Calixte; ou, l'introduction à la vie lyonnaise
CHAPITRE V
DU SOUCI DE L’EXEMPLE
ET DE L’HORREUR DU SCANDALE
Mon coryza persistait. Après le physique, le moral chez moi fut atteint. Nul ne s’en étonnera. J’eus des idées noires. Je devins inquiet, chagrin, scrupuleux, défiant et cérémonieux. Le sommeil me fuyait. Les rêves les plus bizarres le rendaient peu réparateur. Changé en Taffarel, et Mme Greillon-Delamotte au bras, je faisais dans les salles de conférences une entrée solennelle en promenant la main sur la multitude. C’était le plus commun et le moins incongru de mes rêves. Ma mère s’alarmait de la teneur de mes lettres. « Mon enfant, me répondait-elle, sois plus simple. Accomplis ton devoir sans chercher à te donner en exemple. » Et mon père, de son côté, m’écrivait énergiquement : « Que me chantes-tu avec ta considération ? Te prends-tu pour le premier moutardier du pape ? » De semblables remontrances ne laissaient pas de m’impressionner et de me surprendre. J’ignorais que j’étais alors en pleine crise d’âme et que j’évoluais dans le sens lyonnais avec une rapidité miraculeuse. Ah ! que je m’en fusse réjoui !
L’influence de Calixte que je subissais inconsciemment accomplissait ces prodiges. Mon ami s’apercevait-il de mon changement moral ? Je l’ignore. Mais je ne doute pas qu’il en eût été aussi satisfait que moi et qu’il s’en fût secrètement félicité. J’ai déjà fait allusion à cette constante préoccupation de l’exemple qui inspirait la conduite de Calixte Paterin. Sincèrement convaincu d’appartenir à une race élue, il s’appliquait à mettre dans la plupart de ses faits et gestes une ostentation particulière qu’il jugeait éminemment édifiante.
Nous eûmes, à ce sujet, une discussion bien instructive. Calixte me parlait, un jour, de Gaspard Vernon, son beau-père, et il regrettait qu’une modestie excessive l’empêchât de rechercher la considération dont ses hautes vertus le rendaient digne. « C’est un homme extrêmement charitable, me disait-il, toujours prêt à secourir l’infortune. Je ne connais point d’œuvres de bienfaisance qu’il n’ait dotées de la manière la plus libérale. Hé bien, qui s’en doute ? Personne, mon cher ami, absolument personne ! » Et en prononçant ces derniers mots, Calixte me regardait d’un air si piteux que je ne pus m’empêcher de sourire.
— Monsieur votre beau-père, dis-je, se plaît aux souscriptions anonymes.
— Hélas ! gémit Calixte avec un réel désespoir… Mille, deux mille, cinq mille francs, et trente petits points noirs précédés d’un grand X, vous m’entendez bien, d’un grand X. Pas même ses initiales. Est-ce concevable ? Comment les gens seraient-ils édifiés et suivraient-ils son exemple ?
— Est-il donc nécessaire, répliquai-je, de proclamer à toute la ville les charités que l’on fait ?
— Quand on s’appelle Vernon, c’est un devoir, me répondit noblement Calixte. Voyez Taffarel…
— N’est-il pas un peu cafard ? lui demandai-je étourdiment.
Et je répétai à Calixte les propos que mon Marseillais m’avait tenus sur ce grand personnage. Il les entendit de fort mauvaise grâce. Son front s’empourpra, son nez infini se contorsionna comme jamais et il se mit dans une colère froide.
— Je ne sais, me dit-il, quel est l’infâme polisson qui répand de telles ordures sur un homme que nous vénérons tous. Mais je sais bien que la religion et la morale n’ont point de plus zélés défenseurs que Philibert Taffarel et que l’envie s’efforce toujours de salir ce qu’il y a de plus respectable.
Après cette réplique vengeresse, Calixte me prit par le bras, et d’un ton radouci, tout en m’entraînant :
— Mon cher Philippe, me dit-il, quand vous serez un peu plus au courant de nos mœurs et de nos convenances, vous éviterez de prononcer à la légère certaines paroles. Vous parlez d’hypocrisie. Sachez qu’hypocrisie est un mot qui, à Lyon, n’a pas de sens. Certes nous ne sommes point parfaits. Qui peut se flatter de l’être ? Mais, parce que certaines erreurs tout humaines nous éloignent parfois de l’idéal très élevé que nous nous sommes forgé, doit-on nous traiter d’hypocrites ? Je n’ignore pas, ajouta-t-il, que la société parisienne se plaît volontiers à montrer plus d’indulgence pour le vice qui s’affiche que pour la vertu qui s’égare. C’est un travers funeste que nous ne possédons pas. Le vice impudent nous scandalise et nous indigne. Nous réservons notre indulgence à la faiblesse qui, sachant encore louer la vertu, laisse prévoir son repentir.
Cette petite admonestation de Calixte me sembla très raisonnable. Je fis amende honorable à M. Taffarel, je regrettai avec sincérité que M. Gaspard Vernon, insoucieux de l’édification, persistât dans ses charités anonymes, et nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde…
Les exemples de Calixte, ses exhortations, ses remontrances portaient donc leurs fruits. Je me sentais pénétré d’un respect de moi-même et comme possédé d’une rage de considération qui me rendaient beaucoup plus facile la résistance à certains entraînements. Le vieil homme se mourait en moi. Je redoutais moins ces mornes et grises après-midi de dimanche qui, naguère, suscitaient en mon âme de si âpres nostalgies que les plus grands excès me semblaient seuls capables de les dissiper. Pressé par la tentation, j’évoquais maintenant quelques-unes de ces nobles figures que Calixte m’avait appris à vénérer, ou le souvenir plus aimable de ma Béatrice, de Marie-Antoinette ! J’allais errer sur les quais de la Saône où je l’avais rencontrée pour la première fois ou bien je courais, je volais à la conférence du jour dans l’espoir de la revoir. Ainsi je recouvrais la sagesse et la sérénité.
Cependant de si puissantes assistances ne me rendaient pas toujours inexpugnable. Hélas ! pour devenir Lyonnais, je n’en restais pas moins homme !
De grandes affiches annonçaient alors aux quatre coins de la ville de sensationnelles représentations de la Dame aux bas souris, opérette viennoise et libertine, qui avait remporté dans toutes les capitales du monde, sauf à Londres où on l’avait interdite, un succès triomphal. On parlait de cinq cents représentations à Berlin, de six cents à Vienne et de huit cents à Paris. A Lyon, on devait en donner dix. « Ce seront encore dix de trop, me disais-je. Il faut que l’impresario n’ait pas la moindre connaissance des idées lyonnaises pour espérer obtenir quelque succès avec une opérette aussi effrontément qualifiée. Les théâtres de Lyon sont déjà peu courus. Ce maladroit les videra. »
Vint le jour de la première. J’étais altéré du désir de connaître cette Dame aux bas souris qui ensorcelait l’univers. Mais le souci du respect que je me devais et le soin de ma considération le contrariaient furieusement. Je balançai jusqu’au soir. Finalement, la curiosité l’emporta. « Puisque, me disais-je pour me tranquilliser, cette opérette se donne aux Célestins et non au Casino, je ne commettrai, en y allant, qu’une faute bien vénielle contre le respect de moi-même. Quant à ma considération, c’est à peine si je l’accrocherai. A un tel spectacle, je ne saurais coudoyer que des étrangers, Marseillais et Parisiens, tous gens dénués de principes dont l’opinion m’importe peu. » Je partis d’un bon pas. Mes tergiversations m’avaient mis en retard. Au guichet, je réclamai en toute hâte un fauteuil : j’obtins par faveur un strapontin. Fort étonné, j’allais pénétrer dans la salle lorsque je m’arrêtai sur la porte, ébahi. Du parterre aux galeries, le théâtre était plein, plein comme un œuf, plein à crouler ; mais ce n’était pas le temps des considérations. Le rideau se levait, l’obscurité couvrit la salle : je me glissai jusqu’à mon strapontin avec toute la discrétion possible. En m’installant tant bien que mal et plutôt mal que bien sur ce siège capricieux, je regardai mon voisin. « Grand Dieu ! » m’écriai-je aussitôt en sursautant. « Chut ! Chut ! Assis ! » protesta-t-on de toutes parts. Je retombai à ma place dans un ahurissement total. C’était Taffarel !…
A l’entr’acte, je crus rêver ! Quel entourage ! A gauche, à droite, devant, derrière, rien que des figures de connaissance et quelles figures ! Quelles personnalités ! Arsène Jutet, Sixte Sévère, Aimé Bernicot, Vital Sévère, Florestan Bizolon, Fortuné Sévère, Léonard Grivolin, Juste Miron, Désiré Rivollet, Pothin Paterin et Calixte, lui aussi, mon vieil ami Calixte. « Tous, ils y sont tous ! » m’écriai-je malgré moi avec une sorte d’effarement. Pourtant je n’aperçus ni Mme Greillon-Delamotte, ni M. Gaspard Vernon qui vivait dans une égale insouciance de l’édification et de la considération, ni ma bien-aimée Marie-Antoinette. Que le ciel en soit loué ! J’en eusse ressenti un saisissement mortel…
Le spectacle se poursuivait. Je n’y prêtais qu’une attention distraite. La présence de Calixte, de ses parents et amis et de tous ses pairs à une opérette aussi folichonne était pour moi une énigme que je m’efforçais de résoudre. Je ne songeais même pas, cela va sans dire, à l’expliquer par l’attrait trop humain des gaillardises. Quelques situations assez vives, quelques mots d’une équivoque assez libre m’éclairèrent enfin. Tandis que les galeries — le peuple n’est-il pas partout le même ? — les accueillaient avec de longs rires et de vigoureux applaudissements, aux fauteuils, un silence polaire, une immobilité tombale. Puis, l’acteur réitérant ses impudentes plaisanteries, quelques « ho ! ho ! » réprobateurs s’élevèrent. « Les malheureux ! me dis-je alors. Ils sont venus en toute innocence comme à un spectacle de famille et, maintenant, les voilà bien choqués et bien embarrassés. Avec quelle impatience ils doivent attendre la fin de cette Dame aux bas souris ! » Je ne me trompais pas. A peine le rideau commença-t-il à descendre que ce fut la ruée vers les portes de toute une foule fuyant une léproserie. Dans la rue, de petits groupes se formèrent d’où s’élevèrent des lamentations. Je m’approchai de l’un d’eux. Au beau milieu, Calixte, le visage défait, gémissait comme un damné, et M. Taffarel lui faisait écho. « C’est un spectacle qu’on regrette d’avoir vu, » déclarait Calixte. « On y rit pour n’y pas pleurer, » reprenait Taffarel. Puis, je n’entendis plus que les qualificatifs indignés de la vertu blessée. J’espérais, du moins, que Calixte me présenterait. Tout entier à gémir, il ne m’aperçut même pas. Finalement, la pluie se mit à tomber, et nous nous dispersâmes tous suffisamment édifiés.
Neuf jours après, je rechutai. L’ennui, la mélancolie des nuits lyonnaises à laquelle je m’habituais mal, l’absence de la famille,
je retournai à la Dame aux bas souris.
Désireux de cacher le plus possible ma faiblesse, j’avais pris un troisième rang de première galerie. On ne pouvait pas avoir été plus mal inspiré. Obéissant sans doute aux mêmes scrupules, Calixte, oui, Calixte, s’était juché au cinquième rang des mêmes galeries, derrière un gros pilier. Nous nous aperçûmes, nous nous reconnûmes, mais nous ne nous vîmes pas. Dès la fin du premier acte, je m’enfuis par la porte de gauche, et je crois bien que Calixte fit de même par la porte de droite. Ah ! qu’il me parut lourd, ce soir-là, le joug de la considération !
Le hasard voulut que, le lendemain, je rencontrasse Calixte. Jamais je ne l’avais vu aussi guindé, aussi solennel. Il m’aborda avec circonspection et me tint, un quart d’heure durant, les propos les plus dénués d’optimisme. Je crus convenable de lui répondre sur le même ton. Il en parut extrêmement satisfait. Son visage soupçonneux s’éclaira. En me quittant, il me serra la main avec une insistance, une cordialité toute particulière, et ses derniers mots furent pour m’inviter à dîner chez lui, le soir même.