Calixte; ou, l'introduction à la vie lyonnaise
CHAPITRE III
DU SENS MORAL
Ainsi Calixte m’avait reçu à son foyer et à sa table. C’était un succès dont je pouvais m’enorgueillir et, à la rigueur, me contenter. Mais la vie lyonnaise me passionnait trop pour que mon ambition se bornât là. Je ne voulais pas tomber dans le ridicule de certains romanciers qui, pour avoir séjourné deux mois dans une ville étrangère et fréquenté quelques-unes de ses demi-mondaines, se flattent d’en connaître les mœurs et osent les décrire. Il me fallait une admission sans réserves, officielle, dans sa meilleure société, un commerce étroit et constant avec ses représentants les plus qualifiés. « Nul repos, nul bonheur, me disais-je parfois pour me fortifier dans ma résolution, hors de la familiarité des Grivolin, des Taffarel, des Jutet et de Mme Greillon-Delamotte. » Je redoublai de zèle. J’essayai de me montrer digne de la faveur qu’on m’avait faite dans l’espoir d’en obtenir de plus enviables. M’étant donné Calixte en exemple, je m’appliquais à découvrir ses grands principes directifs et à les suivre, — ce qui n’était pas chose aisée. Quelles maladresses de conduite, quelles imprudences de langage n’aurais-je pas commises, si je n’avais acquis du moins, en ces quelques semaines, la première des vertus lyonnaises : la circonspection !
Ce jour-là, Calixte m’ayant rencontré place Bellecour, m’invita à l’accompagner chez le libraire. « Ma femme, me dit-il, m’a prié de lui choisir un roman. » Je ne refusais jamais une invitation de Calixte… Nous entrâmes donc chez le libraire et Calixte se fit présenter les dernières nouveautés. On lui offrit successivement : le Ménage libertin, la Culotte de Minouche, les Fiançailles osées, le Nègre érotique et le Ouistiti passionné. « Quels titres, mon ami ! me dit-il d’un ton sépulcral, quels titres et, sans doute, quelles histoires ! »
— Tous ces romans ont obtenu un grand succès, lui dit le libraire pour l’encourager. L’Académie Goncourt a couronné le Ménage libertin ; la Culotte de Minouche est très estimé de la critique, et nous avons reçu, ce matin, le 150e mille du Ouistiti passionné.
— Connaissez-vous ces ouvrages ? me demanda Calixte. Les affaires me laissent si peu de temps pour lire…
— Je m’efforce de me tenir au courant, répondis-je. J’ai fort apprécié le style incisif du Ménage libertin et l’esprit bien parisien du Ouistiti passionné. Mais je ne peux vous donner mon avis sur la Culotte de Minouche : je ne l’ai jamais eu entre les mains. Quelques connaisseurs m’en ont dit du bien.
Calixte ne me paraissait pas convaincu.
— Oui, c’est spirituel, c’est bien écrit, grommelait-il… mais est-ce moral ?
— Mon cher Calixte, je ne vous cacherai pas que ces romans sont fort lestes.
— Dites franchement malpropres.
— Nos jeunes auteurs, répliquai-je, affectionnent un peu trop les sujets osés. Mais il faut convenir qu’ils ont bien du talent.
— Du talent ? s’indigna Calixte, mais s’ils avaient du talent, emploieraient-ils, pour se faire acheter, des moyens de raccrocheuse ? Les titres de leurs ouvrages sont déjà une insulte à la morale. Que dire du genre de publicité dont ils usent pour les lancer ?
— Ce sont d’habiles commerçants, insinuai-je.
— Ce sont des cochons, mon cher, de simples pornographes. Tenez : jugez vous-même. Voici, par exemple, cette Culotte de Minouche : (roman d’une chasteté voluptueuse qui enchantera les femmes). C’est assez alléchant. Il y a mieux. Prenez le Ménage libertin et lisez : (roman indécent écrit avec une rare décence). Peut-on se présenter plus impudemment ? Mais voici le bouquet : le Ouistiti passionné, 150e mille (à l’usage des petites filles qui coupent leur pain en tartines). Ah ! Philippe ! Quelles infamies ! Quelles turpitudes ! Pourtant, voilà la littérature parisienne, celle pour laquelle votre grande presse comme vos petites chapelles n’ont pas assez de louanges. Ah ! ils sont frais les produits de la capitale !
Avec quel accent de mépris et de rancœur mon ami prononça ces mots : la capitale !
Il m’était difficile de ne point reconnaître combien Calixte avait raison.
— Mon cher ami, lui dis-je tout pénétré de la leçon de morale que je venais de recevoir, je comprends parfaitement votre indignation. Si l’on juge plus en moraliste qu’en artiste la production littéraire de notre temps, on ne peut trouver que matière à s’indigner. Je conviens aussi que le fond de ces historiettes à la mode écrites avec une recherche si amusante et parfois si précieuse de style est généralement de la dernière indigence. La psychologie en est rudimentaire. Ce sont de riches écrins contenant des bijoux de marchands forains.
Aurais-je jamais jugé aussi sainement de ces choses si je n’étais venu à Lyon ?
Cependant, j’aurais été peiné que Mme Paterin n’eût rien à lire, et je ne désespérais pas de trouver, même parmi les derniers parus, quelques ouvrages de valeur qui fussent irrépréhensibles au point de vue moral. Je parcourus rapidement des yeux l’étalage et j’eus la bonne fortune d’en découvrir deux que j’avais lus naguère avec intérêt, et dont le caractère sérieux et instructif devait satisfaire à toutes les exigences et susceptibilités de mon ami. Je les lui tendis avec des paroles élogieuses et des encouragements pressants. Mais sa défiance était éveillée : je ne le persuadai pas.
— J’aime bien savoir ce que j’achète, allégua-t-il pour les refuser l’un et l’autre, et je ne connais pas ces auteurs.
— Ah ! Calixte, répliquai-je, vexé, si j’admets fort bien que vous rejetiez des ouvrages d’une polissonnerie manifeste, permettez-moi de m’étonner que vous en écartiez d’autres dont la haute valeur n’est contestée par personne, sous le seul prétexte que leurs auteurs ne vous sont pas familiers !
Nous quittions la librairie. Calixte, dont le visage s’était brusquement illuminé, s’arrêta et se tournant vers le commis :
— Donnez-moi le dernier roman de Delly, dit-il.
Puis il ajouta avec un sourire satisfait :
— Comme cela, je suis bien sûr de ne pas m’attraper.
Quelques minutes après, nous étions dans la rue.
Toujours ambitieux de m’instruire, je m’informai auprès de Calixte du mouvement intellectuel lyonnais. Je n’ignorais pas qu’il avait été fort brillant dans le passé et notamment au seizième siècle.
— L’œuvre de vos écrivains, lui dis-je, qui reflète certainement vos préoccupations morales, doit être bien curieuse. Je vous serais reconnaissant de me la faire connaître.
— Nous ne manquons pas de fins lettrés, me répondit Calixte, mais je serais embarrassé de vous faire connaître leurs travaux. Le souci des affaires…
— Mais vos poètes, vos romanciers ? l’interrompis-je.
— Je n’en connais guère qui méritent ce nom…
— Hé quoi, pas un poète dans la patrie de Louise Labé, pas un romancier ! Indiquez-moi, du moins, la grande revue intellectuelle lyonnaise ?
— Je ne vois que l’Almanach de Guignol, me répondit Calixte.
— Grand Dieu ! m’écriai-je au comble de la surprise. Une ville comme Lyon n’aurait-elle pour manifester son esprit qu’un almanach ?
— C’est la pure vérité, me répondit Calixte avec indifférence. Si nous possédons quelques magazines, nous n’avons pas de revue.
— Fondez-en une.
— Il faudrait un Mécène.
— Hé ! N’en trouveriez-vous pas parmi vos soyeux et vos industriels ?
— Mon cher, la littérature n’est pas un placement de père de famille.
Nous nous quittâmes sur ces mots. Calixte se rendit à ses affaires et moi aux miennes. Je n’étais pas au bout de mes étonnements.
A quelques jours de là, je fis une rencontre qui devait décider de ma vie.
C’était par une de ces après-midi tièdes et lourdes, si communes à Lyon où, sous les grisailles du brouillard, la grande cité commerçante semble se recueillir dans l’évocation de son passé mystique. Je remontais nonchalamment l’un des quais de la Saône, me récitant à moi-même l’immortel sonnet de Louise Labé, la belle Cordière :
Sur le trottoir désert, une jeune fille venait à ma rencontre. Elle avait à la main quelques paquets, et un petit rouleau à musique sous le bras. Sa démarche était pleine d’aisance et de grâce. Son visage levé souriait faiblement. On eût dit qu’elle allait au-devant d’une amie. Quand elle ne fut plus qu’à quelques pas, je vis qu’elle était blonde et fort belle, d’une beauté toute spirituelle révélant une âme tendre, rêveuse, infiniment consciencieuse… Comme elle passait près de moi, elle porta soudain d’un geste instinctif la main à son genou, et le rouleau qu’elle tenait sous le bras glissa à terre sans qu’elle s’en aperçût. Lorsque je me relevai pour le lui remettre, elle disparaissait dans l’ombre d’une allée où je la suivis étourdiment. Je reconnus trop tard mon indiscrétion : la jeune fille se retournait déjà, laissant tranquillement retomber sa jupe sur une jambe dont la vue suffit à m’immobiliser dans une sorte d’extase béate et stupide. Nous étions l’un en face de l’autre. Je lui tendais le petit rouleau en balbutiant des incohérences de l’air le plus niais du monde, et elle me considérait, rougissante, de l’air le plus alarmé. Enfin elle comprit tout, avança la main, saisit le rouleau ; et comme je m’inclinais, elle me remercia d’un sourire si doux que je ne peux l’évoquer aujourd’hui sans en sentir au plus profond du cœur la caresse…
Je ne sais trop ce que je fis, ni où j’allai, ce soir-là. Les vers passionnés de la belle Cordière ne cessaient de chanter dans ma mémoire, tandis que les traits de celle que je craignais déjà de ne plus revoir s’y gravaient pour toujours…
Je ne pus me retenir de raconter en détails à Calixte cette singulière et prestigieuse aventure. Je le fis avec tant d’émotion qu’il me demanda ironiquement si je n’étais point amoureux. « Amoureux fou ! m’écriai-je, éperdu. Ah ! Calixte, quelle est donc cette jeune fille aussi belle que modeste et telle qu’on n’en voit plus ? Elle habite certainement depuis l’enfance votre beau quartier d’Ainay. Elle n’a pu voir le jour aux Brotteaux où, me disiez-vous naguère, les mœurs sont en décadence. » Calixte me répondit qu’il connaissait trop de belles jeunes filles blondes, aux yeux doux et pensifs et à la modestie parfaite, pour me renseigner avec certitude, mais que si je fréquentais assidûment les Grands Concerts, les Grandes et les Petites Conférences ainsi que la messe de onze heures, je ne manquerais pas de revoir celle que j’aimais. Il ne me cacha pas, en terminant, qu’il suspectait quelque peu la gravité d’un sentiment né du spectacle d’une jeune fille remettant sa jarretelle. J’étais trop follement épris pour me fâcher d’une telle observation. Je lui répliquai qu’il ne s’agissait pas de gravité, mais de véhémence, de fureur, de frénésie, — et, ce disant, je lui secouais la main à lui désarticuler l’épaule. Nous étions alors sur la place de la Comédie, en pleine sortie des affaires.
Je dois déclarer que, du jour où je fis cette rencontre, mon attachement à Lyon se changea en une passion violente qui m’étonna moi-même. Lyon me parut la plus riante des villes et ses habitants les plus sociables de la terre. Je trouvai même une certaine douceur aux épreuves que je subissais gracieusement chez MM. Tristan-Miron. Et les conférences dont je n’ai point encore perdu le goût malgré de grands excès, devinrent ma nourriture quotidienne.