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Calixte; ou, l'introduction à la vie lyonnaise

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CHAPITRE PREMIER
DE MON ARRIVÉE A LYON ET DE MES ÉTONNEMENTS

Mes amis m’avaient dit : « Pourquoi quitter Paris ? Jamais Parisien ne put vivre à cent lieues de la place de l’Opéra. A Lyon, hélas ! votre sort est certain : vous y dépérirez irrémissiblement de nostalgie. C’est une ville de brouillards et de marchands. » Huit mois ont passé depuis mon arrivée. J’ai vu, à la vérité, beaucoup plus de marchands que de brouillards — et je suis satisfait et fort bien portant…

J’y débarquai certain matin d’octobre, par un vrai soleil du Midi. Calixte, un excellent ami de guerre, Calixte-Marie-Joanny Paterin, gendre et associé de Gaspard Vernon, Tulles et Dentelles, était venu m’attendre à la gare. Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. « Ah ! mon vieux Calixte ! — Ah ! mon cher Philippe ! » Nous ne cessions de nous regarder et de nous serrer les mains, car il y avait des années que nous ne nous étions vus. Je le trouvai peu changé. Son long nez funèbre n’avait rien perdu de son étrange mobilité et ses yeux d’un bleu lavé, de leur expression inquiète et défiante. Son maintien, toujours fort digne, me parut toutefois un peu compassé. Mais je ne voulais rien juger sur une première impression. Je lui adressai quelques plaisanteries familières qui, jadis, l’amusaient. Il les accueillit avec un sourire indulgent : « Toujours aussi gouailleur ! » me répliquait-il en hochant la tête. Cependant nous nous étions mis en route pour l’hôtel où il avait eu la complaisance de me retenir une chambre.

Nous traversâmes un gracieux petit square coiffé d’un gigantesque monument. Je regardais de tous mes yeux, cherchant à m’instruire. « Quelle est, demandai-je à Calixte, cette plantureuse commère qui caresse la crinière d’un lion ? »

— La République ! me répondit-il.

— Nous sommes donc sur la place de la République ?

— Non, mon cher ami, sur la place Carnot.

— C’est étrange. Où est donc Carnot ?

— Sur la place de la République.

— Ah ! c’est bien déroutant ! m’écriai-je.

— Un étranger doit se méfier, me déclara Calixte.

Nous nous engageâmes ensuite dans un dédale de ruelles et de petites places de bien pauvre mine. Et Calixte commença à saluer les passants avec une déférence qui me surprit. C’étaient, il est vrai, des gens fort distingués que je ne m’attendais pas à rencontrer dans un quartier aussi misérable. Et plus nous allions, plus les maisons s’élevaient, plus les rues s’effilaient, et plus Calixte saluait. Je finis par lui demander le nom de ce faubourg où il avait tant de connaissances. A cette question, il eut un haut-le-corps. Il s’arrêta, me considéra d’un air offensé ; puis, devant mon visage sans malice, il se rasséréna.

— Ce n’est pas un faubourg, me répondit-il avec une bienveillance attristée, c’est le quartier Ainay dont j’ai tenu à vous donner un rapide aperçu. La meilleure société l’habite, et j’y vis moi-même depuis trente-huit ans. On ne le quitte guère quand on y est né.

Stupéfait et confondu, j’allais tenter quelques excuses quand Calixte me dit : « Permettez, je suis à vous. » Au même moment, je le vis traverser la rue et aborder, sur le trottoir opposé, une vieille dame devant laquelle il demeura incliné cérémonieusement, le front découvert, et plus roide qu’un soldat boche à la parade. « C’est ma tante Greillon-Delamotte, » me confia-t-il à son retour. Ce nom ne me disant rien encore, je me contentai de répondre, comme tout le monde : « Ah ! vraiment. » Mais Calixte me semblait extrêmement impressionné. Il fit encore deux ou trois rencontres. Il saluait toujours avec une sorte d’entêtement. « C’est mon oncle Grivolin, c’est mon cousin Vital Sévère… » me déclarait-il d’un ton de plus en plus important, en me jetant un regard oblique. Et je répétais chaque fois : « Ah ! vraiment ! » avec la même tranquillité ingénue. Nous sortîmes enfin de ce quartier surprenant ; et je fis la connaissance du Cheval de Bronze dont j’avais beaucoup entendu parler. Je crus devoir en informer Calixte qui me répondit : « Peuh ! » sans aucune explication.

La place Bellecour traversée, nous fûmes à l’hôtel en quelques minutes. C’était un de ces bons vieux hôtels vénérables, comme il y en a tant en province, qui semblent ne se mettre au goût du jour qu’avec répugnance. Nous disposions de deux heures avant le dîner. Calixte me proposa de me faire visiter quelques quartiers de la ville, ce que j’acceptai avec empressement. Nous remontâmes la rue de la République et bientôt, à ma grande surprise, Calixte recommença à saluer ; mais ce n’étaient plus les mêmes saluts. Un petit hochement de la tête à droite, un geste de la main à gauche accompagnés d’un « bonjour » familier ou protecteur : rien de plus. « Nous voici, me dit-il, en plein centre des affaires. C’est le quartier de la soierie, c’est la place de la Comédie… » Je regardai de tous mes yeux et remarquai, au bord de chaque trottoir, quelques petits groupes mornes de messieurs de conséquence qui me parurent en grand souci. « Ah ! mon cher, les affaires vont bien mal ! » gémit Calixte avec l’expression d’une réelle souffrance. Je lui demandai alors s’il pouvait m’indiquer la maison Tristan-Miron, Unis et Façonnés, où mon père, directeur de la succursale parisienne, m’envoyait faire un stage. Il me la désigna tout de suite au bout d’une ruelle montante que ses hautes maisons noires protégeaient admirablement du soleil. Je dis à Calixte que je comptais me présenter à ces messieurs le soir même ; et nous continuâmes notre promenade.

Je n’ai pas caché, en débutant, la pénible impression que je ressentis en traversant le quartier d’Ainay. Mais quelle fut ma surprise, mon enthousiasme, lorsque après avoir franchi le Rhône, je pénétrai dans le quartier des Brotteaux ! Partout de larges avenues plantées d’arbres, de belles maisons modernes, de coquets hôtels particuliers, de riants squares. N’étais-je pas victime d’une illusion ? Me trouvais-je vraiment dans la même ville ?

— Ah ! Calixte, perfide cicérone, m’écriai-je, vous vous moquiez de moi ! Qui donc habite ces avenues et ces quais magnifiques, sinon cette bonne société que vous me disiez faussement habiter le méchant faubourg Ainay ? Serait-ce, par hasard, la mauvaise ?

Calixte daigna sourire.

— Non, sans doute, me répondit-il, puisque les Taffarel et les Jutet l’habitent. Mais je ne vous cacherai pas qu’elle y est plus mêlée qu’à Ainay, que ses mœurs sont moins pures et qu’elle a une tendance fâcheuse à s’écarter des traditions. Paraître ! Paraître ! Voilà le mal qui sévit aux Brotteaux. Ah ! mon cher ami, nos vieilles familles de la presqu’île n’ont jamais cherché à paraître, et pourtant vous jugerez avant peu de la considération qui les entoure.

— Ah ! Calixte, m’écriai-je, combien je suis ambitieux de les connaître !

— Cela viendra, cela viendra, me répondit Calixte en me tapotant l’épaule.

L’heure du dîner approchait : nous repassâmes le Rhône. Durant notre visite aux Brotteaux, Calixte ne s’était pas découvert une seule fois. A peine eûmes-nous franchi le pont Saint-Clair qu’il reprit ses petits saluts familiers, c’est-à-dire qu’il effleurait à chaque minute le bord de son chapeau comme pour chasser une mouche. Je pensais que les Paterin-Vernon jouissaient de cette considération particulière dont il m’avait entretenu, et je me proposais d’en rechercher diligemment les raisons exactes et profondes. Jamais je ne m’étais senti aussi désireux de m’instruire…

Nous nous trouvions place Tolozan. Comme j’ignorais tout de ce Tolozan, je ne manquai pas de m’informer de sa condition et de ses mérites.

— Ce fut un commerçant remarquable, me répondit Calixte.

Je montrai alors à mon cicérone la statue édifiée au beau milieu de la place.

— Pourquoi, m’enquis-je curieusement, a-t-on déguisé cet honnête marchand en soldat de l’Empire ?

— Ah ! ce n’est pas Tolozan que vous voyez là, me répondit Calixte, c’est le maréchal Suchet.

— Et Tolozan ? balbutiai-je, déconcerté.

— Hé bien, il a la place et Suchet la statue. Nous honorons ainsi, pratiquement, deux de nos célébrités à la fois.

— Sans doute, mais vous égarez les étrangers.

Tout ce que j’avais vu et entendu depuis mon arrivée m’avait, je ne sais pourquoi, prodigieusement agité et excité. Brusquement, de mon index joint à mon médius, je me mis à bourrer les flancs de mon ami Paterin en lui prodiguant des noms de danseuses. Ces démonstrations publiques d’une excellente camaraderie lui déplurent extrêmement. Son long nez triste s’allongea encore. Il prit une physionomie de bélier ombrageux ; et, tout en s’efforçant de me retenir le bras, il m’adressait des objurgations entrecoupées : « Cela ne se fait pas… A quoi pensez-vous ?… Des gens comme il faut !… Qu’en dira-t-on ?… Le respect de soi-même… » Je le vis fâché et m’arrêtai. Il m’entraîna à toute vitesse, à travers de petites rues tortueuses, jusqu’à la porte d’un estaminet qu’il ouvrit devant moi. J’entrai avec tant de circonspection que Calixte crut devoir me rassurer : « Le restaurant Joanny ne paie pas de mine, me dit-il, mais la cuisine et la clientèle en sont également choisies. Je vous ferai goûter certaines quenelles sauce Nantua dont vous n’avez pas la moindre idée, et vous présenterai, si vous le désirez, à quelques gros fabricants. Le restaurant Joanny n’est fréquenté que des patrons. Nos employés vont chez Tony, à l’autre bout de la rue. » J’étais trop étonné pour pouvoir le manifester. Et moi qui avais craint un instant le coudoiement des escarpes de Carco, je fis, en la société considérable des Bernicot, Velours, des Rivollet, Crêpe de Chine, et des Bizolon, Pochettes et Écharpes, un repas auprès duquel tous ceux que j’avais savourés à Paris ou ailleurs ne méritaient même pas un satisfecit. Simplicité et succulence, telle pourrait être la devise du restaurant Joanny.

Dans la rue, je laissai déborder librement mon enthousiasme.

— Je vous en ferai connaître d’autres, me déclara Calixte. A Lyon, nous aimons la bonne chère et les petits coins discrets.

— C’est fort bien, répliquai-je. Mais quand vous êtes avec votre bonne amie, si désireux que vous soyez de ces fameux petits coins, ne l’emmenez-vous pas dîner de préférence dans un restaurant un peu plus luxueux ?

A cette question, les regards de Calixte se coulèrent soupçonneusement de côté et d’autre, — et son nez déplorable semblait accompagner le mouvement de ses yeux. Il garda le silence…

— Puisque Lyon est une ville où l’on mange bien, repris-je, c’est certainement une ville où l’on s’amuse bien ?

— On y travaille, surtout, mon cher Philippe ; ne l’oubliez pas !

— Je ne l’oublierai pas. Mais il y a temps pour tout…

Puis, avec la brusque familiarité du temps de guerre :

— Enfin, sergent, m’écriai-je, où rigole-t-on dans votre capitale ?

Un tressaillement agita Calixte. Ses yeux semblaient toujours guetter et son nez flairer quelque espion mystérieux.

— Ah ! Philippe, me dit-il d’un ton gémissant et plein de reproches, prendriez-vous vraiment quelque plaisir aux exhibitions scandaleuses des music-halls ?

— Ah ! Calixte, lui demandai-je à mon tour, la vue de quelques jolies filles haut troussées vous serait-elle devenue haïssable ? Vous n’étiez pas si austère, autrefois !

Et je commençais à lui remémorer certain épisode galant de la guerre où il avait joué un rôle particulièrement actif, quand je vis ses grandes mains osseuses fouetter désespérément l’air autour de moi, tandis qu’il me suppliait de me taire et de me méfier…

Et je me tus, en effet, muet de surprise.

— Hé quoi, fis-je un peu après, ne m’accompagnerez-vous pas ce soir au casino ?

— Ce soir, me répondit Calixte avec une certaine solennité, nous dînons, ma femme et moi, chez notre oncle Pothin Paterin. D’ailleurs, serais-je libre, mon cher ami, que j’aurais le regret de vous fausser compagnie. Un Lyonnais qui se respecte ne va pas au Casino.

— Au diable votre respect ! m’écriai-je impatienté.

Nous nous séparâmes assez brusquement. Calixte avait ses affaires. J’avais les miennes et je me sentais assailli de sentiments violents : « Quelle est donc cette ville, me disais-je, où la respectabilité est si ombrageuse, où l’on mange dans de louches estaminets une nourriture divine, où les places sont en complet désaccord avec leurs monuments, et où les gens, avec des airs de conspirateurs, ont des pudeurs de séminaristes ? »

Rue du Griffon, au rez-de-chaussée : Tristan-Miron, Unis et Façonnés. J’entrai. Une grande salle fort élevée aux murs nus, une banque au milieu, et çà et là, un peu partout, des cartons et des ballots, des échafaudages de cartons, des pyramides de ballots. Un jour chlorotique. Des employés de tout âge et de toutes conditions… Je demandai à voir l’un de ces messieurs. On m’introduisit auprès de M. Miron, dans l’espèce de cellule monacale qui lui sert de bureau. Il fut aimable et doux, lui que j’avais vu, un jour, chez mon père, impérieux dans ses gestes et fécal dans ses vitupérations. Il savait que j’étais venu tard aux affaires et un peu à contre-cœur. N’avais-je pas vingt-sept ans ? Il me parla de mes études. Il me dit que je ne devais pas me laisser éblouir par mon diplôme des Hautes Études Commerciales, que celui-ci ne signifiait pas nécessairement que j’eusse un sens des affaires très avisé. Je me permis de lui faire remarquer que je parlais du moins assez correctement l’anglais, l’allemand et l’italien. A cela, il hocha la tête et me répliqua que pour faire un bon commerçant, il fallait, comme les autres, « passer par la filière ». Il me parla enfin de mes appointements, mais avec une discrétion telle que j’aurais cru manquer de délicatesse en lui demandant des explications. Je devinai pourtant qu’ils seraient suffisamment légers pour m’interdire toute présomption. D’ailleurs, puisque j’étais contraint à « passer par la filière », et que la filière n’a jamais signifié, en bon français, qu’une suite d’épreuves, je devais avant tout me cuirasser de patience. Nous nous quittâmes cordialement. Quoique je ne fusse rien — qu’un employé, M. Miron daigna me reconduire.

Je passai une fin d’après-midi enchanteresse sur les quais de la Saône d’où j’admirai la silhouette auguste de Fourvière dans l’embrasement du couchant. Je dînai à l’hôtel ; puis, désireux de glaner quelques premières impressions sur le Lyon nocturne, je partis en flânant à travers la ville. Je ne quittai pas la presqu’île. Je parcourus beaucoup de rues obscures où de rares passants semblaient fuir quelque danger mystérieux et menaçant. De grands chats noirs efflanqués, troublés dans leurs amours, s’enfuyaient à mon approche avec des miaulements lamentables. Rue Victor-Hugo, une fille minable me fit des propositions dénuées d’innocence. Elle les réitéra sans doute au militaire qui me suivait à quelques pas car l’homme jeta, sans s’arrêter, un juron retentissant. Et parfois m’arrivait aux oreilles une sorte de grondement sourd, pareil à celui

Des lourds canons roulant sur le pavé des villes.

« Ce ne peut être, me disais-je, qu’une grosse artillerie en marche ». Mais je me trompais. Ce n’était, comme me l’affirma le lendemain Calixte, que le défilé pacifique et familier des pesants tonneaux de vidange d’une compagnie lyonnaise. A minuit, un reste d’humanité errait encore aux abords de la place Le Viste. Je rentrai à l’hôtel dans une extrême perplexité.

« Où est donc, me demandais-je, le Lyon où l’on s’amuse ? Calixte aurait-il dit vrai ? N’y aurait-il qu’un Lyon où l’on travaille ? Ne vivrait-on ici que pour travailler et dormir, dormir et puis travailler ? Quelle ville étrange ! »

Je m’endormis à une heure avancée. Un rêve burlesque agita mon sommeil. Calixte, méconnaissable, les yeux fous, les oreilles pointues et velues, les narines frémissantes, tel un faune lubrique, s’efforçait de m’entraîner malgré moi au casino. Et tout en résistant, je lui criais : « Contenez-vous, Calixte, et songez à notre commune réputation ! Qu’en penseraient notre oncle Paterin, notre oncle Grivolin, notre cousin Sévère, et M. Taffarel et MM. Tristan-Miron qui m’ont promis de me faire passer par une suite d’épreuves ?

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