigneur...
—Mon Dieu! mon Dieu du ciel! répétait Barnabé se frappant la poitrine.
—Et à Gathon Molinier, de Saint-Gervais, lui en avez-vous assez joué de tours!... Pauvre femme!...
—Je me convertirai, frère Gratien, je me convertirai. Je vous le jure, je fais vœu de retourner à Saint-Jacques de Compostelle, à Rome, où vous voudrez, pourvu que vous ne me perdiez pas, que vous ayez pitié de mon Félibien, pour qui j’ai commis plus de péchés que n’avait d’ans Mathusalem. Vous savez, Félibien Lavérune qui apprend les horlogeries à Moret, département du Jura...
—Vos litanies seraient trop longues, Frère; je saute plusieurs saints et je m’arrête.
—Merci à vous de tout mon cœur!
Il se releva.
—Mais où avez-vous pris connaissance de mes caravanes? demanda-t-il, moitié sérieux, moitié riant.
—Vous pensez sans doute que l’Autre?...
—Certes! il m’en court encore comme des lézards par tout le corps.
—L’Autre n’entre pour rien en votre histoire, Frère.
—Alors qui a pu deviner?...
—Qui?... N’avez-vous confié vos caravanes, comme vous dites, à personne?...
—A personne, frère Gratien Pastourel.
—Pas même à Venceslas Labinowski?
—Ah! le sacripant!
—Le mois d’avril a été des plus venteux, cette année, chez nous. Joignez à cela la pluie qui le plus souvent se mettait de la partie. La semaine dernière, une nuit que l’ouragan furieux hurlait autour de l’ermitage, soulevant les tuiles de mon toit et cassant quantité de branches dans les châtaigneraies environnantes, on frappa tout à coup à ma porte. Je ne dormais pas, et vous devinez qui fut surpris de sentir à pareille heure quelqu’un gratter au seuil de sa maison. Par une petite lucarne qui me sert de judas, je regardai. Les nuages marchaient dans le ciel semblablement à de grands troupeaux pressés de trouver un gîte, mais la lune brillait tout de même parmi les toisons, et je vis très distinctement le pèlerin qui venait de me tirer du lit. C’était un homme grand, maigre, vêtu plus misérablement que Job sur son fumier. Ce qui me fit trembler, c’est qu’il tenait un fusil à la main. Comme je ne soufflais mot, observant mon particulier, il recommença ses frappements.
«—Que me voulez-vous? lui criai-je enfin.
«—D’abord je veux manger, j’ai faim, me répondit une voix qui ne m’était pas inconnue.
«—Qui êtes-vous?
«—Un Frère libre de Saint-François.
«—Votre nom?
«—Venceslas Labinowski.
«Encore qu’une semblable visite me fâchât beaucoup, j’allumai la chandelle et fis jouer la clef dans la serrure.
«—Comment, c’est vous, Frère? lui dis-je. Miséricorde! en quel état vous voilà.
«Lui, avec l’aisance d’un homme qui rentre dans sa propre maison, déposa son fusil en un coin, rejeta sur une chaise la limousine trempée jusqu’au dernier fil qui l’enveloppait, et, me regardant avec des yeux égarés, presque furieux:
«—Vite, du pain, du vin, de la viande... Depuis deux jours, je n’ai rien mis dans l’estomac.
«Saisi de pitié, je courus à mes provisions. Il mangea à lui seul autant que toute une bande de loups.
«—Enfin que vous arrive-t-il? lui demandai-je, lorsque, étant rassasié, je le vis un peu plus tranquille.
«—Figurez-vous, me rapporta-t-il, que, depuis plus de trois semaines, les gendarmes de Bédarieux, d’Olargues, de Saint-Gervais sont à mes trousses. Ah! je lui donne du fil à retordre, à tout ce monde du gouvernement; mais je ne vous dirai pas ce qu’il m’en coûte de fatigues. Je ne mange guère et ne dors plus... Pourtant, si Catherine savait à quels dangers je m’expose pour elle!...
«—Catherine?
«—Vous avez bien entendu raconter qu’étant ermite de Cavimont j’enlevai la fille de la ferme des Trois-Chênes, près de Douch. La coquine! m’en a-t-elle fait voir de grises! Ah! frère Gratien, la femme, c’est un être terrible, voyez-vous. Comme cette fille aimait les rubans, les affiquets d’or, je pillai ma propre chapelle pour lui en procurer. Malheureusement, l’argent, même celui qu’on a volé au bon Dieu, n’est pas éternel, et les derniers sous de nos ventes à des juifs venaient d’être dévorés, que Catherine, prise soi-disant de remords, me quittait et rentrait dans son pays. D’abord, le coup ne me fut pas bien rude. Mais je n’étais pas seul depuis quinze jours, traînant mes pas dans les faubourgs écartés de Marseille, où nous nous étions réfugiés, que mon cœur revint à Catherine Verdelon pour ne plus s’en détacher. Il fallait que je la revisse, que je la revisse absolument. Pour la revoir, j’eusse bravé toutes les gendarmeries de la terre. Cela prouve que, lorsqu’une femme nous tient, elle nous tient sans retour. Je partis... Que de nuits passées dans les bois qui entourent les Trois-Chênes! que de jours, dans les grottes obscures du mont Caroux! Je la vis enfin, je la vis!...
«Le frère Venceslas s’arrêta un moment comme pour remâcher ces derniers mots; ils semblaient avoir pour lui un goût plus délicieux que le goût de la fougasse fraîche et du vin. Comme j’allais lui poser une question sur cette fille qui l’avait perdu, il continua son histoire:
«—Une nuit,—il y a quinze ou dix-huit jours de cela,—Catherine et moi, assis au fond d’une combe secrète, nous devisions paisiblement de nous-mêmes et nous nous entr’embrassions, quand, au lointain, le fourreau d’acier d’un gendarme éclata dans un rayon de lune. Catherine, légère comme un oiseau, s’envola, et moi, sans bruit, je détalai parmi les rocailles aussi lestement qu’un levron. Depuis cette nuit, les gendarmes, le nez dans mon vent, ne lâchent plus ma piste. Mais je leur échapperai, frère Gratien, je leur échapperai... J’ai mon plan: pour le mettre à exécution, il me faudrait mille francs tant seulement. Avec cette somme, en compagnie de Catherine, je passerais en Espagne. Une fois là, nous travaillerions... Mais qui me prêtera mille francs? Mes anciens confrères seuls me peuvent rendre ce service. D’abord, j’ai pensé à Barnabé, de Saint-Michel: je sais qu’il a de l’argent, connaissant de sa bouche toutes ses affaires. Ah! sans que ça paraisse, il est plus filou que moi, allez, frère Barnabé Lavérune! Malheureusement, nous eûmes une pique à Béziers, près de la statue de Paul Riquet, et j’ai bien peur de ne pouvoir lui arracher un sou. Mon Dieu! l’idée m’est venue d’aller à son ermitage tout de même, et de faire du ravage par là. Puis j’ai réfléchi. A quoi me servirait, en effet, d’abattre Barnabé avec mon fusil, comme on abat un renard ou un loup, car Barnabé ressemble à ces deux animaux? Quand il serait mort, aurais-je son magot? Point. Si je sais qu’il possède un sac bien replet, j’ignore absolument où ce sac est caché. Voilà la question. Me voyez-vous descendant de Saint-Michel, après avoir commis un crime inutile, ce qui est toujours une bêtise, et n’emportant pas un sou vaillant dans le gousset? C’est impossible!...»
—Comment, interrompit Barnabé, que l’indignation soulevait, il m’aurait tué?
—Je vous l’ai dit: comme un renard ou comme un loup rencontré en plein bois...
—Après?
«—Jugeant donc la lutte peu fructueuse de ce côté, reprit Venceslas me regardant avec des yeux allumés, je me suis retourné du vôtre, frère Pastourel.
«—Du mien?
«—Ne faites-vous pas, d’ailleurs, le métier de prêter de l’argent?
«—J’ai tiré de peine, à l’époque des semailles, quelques paysans, mes voisins, lui dis-je. Mais je donnais cinq francs, quelquefois huit...
«—Eh bien! je deviendrai votre débiteur, moi aussi.
«—Et où voulez-vous que je prenne mille francs?
«—Je vais vous l’apprendre, répondit-il.
«Il alla vers son fusil et le saisit. Vous comprenez si je tremblais de tous mes membres. Mes jambes ne me soutenant plus, je tombai sur mon escabelle. Alors, ce brigand me posa ses deux mains sur les épaules, et, me secouant comme un sac de châtaignons où l’on veut faire entrer encore plus d’un boisseau:
«—La clef de votre armoire! me cria-t-il.
«—Je n’ai ni armoire ni clef.
«—Où serrez-vous votre argent?
«—Dans ma poche, quand il m’arrive d’en posséder quelque miette.
«Il me mit lui-même debout, et, me soutenant, car j’eusse glissé sur le plancher, à demi-mort que j’étais, il fouilla mes chausses, ma bure et mon gilet. Il découvrit treize sous logés en un pli fin, au fond de mon capuchon.
«—Ces treize sous sont donc toute votre fortune?
«—Toute.
«Il recula de quelques pas.
«—Frère Pastourel, me dit-il, faites votre acte de contrition; vous allez paraître devant Dieu!
«J’étais un homme perdu si je poussais à bout ce bandit.
«Je le compris, et, me traînant jusqu’à ma cheminée, j’amenai à moi la plaque de fonte du foyer et découvris ma cachette.
«—Tenez, Venceslas, tenez, prenez toute ma fortune, lui dis-je, et laissez-moi la vie.
«Il ne fit qu’un bond pour happer le magot: quatre cent trente-deux francs!
«Tandis que ce Polonais, arrondi de mon bien, s’enfuyait à travers la nuit, pareil à quelque bête fauve, moi, sans force, la tête troublée ainsi qu’après un festin de noce, je m’allongeai par terre et m’évanouis.»
De grosses larmes roulèrent sur les joues blêmes de l’ermite de Saint-Sauveur. Une perte sèche de quatre cent trente-deux francs!...
Barnabé, se promenant de long en large, articulait des mots entrecoupés et gesticulait furieusement.
—Il veut me tuer! il veut me tuer! répétait-il, les dents serrées.
Quant à moi, j’avais peur et me demandais s’il était vrai que j’eusse connu, que j’eusse aimé ce Venceslas Labinowski, lequel, ayant été voleur, devenait maintenant assassin. Horrible! horrible! horrible!...
—Mais, frère Gratien, avez-vous porté plainte à la gendarmerie de Bédarieux et de Saint-Gervais? lui demanda Barnabé.
—La secousse a été si vive, que j’en ai gardé le lit plusieurs jours. Pensez, à mon âge! Aujourd’hui, m’en retournant avec la procession, je verrai les gendarmes de Bédarieux dans la vesprée. Mais j’avais d’abord un devoir d’amitié à accomplir, c’était de vous prévenir vous-même, frère Barnabé. Peut-être, avec mon argent, Venceslas et Catherine ont-ils déjà fait route pour l’Espagne. Dans tous les cas, je vous le répète, veillez au grain. Verrouillez bien votre porte de Saint-Michel, surtout tenez l’œil à vos économies. Retenez un conseil: gardez pour vous seul le secret de vos entreprises... Croyez-vous que je sois sorcier à présent et usurier aussi? Il est bien possible que, par-ci par-là, pour gagner une pièce blanche, j’aie dit son sort à quelque fillette amoureuse ou que j’aie quelquefois prêté cinq sous pour en avoir dix en retour. Tout ça n’empêche pas que je ne sois un honnête homme, un Frère libre ayant souci de la règle, et, si j’ai su vos affaires, c’est uniquement que vous aviez eu la maladresse de les confier à ce coquin de Venceslas. Tenez-vous donc pour averti.
—Merci, Frère, merci... Il faut faire arrêter le Polonais, et, demain matin, quand j’en aurai fini par ici, j’irai prévenir les gendarmes de Saint-Gervais... Ah! il veut me tuer!... Ah! le sac de Félibien lui fait envie!... Voleur! canaille! assassin! je...
—Refugium peccatorum! glapit une voix claire sur le plateau.
—Ora pro nobis! répondit-on de toutes parts dans le lointain.
—La procession! la procession! m’écriai-je, jetant un regard par la fenêtre.
Nous sortîmes tous trois de l’ermitage.