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Barnabé

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LIVRE DEUXIÈME


L’IDYLLE

I

La tombée de la nuit, qui ferme le calice des fleurs, entr’ouvre l’âme des enfants.

Je courus tout d’une haleine jusqu’à l’extrémité du plateau. Là, des bouillons blancs, qui formaient, amalgamés avec des églantiers en fleurs, une sorte de muraille, m’arrêtèrent heureusement. Encore un pas, et, du haut de la roche à pic, je roulais dans le précipice au fond duquel babille sur des cailloux ronds le ruisseau clairet de Lavernière.

J’eus un frisson quand, à travers la frondaison transparente, mon œil plongea dans l’abîme, et vivement je me rejetai en arrière. Je pris le premier sentier s’offrant à mes pas: c’était celui du verger. En arrivant à la porte de ce Jardin de Délices,—car en cet endroit charmant piaulaient des nichées par centaines, et Dieu sait si les oiseaux me tinrent au cœur tout le long de mon enfance!—une réflexion m’arrêta: pourquoi, ne pouvant vivre chez Barnabé, qui m’effrayait sans cesse et finirait par m’allonger quelque mauvais coup, ne profiterais-je point de cette occasion unique pour me sauver?

Harcelé par la peur, je vaguai je ne sais combien de temps à travers le plateau ronceux, cherchant le chemin des Aires et ne parvenant pas à le découvrir. Tout à coup, à ma grande surprise, je me retrouvai devant la porte à claire-voie du verger. J’avais un mal de tête horrible, et les arbres fruitiers, grêles et noueux, me paraissaient grands et droits comme des peupliers. Que se passait-il donc en moi? Les jambes me faisant à peu près défaut, je tâtai de mes deux mains mal assurées les fragments de granit, qui, pareils à des vertèbres, saillent à l’échine du plateau, et je gagnai un petit coin écarté, assez éloigné de l’ermitage. Juste à ce point cessent les amandiers, les abricotiers, les sorbiers, et le châtaignier, un moment délogé de son domaine, reprend royalement possession d’une terre qui lui appartient.

Je connaissais cette retraite où disparaissaient les âpretés du rocher nu, que tapissait une herbe épaisse, où poussaient, en manière de bordure, chardons violets, menthes sauvages, asphodèles et giroflées. J’y étais venu plus d’une fois, les jours de congé, avec Baptiste et Barnabé. L’habitude maintenant m’y reconduisait.

Jamais le gazon ne m’avait semblé plus touffu, plus frais, plus invitant. Je résistai peu à la séduction: mes genoux se plièrent d’eux-mêmes, et, comme le Frère étendu dans la cuisine de l’ermitage, moi, dont le frontignan de Gathon Molinier, le noël en vingt-cinq couplets, avaient alourdi les esprits, à mon tour je me laissai aller de toute ma taille, m’allongeai délicieusement, fermai les yeux et m’endormis.

Quand je relevai mes paupières appesanties, l’ombre des arbres s’était singulièrement allongée sur le plateau de Saint-Michel. Je regardai autour de moi. Le verger bruissait comme une immense cage. C’était partout des pépiements timides, des cris aigus, des chants perlés, des bruits d’ailes. Pas une branche qui n’eût son oiseau perché. Quel réveil ravissant! Au-dessus de ma tête, un bouvreuil à son aise picorait les bourgeons tendres d’un néflier; je voyais sa jolie tête noire se baisser, puis se relever en cadence. Plus loin, un verdier, dont j’apercevais la queue jaune, les deux mignonnes jambettes roses, paraissait fort occupé à bâtir son nid dans une touffe de jeunes feuilles, à la cime d’un pommier. Enfin, à quelques pas du gazon où je demeurais vautré, le bec ambré d’un gros merle sortit d’un buisson de houx. Je fis un geste; le merle, sifflant, s’envola.

Cependant, bien que la présence de tant d’oiseaux alertes, en quête de leur repas du soir, m’annonçât que l’heure était déjà avancée, je ne pouvais me décider à quitter mon réduit agreste, à la frontière extrême du verger. Où irais-je, d’ailleurs? Rentrerais-je à l’ermitage? Cette perspective, sans m’effrayer autant qu’on pourrait le croire, me souriait médiocrement. Partirais-je pour les Aires, maintenant que, remis de mon trouble par un sommeil réparateur, je ne devais plus hésiter à en découvrir le chemin sous bois? Je ne savais me résoudre à rien. En attendant de prendre un parti, dans la demi-somnolence où se complaisait mon âme, je m’intéressais à tout ce qui se passait sur le plateau.

Après les oiseaux se chamaillant pour des bourgeons, des fleurs, des bouts d’herbe verte, des touffes de séneçon, de vieilles baies de genévrier desséchées découvertes sous l’arbuste qui faisait peau neuve, les arbres attirèrent mon attention. La plupart des troncs étaient tordus, déjetés, rogneux. Les branches, inclinées presque toutes dans la direction du midi, avaient des attitudes éplorées qui dénonçaient les luttes soutenues avec acharnement. Se pouvait-il, en effet, que le vent, les ayant à ce point infléchies, ne les eût pas du même coup emportées? Sans doute la roche dure, après avoir reçu ces hôtes malgré elle, habituée désormais à leur ombrage, se refusait-elle à les laisser partir et les retenait-elle par toutes les racines et par tous les fils. Le fait est que ces amandiers, ces pommiers, ces sorbiers, ces cerisiers, qui, le matin, étincelaient dans tout l’éclat de leur floraison blanche et rose, paraissaient, ce soir, à mesure que l’ombre les envahissait, singulièrement tristes et nus. Une chose me frappa: les fleurs, qui, dans les ténèbres commençantes, brillaient comme autant de lumières, au moment où les derniers rayons quittaient le plateau, s’éteignirent soudainement.

Je me levai surpris, amenai à moi une branchette d’amandier et regardai. Les corolles, repliant leurs folioles éclatantes, venaient toutes de se refermer. Je dirigeai un œil irrité vers Caroux. Jamais cet énorme bloc de granit brun, que la main de Dieu roula dans la vallée d’Orb comme un nœud tout-puissant pour attacher la montagne à la plaine, ne mérita mieux que ce jour-là son nom de Caroux, tête rouge, caput rubrum. Le soleil couchant l’embrasait tout entier, vermillonnant ses crêtes dentelées, faisant resplendir ses crevasses, ses précipices, allumant par milliers des incendies à ses flancs rugueux. Tout d’un coup, l’astre tomba derrière la montagne, et la nuit, l’odieuse nuit, tira son rideau sur les cieux.

—O Marianne! Marianne! êtes-vous au moins arrivée à Éric! m’écriai-je, saisi d’une émotion subite.

Sans savoir pourquoi, j’éclatai en sanglots.

—Eh bien! eh bien! mon garçonnet, que veut dire tout ceci? s’écria, dans le silence du plateau où les oiseaux ne bougeaient plus, la grosse voix de Barnabé.

Je me retournai et vis le Frère. Assis à vingt pas de moi, au beau milieu de l’allée principale du verger, il tordait entre ses doigts agiles de longues tiges d’osier blanc.

—Quelque abeille t’a donc piqué, que tu pleures comme un robinet de fontaine? me dit-il, riant de ce rire franc, communicatif, qui me réjouissait autrefois, et que je ne lui connaissais guère depuis ma venue à Saint-Michel.

—Je pensais à Marianne, à notre Marianne du presbytère, balbutiai-je.

—C’est que j’ai des abeilles ici. Elles me font du miel aussi jaune, aussi doux, que le miel du Narbonnais. Regarde!

Il leva la main, me désignant de belles ruches, disposées dans les fentes du rocher.

—Croyez-vous que Marianne soit arrivée à Éric maintenant? lui demandai-je, impuissant à distraire ma pensée de la pauvre vieille cheminant vers son pays natal.

—Sois tranquille, mon pétiot; à cette heure, Marianne a vu le visage de son frère et l’a embrassé.

—Ah! tant mieux! soupirai-je.

Je sentis, dans ma poitrine, mon cœur qui se dilatait délicieusement. La nuit me remplissait de terreurs intimes indicibles, et je retournais, avec un attendrissement que je m’efforçais de contenir, à tous ceux qui m’étaient chers.

Au moment où ma pensée inquiète visitait le presbytère, mon petit lit étroit dans l’alcôve où je ne coucherais pas,—où coucherais-je?—l’ermite me regarda avec bonté. J’allai à lui: j’avais besoin d’aller à quelqu’un.

—C’est peut-être ma grande cage que vous commencez là, Barnabé? lui dis-je, osant toucher les branchettes d’osier.

—Pour une vérité, voilà une vérité, enfant, répondit-il d’un ton joyeux. T’ayant un peu molesté ce matin, il faut bien que je te gâte un peu ce soir. Que veux-tu? j’étais en pointe de vin au déjeuner, ce qui ne m’était pas arrivé depuis tant et plus. Oh! moi, je ne ressemble point à Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël. C’est le frontignan qui a fait le coup. Que Gathon Molinier aurait agi sagement, gardant sa bouteille et me donnant son jambon! Enfin, pour ce jambon, on verra: j’ai l’œil dessus...

Il s’interrompit, et, d’une main preste, posa les premiers rayons de la porte de ma cage.

—En avons-nous chanté un noël superbe! reprit-il. Si nous avions été à l’église, à la messe de minuit, toi portant ta soutanelle rouge de cardinal, moi ma pèlerine neuve à coquilles, comme ton oncle aurait été content!... D’abord, il faut lui rendre justice, ce frontignan vous donne une voix!... Tiens! il eût été prudent tout de même de garder un verre de cette liqueur pour après-demain, quand je serai obligé d’enseigner ma chanson à Simonnet et à Braguibus. Ils viendront tous les deux ici jeudi, à la vesprée. Mon Dieu! je sais bien que ce Braguibus manœuvre le fifre mieux que ne le fit jamais un autre en ce pays, et qu’il prend les airs d’un tour de main, comme moi les fourmis volantes, quand j’en attrape aux vendanges pour attirer les becfigues à mes trébuchets. Ça vous a des ventres, ces becfigues!... C’est égal, malgré les talents de Braguibus, une goutte de frontignan me rafraîchissant la luette, il me semble que j’aurais mieux rossignolé ma chanson. D’ailleurs, tant plus on fait valoir sa marchandise, tant plus on en retire de profit. Tu comprends cela, n’est-il pas vrai, fillot?

—Mais votre chanson n’est pas finie, articulai-je timidement.

—Voilà le malheur! Ah! si elle était finie! Dans les temps, j’allais vite en la besogne des rimes; à présent, ma tête se fatigue dans les chansons, tout comme mes jambes dans les chemins. J’ai Baptiste au moins pour les jambes; mais pour les chansons!... Pauvre moi! les vieux ans me tombent dessus et me mâchent les membres pareillement à des grêlons poussés par les giboulées de mars. Il me souvient de l’époque où, en un jour, j’inventais jusqu’à vingt-cinq couplets, et cela filait doux, agréable au cœur, facile à la voix. Aujourd’hui, j’ai besoin quelquefois d’une semaine pour tirer du fond de ma cervelle tant seulement vingt-cinq lignes, et c’est maladroit, peu galant, souvent mélancolieux à la mort... Pourvu que je sois prêt jeudi, lorsque ces gens des Aires frapperont à ma porte! Ayant à établir Félibien dans les horlogeries, il m’en coûterait de perdre les cinq francs convenus, mais il m’en coûterait bien davantage de laisser croire à la contrée que Barnabé Lavérune, si fameux par ses complaintes, ses chansonnettes, n’est plus capable de rien, et désormais ne rend pas plus de son en ce monde qu’une cloche qui aurait perdu son battant.

Par un geste désespéré, il porta une main crispée à sa tête et s’arracha des poignées de cheveux. Cela me fit mal.

—Ah! Barnabé, lui dis-je, que je regrette de ne rien entendre aux vers, moi! Quel plaisir j’aurais à vous aider!

—Tu es un brave enfantelet, murmura-t-il, pénétré d’une émotion très vive, et c’est à présent que je m’en veux de t’avoir taquiné pour des nids de chardonnerets. Mais ne te tourmente aucunement les esprits et ne te bouleverse les sens: après la peine, viendra le tour du plaisir. Premièrement, c’est dimanche l’octave de Pâques, et lundi tout Bédarieux, avec ses deux curés, ses huit vicaires, ses Confréries de Pénitents, se dirigera vers Notre-Dame de Cavimont. Nous serons de la fête.

—Eh quoi! Barnabé, vous m’amènerez à Notre-Dame? m’écriai-je, sautant de joie.

—Je n’ai pas mémoire d’avoir manqué une procession à Cavimont, depuis ma première paire de sabots; et, passant la rivière lundi, je ne puis te laisser seul à Saint-Michel. Du reste, ma présence là-haut est, paraît-il, indispensable. Est-ce que M. le doyen Michelin pourrait dire la messe, si je n’allais mettre un peu d’ordre en la chapelle pillée par Venceslas Labinowski? Sans compter qu’il serait convenable peut-être de donner un coup de balai et de torchon dans l’intérieur de l’ermitage, que ton ami le voleur laissa en un bouleversement complet. On m’a fait entendre, à la cure de Bédarieux, qu’étant le Frère le plus proche de Notre-Dame de Cavimont, c’est moi que tous ces soins regardent. Aussi, depuis plus de six mois, pourquoi n’a-t-on pas nommé un autre ermite?... Ah! ces curés, comme ça nous fait trotter, nous autres pauvres Frères, et par des chemins où les ronces nous arrachent toujours un peu de laine, autrement dit un peu d’argent... Par exemple, si ce gros M. Michelin, ventru pareillement à une outre de bouc quand elle est pleine; si ses vicaires, maigres et pointus comme des clous, espèrent que je vas leur servir un dîner après la grand’-messe, je leur promets un pied de nez aussi long qu’un carême de quarante jours. Je nettoierai la chapelle, l’ermitage, le petit autel de Sainte-Anne-la-Marieuse: c’est pour le bon Dieu. Mais, quant à mettre la broche en branle, à rôtir des croustades au four, à plumer des volailles, à déboucher des bouteilles de vin vieux, je suis votre serviteur! Est-ce que j’empoche les revenus de Notre-Dame de Cavimont, moi, pour en endosser les charges? A ce compte, que deviendrait Félibien Lavérune, qui étudie les horlogeries à Moret, département du Jura?.... D’abord, j’ai dit au curé de Bédarieux: «Si vous plantez ce bât sur mon échine, je vous préviens que je ruerai des quatre fers, et gare à celui d’entre vous qui me serrera la sous-ventrière!...»

La nuit peu à peu avait enveloppé le plateau de ses ombres de plus en plus épaisses. L’ermite laissa couler sur le roc les brins de saule blanc, jeta un dernier coup d’œil satisfait sur la cage, dont les quatre montants, fermement établis aux angles, indiquaient les proportions gracieuses, et, d’un mouvement brusque, se mit sur pieds.

—Je n’y vois plus, dit-il. Demain, je terminerai cet ouvrage... Maintenant, c’est drôle, il me vient tout d’un coup des idées pour la chanson. C’est comme ça, ce travail de tête: encore qu’on n’y pense pas, on y pense, et la besogne se trouve quelquefois très avancée, quand on désespérait de la finir. Croirais-tu, pétiot, que, tandis que je te baillais mes raisonnements sur Notre-Dame de Cavimont, le second couplet de la chanson se fabriquait tout seul dans ma cervelle?...

Il s’arrêta, se tiraillant les deux oreilles. Un moment, il demeura immobile, la tête basse, les yeux attachés au sol. Moi, je le regardais, saisi d’une crainte respectueuse.

—C’est cela... Je le tiens! s’écria-t-il enfin. Fillot, courons à l’encre et au papier: le deuxième couplet est trouvé!

Nous nous précipitâmes vers la maison.

Quel agréable petit lit me prépara l’ermite, douillet, chaud, sentant la lavande et le romarin! Au lieu de paille de maïs, la paillasse ne contenait que de la fougère, mais elle me parut si mollette! Ah! comme j’y dormis! Décidément, en dépit des malencontres de mon arrivée, il faisait bon vivre à Saint-Michel, et Barnabé Lavérune était bien le meilleur des Frères libres de Saint-François.

Nous passâmes toute cette nouvelle journée et les trois quarts de la suivante à rimer, Barnabé et moi, en l’honneur de Juliette Combal. Pour la troisième strophe de sa singulière pastorale, ayant eu occasion de fournir au poète, qui daigna recourir à moi, deux rimes qu’il put utiliser, je devins incontinent son collaborateur. Je me fusse passé de cet honneur insigne, car désormais je fus privé de tout amusement. Baptiste, avec qui j’avais repris mes courses folles sur le plateau, dans le verger, à travers la prairie, me regardait d’un œil triste tenant entre mes deux mains mon front obsédé. Que de fois la pauvre bête dut, comme moi, envoyer la muse rustique à tous les diables. Mais, harponné par le Frère, lequel avait l’inspiration terrible, je fus tenu de me mettre l’esprit à la torture, et, malgré que j’en eusse, de rimailler jusqu’à la fin.

Ce fut seulement le jeudi, à six heures du soir, que, sur une belle feuille blanche, j’écrivis la cinquième et dernière strophe de notre poème.

—Maintenant tu peux aller sonner l’Angelus! me dit le Frère.

Et il entonna:

«Adoremus in æternum...»

On devine si je dus secouer la cloche: les vibrations métalliques qui s’éparpillaient dans la vallée, c’était le chant de ma délivrance, et je tirai la corde de toute la force de mes bras.


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