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Calixte; ou, l'introduction à la vie lyonnaise

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CHAPITRE PREMIER
SUR LE MAINTIEN EN GÉNÉRAL

« Où allez-vous d’un tel pas, mon cher Philippe ? me demandait parfois Calixte en m’arrêtant dans la rue. Vous avez l’air d’un homme en bonne fortune. » Et je lui répondais avec simplicité : « Je vais chez Tristan-Miron, 83, rue du Griffon, où je gagne avec la protection de mon père sept cent cinquante francs par mois. Jugez de ma bonne fortune ! — Vous avez l’air si guilleret, l’allure si dégagée, répliquait Calixte, et, pour un sage employé, une mise si élégante !… Regardez-moi donc ! » ajoutait-il. Et il me montrait avec une fierté incompréhensible ses bottines fatiguées, son pardessus ciré et son pantalon frangé. « Ah ! Calixte, m’écriais-je alors, vous êtes un gros patron, tout le monde le sait ; vous pouvez être sale. Moi qui ne suis qu’un employé, je me dois, je dois aux autres d’être propre. » Mais c’était, en l’occurrence, raisonner tout de travers. C’était aussi me montrer singulièrement aveugle. En attirant mon attention sur sa tenue, Calixte me donnait à la fois un avertissement discret et un exemple à suivre. Dès que j’eus pris la résolution de me faire Lyonnais, un rayon de lumière me visita : je compris la leçon que j’avais reçue et ne m’accordai nulle cesse jusqu’à ce que j’en eusse retiré tout le profit. Indubitablement, je ne m’habillais pas comme un pur Lyonnais, je ne marchais pas comme lui dans la rue. Je n’avais ni sa physionomie ni sa contenance. Bref, je sentais mon Parisien d’une lieue. Cette soudaine constatation me désola sans toutefois me faire perdre la tête. Je me hâtai de demander à Calixte l’adresse de son tailleur qui ne mit pas plus de huit jours à m’habiller sans fantaisie, puis je m’essayai à changer d’allure et d’humeur. Mais on ne change pas d’humeur comme de toilette ! Malgré mes épreuves, je me sentais encore enclin à trouver la vie bonne, la femme un agréable présent des dieux et à penser avec Rabelais que rire est le propre de l’homme. On peut juger de la contention d’esprit et de la persévérance qu’il me fallut pour parvenir à me barrer correctement le front du « pli des affaires » et à me donner la physionomie ténébreuse ou distante de ceux au milieu desquels j’étais appelé à vivre et à mourir. Que de fois, hélas ! le naturel revint au galop !…

Cependant j’ambitionnais de prodiguer les preuves de mon attachement à la cité élue. Calixte, à qui je confiai cette grande ambition, voulut bien l’approuver et la diriger. « Intéressez-vous, me dit-il, à nos œuvres charitables. Ce sera une excellente façon de vous faire connaître avantageusement. » Dès lors, je me donnai la joie de voir, sur les journaux, mon nom suivi ou précédé de celui de mon ami dans la plupart des souscriptions publiques. A vrai dire, je me serais bien contenté de n’y faire figurer que mes initiales, mais Calixte m’avait énergiquement dissuadé de pratiquer la charité anonyme qui n’est pas édifiante. J’avais compris du reste à ses propos que, lorsqu’on avait eu l’honneur d’être introduit dans une certaine société, on se devait d’adopter en tout et partout une conduite exemplaire. Dirai-je quelle contrainte ce fut pour moi qui y avais été si peu préparé ?

J’avais coutume d’entendre, chaque dimanche, un bout de messe, derrière un gros pilier, au fond de l’église. Une place aussi modeste convenait à l’infirmité de ma dévotion. Un dimanche que je m’étais écarté de l’ombre du pilier, Calixte, en entrant, m’aperçut. La messe n’était pas commencée. « Que faites-vous là ? » me demanda-t-il tout bas, mais d’un ton fort rude. Je le regardai avec humilité. « Votre place n’est pas ici, reprit-il sévèrement, montez avec moi dans le chœur ! » Ce disant, il me tirait par la manche de mon pardessus. Je résistais, j’implorais miséricorde. « Non sum dignus, non sum dignus… » ne cessais-je de répéter. Il fallut céder et le suivre. Au pied de la chaire, je tentai vainement une dernière défense. Nécessité de l’exemple, que vous me fûtes parfois rigoureuse !…

Dès lors, j’abandonnai l’ombre de mon gros pilier pour les sièges fastueux du chœur. Les premiers dimanches, il ne m’échappa point que ma présence étonnait. Certes, l’on m’avait vu en compagnie de Calixte Paterin, mais rares étaient ceux qui me connaissaient. On me regardait en dessous. Puis on finit par s’habituer à moi. On m’attendait même. S’il m’arrivait d’avoir un peu de retard, je trouvais — avec quelle confusion délicieuse — que l’on m’avait gardé ma place. Ainsi, je faisais des progrès sensibles dans la voie de la considération. Pourtant, je ne me permis jamais de m’agenouiller dans les stalles…

Je n’allais plus de Bellecour aux Terreaux sans lever mon chapeau. Il est vrai que je n’en manquais aucune occasion et que je n’hésitais pas au besoin à traverser la chaussée. Et non seulement on me rendait mon salut mais souvent même on me gratifiait par surcroît d’un sourire. Je laisse à juger de ma joie. Cependant, qu’elles étaient pâles ces satisfactions d’amour-propre auprès des félicités que je goûtais dans la sympathie manifeste de Marie-Antoinette !

Depuis la soirée de Mme de Sermanges où j’avais connu le ravissement de la tenir dans mes bras, Mlle Vernon m’avait montré clairement qu’elle me revoyait sans déplaisir, et même, l’avouerai-je tout bas, qu’elle cherchait à me revoir. Ma qualité de Parisien ne semblait pas l’affecter désagréablement. Elle ne me traitait pas, comme Calixte, en suspect. Elle m’introduisait sans scrupules dans tous les salons de la ville. Grâce à son exquise amabilité, je dansai à Perrache, je dansai à la Guillotière, je dansai même aux Brotteaux où, à ma grande surprise, les mœurs me semblèrent innocentes. On citait mon nom, dans le Carnet Mondain, à côté de celui de Félix Bernicot.

Marie-Antoinette était friande de conférences. Qu’elles fussent historiques, scientifiques, musicales ou littéraires, je crois bien qu’elle n’en manquait aucune. Je fis comme elle. Nous nous rencontrions également aux concerts. Les affaires, hélas ! ne me permettaient pas de la suivre aux sermons de charité auxquels elle assistait avec le même empressement, car elle était très charitable et très pieuse. J’avais quand même bien des occasions de la voir.

Sa conversation était pour moi un enchantement. Les propos les plus imprévus s’y mêlaient sans la moindre affectation. Elle ne songeait même pas à dissimuler son ignorance. « Je ne peux vous dire, je ne sais pas… » me déclarait-elle parfois avec un sourire tranquille. Et je me retenais de ne pas baiser mille fois ses belles mains pour la remercier d’un pareil aveu. « Seigneur, me disais-je en moi-même, il y a donc encore des jeunes filles qui ignorent quelque chose ! » Elle m’entretenait avec la même simplicité, la même confiance d’un conférencier que nous venions d’entendre et d’un prédicateur en renom qu’elle me reprochait gentiment de ne pas connaître, de son directeur de conscience et de ses pâtisseries favorites, de la messe matinale à Fourvière où elle s’était rendue le matin même et du bal où elle devait aller le lendemain. Je ne sais comment tout cela se fondait, mais c’était délicieux. Je la quittais comme un homme ivre.

Quant à lui témoigner mon amour — je ne dis pas : le déclarer — j’en étais fort embarrassé tant je craignais de lui déplaire. J’avais toujours présentes à la mémoire ces paroles de Calixte : « La femme lyonnaise ne se montre vraiment sensible qu’à l’éloge discret de la bonté de son cœur, de son dévouement et de sa charité. Toute allusion à sa grâce ou à sa beauté lui apparaît comme une offense à sa pudeur. » Je voulais bien le croire. Mais on conviendra qu’il est singulièrement difficile de courtiser une femme en usant des seuls qualificatifs de bon, charitable et dévoué. Comment se faire entendre ? Et jamais je n’avais été aussi pressé de l’être…

Malgré ses millions, Félix Bernicot ne me semblait pas, tant il était laid, un rival dangereux. Il n’en était pas de même d’un certain vicomte, Jean de Bruel, joli garçon, fat et musqué, et fort assidu, que je ne pouvais voir enlacer ma bien-aimée sans me mettre instantanément à errer dans tous les salons de bal comme un chien qui couve la rage. Dévoré de jalousie, verdi d’angoisse, je parlai un jour à Calixte du péril mortel dont menaçait mes amours un homme qui portait un nom aussi fier. « Peuh ! me répondit mon ami… un noble… vous savez, la noblesse… Peuh ! c’est un préjugé que nous n’avons guère. » Il acheva de me tranquilliser en m’assurant que M. Jean de Bruel n’était pas dans les affaires et qu’il s’entêtait à fonder des revues artistiques qui ne vivaient jamais plus de deux saisons. C’était, comme on le voit, un garçon d’une prétention insupportable.

Je repris donc à la fois mon courage et ma cour singulière. Les beautés de Lyon, les séductions de l’âme lyonnaise m’inspiraient des propos enthousiastes qui ne laissaient pas d’étonner Marie-Antoinette. Elle les écoutait néanmoins avec complaisance, heureuse qu’un étranger pensât tant de bien de sa ville natale. On lui avait dit que les Parisiens n’appréciaient pas le caractère lyonnais. Quelle erreur ! Et mon éloquence s’enflammait à lui prouver le contraire… Quelquefois nous causions de Calixte. Je lui disais combien je l’estimais et que je n’avais pas de meilleur ami que lui. Alors un sourire imprévu, un sourire très fin et même un peu malicieux, se dessinait sur ses lèvres : « Ce brave Calixte ! » murmurait-elle. Que voulait-elle dire ? Puis, un jour, elle me confia qu’elle trouvait son beau-frère un peu trop cérémonieux… « Et papa qui ne l’est pas du tout, ajouta-t-elle, prend souvent plaisir à le taquiner… Ce brave Calixte ! » Et, de nouveau, fleurissait sur ses lèvres le subtil et ravissant sourire…

Amoureux fou ! Il n’y avait point d’autres termes pour exprimer mon état. L’adorable image de ma bien-aimée me hantait nuit et jour. Elle m’apparaissait même à la banque de Tristan-Miron. Alors mes camarades s’étonnaient tout haut de la niaiserie béate de ma physionomie et M. Miron me traitait de rêveur.

Mes parents s’inquiétaient. « Mon cher enfant, m’écrivait rudement mon père, le ton guindé et prétentieux de tes lettres nous afflige. Tes relations paradisiaques, dont tu ne cesses de nous entretenir, te tourneraient-elles la tête ? Si tu te sens malade, va voir un médecin. Si tu n’es qu’amoureux, dis-le-nous franchement. De toutes façons, rassure ta mère qui s’alarme que tu aies signé ta dernière lettre Lavrignais-Vernon au lieu de Phiphi, tout bonnement, suivant une vieille et puérile habitude qui lui est chère… »

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