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Calixte; ou, l'introduction à la vie lyonnaise

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CHAPITRE IV
DE LA CONSIDÉRATION

Mon état de santé n’était pas satisfaisant. Je souffrais depuis mon arrivée à Lyon d’une sorte de coryza chronique accompagné d’inflammation de la gorge qui m’incommodait beaucoup. Je toussais du matin au soir, j’éternuais au moindre courant d’air, et M. Miron, exaspéré, me criait de sa cellule : « Lavrignais, quand vous aurez fini, nous commencerons ! » Je lui répondais par un éternuement plus éclatant que les autres. Il jurait comme un sous-officier. Tout cela ne pouvait pas durer… J’allai trouver Calixte et lui demandai l’adresse d’un bon médecin. Par une bizarre association d’idées que je ne m’explique pas encore, il me donna également l’adresse d’un établissement de bains. Celui-ci était, paraît-il, de tout premier ordre : on ne s’y lavait qu’entre gens « comme il faut ». Je le remerciai et, le jour même, je courus chez le médecin qui me reçut paternellement. Après m’avoir interrogé, ausculté et examiné, il prononça son verdict. Je n’étais pas sérieusement malade, mais si je voulais guérir, je devais, sans balancer, reprendre le train de Paris. Le climat lyonnais ne me valait rien. Je fus atterré. La pensée de quitter Lyon sans avoir revu les beaux yeux songeurs et le sourire si doux de ma belle Rencontre, me crucifia. Je pris un parti désespéré. « Si je ne peux vivre à Lyon, me dis-je, j’y mourrai du moins. » Cette résolution intrépide me tranquillisa beaucoup. Puis, pour achever de me rasséréner, je songeai à me procurer une distraction puissante.

Je n’avais pas oublié les paroles de Calixte. « Si, m’avait-il dit, vous fréquentez assidûment les concerts et les conférences, vous ne manquerez pas de revoir celle que vous aimez. » Je n’avais que l’embarras du choix. Je finis par me décider en faveur d’une conférence dont le sujet, sans être, comme on dit, d’une actualité brûlante, me parut bien captivant : Vercingétorix et le siège d’Alésia. Un éminent historien devait le traiter. J’aurais été en peine de trouver une distraction qui convînt mieux à mon état.

Après un repas léger, je passai la Saône et entrai au Conservatoire. On se pressait au vestiaire ; déjà, la grande salle était comble. Je compris aussitôt que je me trouvais dans une société d’élite et, tout bas, je remerciai Calixte. Je n’entendais autour de moi que des : « Bonjour, mon oncle ! Bonjour, ma tante ! Comment vous portez-vous, ma cousine ? — Avez-vous amené Francisque ? — Où est donc Auguste ? — Voici Marguerite. — Madame, je vous présente mes hommages. — Grand-père est parti dans le Midi. — Bonjour, mon cousin. » Partout on se saluait, on s’inclinait, on se congratulait. On se serait cru dans une vaste réunion de famille. Tout le monde semblait se connaître ; et ceux qui demeuraient assis à leur fauteuil, sans saluer, avaient l’air de pauvres égarés… Plus d’une fois, je me dressai à ma place pour apercevoir quelque haute personnalité dont je venais d’entendre chuchoter le nom. C’est ainsi que je vis défiler Léonard Grivolin, Florestan Bizolon, Aimé Bernicot et les trois frères Sévère, Sixte, Vital et Fortuné dont Calixte m’avait si souvent et si avantageusement parlé. Ils me parurent lugubres. J’eus également la bonne fortune de savoir qu’Arsène Jutet, le gros banquier, était dans la salle. Puis, quelqu’un prononça le nom de Taffarel, et il me sembla percevoir autour de moi comme un frémissement. Je vis alors entrer un grand vieillard, au visage plein de mansuétude, qui traversa solennellement les fauteuils en envoyant de la main comme autant de bénédictions. Et chacun cherchait à obtenir l’une de ses bénédictions en se levant sur son passage, puis se rasseyait, ravi, dès qu’il l’avait reçue. « Ah ! pensai-je, ému malgré moi, qu’ils doivent être grands les mérites de M. Taffarel, si j’en juge par la déférence qu’on lui témoigne ! » Et je m’en voulus de les ignorer encore… Soudain mon cœur s’arrêta de battre : elle était là, ma bien-aimée, mon idole ! Trois rangs de fauteuils seulement me séparaient d’elle. Et Mme Greillon-Delamotte la chaperonnait et l’appela distinctement Marie-Antoinette. Et M. Taffarel la gratifia, elle aussi, d’une petite bénédiction qu’elle reçut avec son inoubliable sourire… Marie-Antoinette ! Syllabes adorables ! Ah ! qu’elle me parut spirituelle, cette conférence sur Vercingétorix que ma bien-aimée applaudit à maintes reprises, avec un si sincère enthousiasme ! Et cette première soirée passée au milieu d’une société si polie, à la familiarité si douce, qu’elle me parut aimable ! Mais quel torrent vertigineux de désirs et d’espoirs elle fit bouillonner dans mon cœur !

Je passai le reste de la nuit à errer comme un visionnaire à travers la ville. L’aube me surprit, rue du Juge-de-Paix, éternuant à me faire sauter la tête. Cette interminable course dans le brouillard nocturne ne m’avait pas guéri de mon rhume, mais j’avais pris quelques résolutions sévères. Il y avait cinq mois que j’étais à Lyon, et quand on me parlait des Grivolin, des Jutet, des Taffarel et de tant d’autres, j’ouvrais encore de grands yeux d’ignorant. Hé bien, j’allais me mettre hardiment à l’étude de ces beaux caractères. N’étais-je point passionnément épris de Marie-Antoinette ? Ne me serais-je point fait Lyonnais pour lui plaire ? Hélas ! Pouvait-on se dire Lyonnais et ignorer les vertus fondamentales de la considération ?

Mon premier soin fut de raconter à Calixte cette soirée mémorable. Il sembla étrangement surpris que ma bien-aimée s’appelât Marie-Antoinette et qu’elle fût chaperonnée par Mme Greillon-Delamotte. « Hé ! mon cher Calixte, lui dis-je avec une curiosité palpitante, ne la connaîtriez-vous pas ? — Point du tout, » me répondit-il d’un ton mécontent. Mais son nez s’agita de telle façon que je doutai de la sincérité de sa réponse. Sans insister, je lui dis combien j’avais été ravi, voire édifié de la dignité et de l’urbanité de l’excellente société au milieu de laquelle je me trouvais pour la première fois. « A vrai dire, personne ne s’est soucié de moi et on m’a bien souvent marché sur les pieds, mais cela n’a aucune importance puisque j’ai eu la joie de revoir celle que j’aime et de contempler M. Taffarel. » Puis, je lui narrai le spectacle impressionnant dont j’avais été le témoin : la moitié de la salle se levant sur le passage de ce grand vieillard pour le saluer. « Ah ! Calixte, m’écriai-je, quel est donc ce M. Taffarel que tout le monde accueille avec autant de vénération qu’un prince de l’Église ? — C’est une des plus grosses fortunes de Lyon, » me répondit Calixte. Puis, comme il commençait à pleuvoir, il sauta dans un tramway après m’avoir rapidement serré la main. Et je maudis l’inclémence du temps qui contrariait si mal à propos mon désir de m’instruire.

Au café, dans la rue, en tramway, j’entendais quotidiennement des phrases de ce genre prononcées d’un ton pénétré : « Je suis chez Taffarel… Il est chez Taffarel… Il entrera chez Taffarel… » Quelquefois le nom changeait : c’était Grivolin ou Bernicot. Mais qu’il s’agît de Bernicot, soyeux, de Grivolin, industriel, ou de Taffarel, banquier, tous ceux qui pouvaient se dire leurs employés en concevaient manifestement une certaine fierté. En déclarant : « Je suis chez Taffarel, tu es chez Grivolin, il est chez Bernicot… » ils semblaient sous-entendre : « Donc, nous sommes tous sauvés. » Et moi qui n’étais que chez Tristan-Miron, Unis et Façonnés, où je subissais sans fierté une suite d’épreuves, je leur portais, malgré moi, quelque envie. « Messieurs, leur disais-je parfois, on voit bien que vous ne connaissez pas les tribulations de la filière. Vous êtes parmi les privilégiés de ce monde, car vous touchez des appointements royaux. » Quand je leur parlais ainsi, ils croyaient que je me moquais d’eux. Puis, devant mon visage sans malice, ils daignaient m’éclairer. « Nous ne sommes point, me disaient-ils, parmi les privilégiés de ce monde. Nous passons tous par la filière et nos appointements sont des plus médiocres, mais… Mais nous sommes chez Grivolin, chez Taffarel et chez Bernicot ! » Ce « mais » me semblait alors incompréhensible, inexplicable, car j’ignorais tout de la considération. Aujourd’hui, je le traduis ainsi avec assurance : « Mais… nous sommes chez des patrons hautement considérés, et la considération du maître est à la fois le pain quotidien et l’orgueil du serviteur. »

Cependant, je poursuivais activement mon enquête. Je voyais chaque jour des gens considérés, mais les raisons de leur considération ne m’apparaissaient pas avec clarté. J’interrogeai Pierre et Paul : j’en reçus des réponses embrouillées et contradictoires. Une bonne dame dont le fils était employé depuis peu chez Grivolin, désireuse de me donner une idée des mérites de ce grand personnage, me dévida, avec componction, toute sa généalogie. Je m’attendais pour le moins à quelque lointaine alliance avec les Montmorency ou les La Rochefoucauld : je n’ouïs qu’un chapelet de noms de la plus plate roture. Je finis par m’adresser à mon Marseillais.

— Connaissez-vous Taffarel ? lui demandai-je.

— Si je le connais ? me répondit-il. Té, je te crois, Philippe, que je le connais. Nous avons eu, cinq ans, la même petite poule.

Je le quittai sur-le-champ en haussant les épaules. Le crâne auguste de M. Taffarel pouvait-il être farci de jambes folles ?…

J’allais désespérer quand ma bonne étoile me fit faire la connaissance d’un journaliste, homme charmant et cultivé, du nom de Jean Caille. A notre seconde rencontre, je lui parlai de la grande enquête à laquelle je me livrais et de la difficulté que j’éprouvais à la mener à bien. « Cela ne m’étonne point, me répondit-il. Soyez sûr que si vous avez recueilli tant d’opinions contradictoires, c’est que le caractère lyonnais n’est lui-même, permettez-moi l’expression, qu’un chaos de contradictions. » Je le suppliai de m’en dessiner du moins les traits les plus distinctifs. « Il faudrait un Molière, me répondit-il. Lui seul, dont la connaissance du cœur humain est demeurée sans égale, ne se laisserait ni étonner, ni inquiéter, ni éblouir par la violence des contrastes d’un tel caractère. Je suis Lyonnais et rien de ce qui touche Lyon ne m’est indifférent. J’ai lu bien des définitions de notre caractère : aucune d’elles ne m’a satisfait. Toutes m’ont semblé incomplètes, complaisantes ou fausses. Celle même de Renan, la plus juste à mon avis, reste superficielle. Quant aux portraits qu’ont tracés de nous les historiens de Lyon, ce ne sont que des panégyriques dont le psychologue ne saurait se contenter. Peut-être vous a-t-on dit que nous sommes charitables, religieux, fort respectueux de la morale. C’est vrai. Peut-être vous a-t-on dit aussi que nous sommes intéressés, âpres au gain, adorateurs du veau d’or, plus cagots que vraiment pieux, plus pharisiens que vraiment moraux. Ne rejetez pas plus cette opinion que la première. Pour vous former un jugement équitable, vous aurez plus d’une fois à les concilier l’une et l’autre, si vous le pouvez. Tel d’entre nous dont les charités sont manifestes, publiques, éclatantes, ne donne à ses employés que des appointements de misère, et sa femme, quêteuse obstinée pour les pauvres, dispute avec ses domestiques sur une augmentation de gages de dix francs. Tel autre, mari attentionné, bon père de famille, n’a sur les lèvres que les mots de piété et de vertu, pratique ouvertement l’une et l’autre et meurt chez une maîtresse de vingt années. Comment juger un tel homme ? C’est un Tartuffe, me direz-vous. Je ne le crois pas, car cet homme qui offense à la fois la religion et la morale est, soyez-en sûr, religieux et épris de vertu. Et Tartuffe n’est ni l’un ni l’autre… »

Jean Caille me parla longtemps en ces termes et me laissa plus embarrassé que jamais.

Le lendemain, je rencontrai Calixte, place des Jacobins. Il se hâtait, lugubre et vêtu de noir. « Mon cher ami, me dit-il, je vais aux funérailles de Mme Antoine Coyssard et je suis fort pressé. Me rendriez-vous le service de porter à l’Agence Havas cette petite annonce qui intéresse l’un de mes parents ? » J’acceptai avec empressement. Calixte me tendit aussitôt un bout de carton sur lequel je lus ces mots qui me jetèrent dans un nouvel abîme de réflexions et de perplexités : « Famille bien connue à Lyon demande location pour l’été… » Malgré mon saisissement, j’allais m’informer auprès de Calixte des raisons qui autorisaient cette famille à se dire bien connue, quand je l’aperçus qui tournait déjà l’angle de la rue Jean-de-Tournes. Alors, résigné, je pris le seul parti convenable : je décidai de croire désormais en Jutet, en Grivolin, en Bernicot, en Taffarel, en les trois frères Sévère, et en Mme Greillon-Delamotte, — sans chercher à comprendre — comme on croit en Dieu.

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