Calixte; ou, l'introduction à la vie lyonnaise
CHAPITRE VII
DE QUELQUES CONVENANCES
J’étais de retour à Lyon depuis une semaine. J’avais gaillardement repris chez MM. Tristan-Miron, Unis et Façonnés, la suite de mes épreuves et menais, sous un ciel à vrai dire défavorable aux idées gaies, une existence des plus lyonnaise. Je ne veillais pas, me couchais aussitôt la lecture du Salut public achevée, et me levais le lendemain, tout prêt à m’adonner corps et âme aux affaires. Mon coryza se lassait. M. Miron me disait parfois d’une façon spirituelle : « Lavrignais, tous mes compliments, vous êtes enfin muet et vous engraissez. » J’étais bien heureux. Je devais l’être davantage encore.
Un matin, je reçus une invitation à dîner chez les Paterin. Ce n’était pas une invitation ordinaire. L’extrême cérémonie des termes m’annonçait une véritable solennité… Ainsi, huit mois après mon arrivée, Calixte me jugeait digne d’être introduit dans un salon lyonnais. J’avais le droit d’être fier. Je battais certainement tous les records. Il est vrai que ma préparation avait été très attentive, ma docilité parfaite, ma souplesse infinie et la sollicitude de mon maître et cicérone, infatigable. Des larmes d’attendrissement me montèrent aux yeux.
Je passai la fin de cette journée mémorable entre la joie et la crainte. La pensée de la grande faveur qui m’était faite me dilatait le cœur, mais l’appréhension de m’en montrer indigne l’étreignait aussitôt. Mes imprudences, mes erreurs de jugement, mes maladresses passées me revenaient à la mémoire. Malgré mon expérience et la circonspection que j’avais acquise, je craignais d’en commettre de nouvelles. Déjà, je n’étais plus sûr de ma science. Déjà, je me voyais, pour quelque faute ignorée de moi, rejeté d’une société dont j’ambitionnais depuis si longtemps les bonnes grâces et la familiarité. « Plaise au ciel, m’écriai-je avec ferveur, que je navigue sans naufrage à travers les méandres des bienséances lyonnaises ! »
Quelques jours s’écoulèrent. Mon anxiété redoublait. Je perdais toute assurance. Bref, j’étais si misérable que je résolus d’aller trouver Calixte pour le prier de m’adresser quelques suprêmes recommandations.
— Je me disposais à aller vous les donner, me déclara-t-il, quand il eut appris l’objet de ma visite.
Il me tranquillisa sur-le-champ. En toute sincérité, si je manquais de pratique, je possédais la théorie à merveille.
Calixte me nomma quelques-uns des invités de marque au milieu desquels j’aurais l’honneur de me trouver : Arsène Jutet et sa femme, Philibert Taffarel, Pothin Paterin, son oncle, Mme Greillon-Delamotte, sa grand’tante, Sixte, Vital et Fortuné Sévère, ses cousins, Gaspard Vernon, son beau-père, Marie-Antoinette, sa belle-sœur… « Ah ! si c’était elle ! » soupirai-je malgré moi. Mon ami me demanda ce que signifiait cette singulière exclamation. Je bredouillai des incohérences. Il n’insista pas et m’instruisit spontanément de l’attitude que je devais avoir vis-à-vis de ces personnalités éminentes dont je connaissais les mérites et le prestige. Point de contradiction surtout : une approbation respectueuse et empressée de leurs moindres propos : « Vous êtes trop délicat, trop fin, mon cher Philippe, me disait-il, pour ne pas sentir l’inconvenance qu’il y aurait à disputer contre un Jutet ou un Taffarel, l’un et l’autre soixante ou quatre-vingts fois millionnaire. » Je lui répondis — en songeant à Marie-Antoinette — que personne ne pouvait sentir plus vivement que moi une telle inconvenance, que mon attitude ne s’écarterait pas un instant de la déférence la plus pénétrée et que, si par hasard j’étais tenté d’émettre quelques idées un peu personnelles, je saurais étouffer cette tentation et garder mes idées pour moi. Cette réponse plut beaucoup à Calixte. Il m’avoua que, de ma part, il n’en attendait pas d’autre.
Il m’engagea ensuite à ne me laisser entraîner à aucune plaisanterie, même innocente, sur la religion et la morale. Il n’ignorait pas que, dans certains milieux distingués de la capitale, il est de bon ton de s’exprimer en badinant sur ces graves sujets. Mais je devais savoir, de mon côté, qu’une aussi fâcheuse affectation ne manquerait pas de me faire juger, à Lyon, de la manière la plus défavorable. Je lui répondis en protestant de mon profond respect pour la religion. « Quant à la morale, m’écriai-je avec émotion, il n’y a pas de danger que je m’aventure à en discuter. J’aurais bien trop peur de commettre quelque bévue… » Et j’avouai naïvement à Calixte que mes idées sur la morale ne s’étaient pas éclaircies depuis mon arrivée à Lyon et que j’avais encore beaucoup à étudier pour posséder à peu près une science dont j’étais loin d’entrevoir, à Paris, l’infinie complexité. Calixte fut encore très satisfait de cette confidence.
— Et en politique, me demanda-t-il, quelles sont vos idées ?
— Vous les connaissez, répondis-je. Je suis royaliste et ne peux m’en empêcher. Chaque matin, il me faut mon Action française, comme à vous, votre Nouvelliste.
— L’essentiel est que vous soyez bien pensant, me déclara Calixte.
— Qu’est-ce donc qu’être bien pensant ?
— C’est, avant tout, être mécontent. Si je vous disais que nous sommes conduits par des imbéciles ou des coquins, que la morale est quotidiennement bafouée et attaquée par ceux-là même qui devraient la défendre, et que la liberté religieuse n’est plus qu’un vain mot, que me répondriez-vous ?
— Je crois bien qu’après y avoir un peu réfléchi, je vous répondrais que je suis de votre avis.
Là-dessus, Calixte me serra les deux mains. Nous nous entendions à merveille.
Mon ami m’invita également à ne parler des séductions de Paris qu’en termes mesurés, afin de ne pas laisser suspecter ma moralité ou, du moins, le sérieux de mon esprit. Par contre, si j’avais l’occasion de rappeler le snobisme et la jobardise des Parisiens, je serais tout de suite fort apprécié. Il me donna enfin, à ma demande, quelques conseils précieux sur la manière de me comporter à l’égard du beau sexe. Je devais observer la plus délicate réserve, ne risquer aucune galanterie, aucun compliment. Il m’affirma que la femme lyonnaise ne se montre vraiment sensible qu’à l’éloge discret de la bonté de son cœur, de son dévouement, de sa charité, toute allusion à sa grâce ou à sa beauté lui apparaissant comme une offense à sa pudeur. Je le crus sur parole. Nous en vînmes à parler, je ne sais comment, de celles qui trompent leur mari. Calixte m’assura qu’à Lyon, où tout se sait, on pouvait les compter, tant elles étaient rares. Dans son quartier — le plus sérieusement habité, il est vrai — il n’en connaissait qu’une, mais c’était une vraie Messaline. « Et les maris qui trompent leur femme ? » lui demandai-je.
— Ça, c’est une autre affaire, me répondit-il, et nous sortirions de la question.
Je le remerciai de ses inappréciables avis et nous nous séparâmes.
On se représentera sans peine mon état d’âme lorsque, deux jours après cet important entretien, j’entrai dans le salon des Paterin. Était-ce vraiment ma bien-aimée que j’allais revoir ? Baiserais-je enfin sa petite main blanche ? Obtiendrais-je encore un de ses doux et ravissants sourires ? Telles étaient les questions que je ne cessais de me poser, et mon unique souci. Si flatteuse, en effet, si enviable que m’apparût la société des Taffarel et des Jutet, une déception, à cette heure, m’eût rempli d’une telle amertume que je les eusse plantés là sans vergogne, tout Taffarel et tout Jutet qu’ils fussent. A quels égarements une folle passion risque-t-elle de nous conduire ?
Mme Paterin me reçut avec sa grâce coutumière. Elle me rappela que son mari avait eu la bonne fortune de faire avec moi le voyage de Paris. « Bien fatigant, bien fatigant », marmonnait dans mon dos Calixte. Il me tira par le bras et me présenta à Arsène Jutet, un homme froid et circonspect, qui me dit simplement : « Meusieur !… » Puis la main patriarcale de M. Taffarel se tendit vers moi, largement accueillante, sans qu’il cessât pourtant de causer avec son interlocuteur. Les lugubres frères Sévère se montrèrent plus cérémonieux. Ils me saluèrent avec une raideur de mannequins et des expressions de physionomie angoissées. Un petit vieillard à l’air ironique et affable me demanda à brûle-pourpoint si « la rue du Griffon ne me donnait pas la nostalgie de l’avenue de l’Opéra… — Oh ! si peu », répondis-je avec l’accent de la conviction. « Monsieur Lavrignais est un humoriste, » dit alors, en s’adressant à mon ami, le petit vieillard qui n’était autre que Gaspard Vernon, dont les charités ne se souciaient pas assez d’être édifiantes. Cette réflexion m’avait un peu déconcerté. Calixte acheva de me faire perdre la tête en me prévenant discrètement qu’il allait me présenter à sa belle-sœur.
C’était Elle !
Je la reconnus au premier regard… Elle me sourit d’abord — avec quelle grâce ingénument caressante ! M’inclinant, je posai dévotement les lèvres sur sa petite main… mais, quand je me redressai, son sourire s’était effacé, et son regard obscurci révélait l’inquiétude, l’embarras, la confusion. « Voilà, pensait-elle manifestement, le jeune homme qui a vu ma jambe au-dessus du genou, le jour que je perdis à la fois, dans la rue, mon bas et ma musique. Comme c’est désagréable ! » Et moi qui me souvenais des enseignements de Calixte, je m’efforçais, par un jeu de physionomie et une contenance appropriés, de lui donner un démenti respectueux qui la tranquillisât. Je sus plus tard que je n’y avais pas réussi.
J’eus l’honneur de conduire à table Mme Greillon-Delamotte. C’était une excellente vieille dame, un peu gémissante et très loquace, dont la conversation ne m’aurait pas déplu si je n’avais eu comme voisine de droite Marie-Antoinette. Je m’appliquai du moins à ne pas être impoli et même à être aimable. Mais que cette application me coûta de peine ! Profitant d’un silence de la bonne dame, je m’adressai à ma bien-aimée. Elle venait de répondre à M. Jutet : « Certainement, mon oncle, j’étais à la conférence de l’abbé Moreux. » Sans perdre une minute, ni réfléchir, je lui jetai cette sotte question : « M. Jutet est-il donc votre oncle, mademoiselle ? »
Elle eut un gracieux hochement de tête.
— Nullement, me répondit-elle. Je donne ce nom à M. Jutet comme son fils le donne lui-même à mon père, par une vieille habitude d’enfance.
— … M. Jutet a un fils ?
— Oui, qui vit à Paris depuis plusieurs années.
— Dans les affaires, sans doute ?
— Hélas ! non…
Et Marie-Antoinette soupira cet « hélas ! non » d’un ton si affligé, si contraint, que je crus comprendre que M. Jutet fils était allé à Paris et s’y était « perdu ». J’en fus bien heureux.
— Il fait du journalisme, du théâtre, que sais-je ? me confia la jeune fille après un silence. On dit qu’il réussit, mais tout cela n’est pas très sérieux…
Une conversation si intéressante, si instructive, fut fâcheusement interrompue par Mme Greillon-Delamotte qui, le visage suspendu à mes lèvres, me priait de lui faire connaître mon sentiment sur le théâtre contemporain.
— Franchement immoral, ma tante, répondit pour moi Calixte d’une voix grosse de ressentiment.
Je me tournai vers Marie-Antoinette que M. Taffarel taquinait sur sa jolie toilette.
— Oh ! taisez-vous, mon oncle, je vous en prie, vous allez me faire rougir, protestait doucement ma bien-aimée.
Son oncle ? Lui aussi ! Par habitude d’enfance, probablement. Mais je n’osai m’en enquérir.
Je lui demandai si elle aimait Paris.
— Beaucoup, me répondit-elle… On s’y amuse tant !
Ce cri du cœur ne laissa pas de me surprendre. Que prétendait donc Calixte ?
— Ne trouvez-vous pas à Lyon les mêmes distractions qu’à Paris ?
— Oh ! il y a bien des plaisirs qu’on me permet à Paris qui, à Lyon, me sont défendus.
— Pourrais-je vous demander pourquoi ?
Elle n’eut pas une seconde d’hésitation.
— Mais parce qu’à Paris cela ne tire pas à conséquence. Personne ne vous connaît…
Il me sembla entendre Calixte. Pensif, je considérai la jeune fille. Pas une ombre de malice sur ce visage de Greuze, et toujours cet ineffable sourire qui me fondait le cœur. Je m’en voulus du vilain doute dont j’avais failli la ternir. Personne ne vous connaît ! « Cri inconscient de l’éducation, pensai-je, et non de la pure nature. En elle tout est bonté, modestie, loyauté, franchise, simplicité et même naïveté. » Je ne me trompais pas. Nous causâmes. Je l’interrogeai sur ses goûts. Elle me les avoua sans affectation. Le croirait-on ? Elle avait pleuré à Werther. Elle osait aimer Henry Bordeaux. Elle ne lisait pas Marcel Proust à livre ouvert… Une jeune fille ! Une vraie jeune fille ! Je l’écoutais émerveillé, ravi et plus épris que jamais. Mais jamais je ne m’étais senti si dépourvu d’esprit. Hélas ! les grandes passions ne sont pas spirituelles. Et je m’inquiétais du jugement de ma bien-aimée. Saurait-elle reconnaître en ma stupidité la plus éloquente et la plus sincère des déclarations d’amour ?
Autour de moi, les : « Mais, certainement, mon oncle… Mais, comment donc, ma tante… Comme il vous plaira, mon cousin… Vous êtes trop aimable, ma cousine… » allaient d’un train d’enfer.
On se leva de table.
Je passai la soirée sans pouvoir m’arracher à cet état d’extase qui faisait de moi le plus niais des invités. Assis à la même place, muet et gauche comme un collégien, je ne voyais rien hors le sourire et les épaules de Marie-Antoinette. De la conversation des hommes, je n’entendais que quelques mots répétés avec une véhémence particulière : « Chiffre d’affaires. — Bolchevisme. — Spoliation. — Changes. — Gros salaires. — Où allons-nous ? — Suisse. — Ruine. » De la conversation des dames, je ne distinguais également que des mots sans suite : « Le nourrissage de Simone. — L’abbé X… — Le docteur B… — Grands Concerts. — Les couches de Madeleine. — Le docteur G… — Mgr Z… — Brebis égarée… »
Et il me semblait que la jeune et jolie Mme V… n’aurait pas dû porter un jupon d’alpaga noir sous son élégante robe de crêpe de Chine blanc, et que les beaux brillants de Mme Z… auraient jeté de tout autres feux s’ils avaient été soigneusement décrassés.
— Vous m’avez dit, je crois, monsieur, que vous aimiez la danse. Si cela vous plaisait, je pourrais vous faire inviter au bal de Mme de Sermanges.
C’était bien à moi que s’adressait Mlle Vernon en m’offrant une tasse de thé. Je saisis la tasse, acceptai distraitement le sucre, la crème, le rhum — que n’aurais-je pas accepté ? — et répondis… On devine ma réponse. Telle était mon émotion que je dus poser ma tasse sur un guéridon voisin…
— Hé bien, c’est entendu. Vous recevrez une carte prochainement.
Elle s’éloigna. Je la vis s’approcher de M. Taffarel qui lui tapota le menton. Ce fut à ce moment précis que je pris la résolution de me faire Lyonnais.
Il était un peu plus de minuit quand Mme Arsène Jutet, la première, se leva. Tout le monde, aussitôt, l’imita.
Précédé de Calixte, qui brandissait un gigantesque candélabre à six branches, nous descendîmes l’escalier en file indienne. Mme Greillon-Delamotte avait bien voulu accepter mon bras. Durant la descente, nous croisâmes, comme à l’ordinaire, quelques gros matous en goguette. Déjà le brouillard nocturne nous chatouillait les narines et la gorge. Nous toussions et éternuions à qui mieux mieux…
J’obtins la faveur inespérée d’accompagner Mme Greillon-Delamotte jusque chez elle.