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Calixte; ou, l'introduction à la vie lyonnaise

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CHAPITRE VI
DE LA FAIBLESSE HUMAINE

Adieu, Lyon qui ne mords point,
Lyon, plus doux que cent pucelles,
Sinon quand l’ennemi te poinct ;
. . . . . . . . . . .
Adieu, cité de grand valleur,
Et citoyens que j’aime bien…
J’ai reçeu de vous tant de bien,
Tant d’honneur et tant de bonté
Que volontiers dirais combien,
Mais il ne peut estre compté.
Adieu la Sone, et son mignon
Le Rosne qui court de vistesse ;
Tu t’en vas droict en Avignon,
Vers Paris je prens mon adresse.

Ces vers attendris et charmants de Clément Marot m’étaient venus spontanément aux lèvres alors que, sur l’ordre de MM. Tristan-Miron, « vers Paris je prenais mon adresse ». Je ne la prenais d’ailleurs pas seul. Un hasard heureux m’avait donné Calixte Paterin pour compagnon de voyage.

Je l’avais rencontré sur le quai de la gare, à l’arrivée du train de Marseille. Une lourde valise au bras et le nez en bataille, il fendait la foule pour atteindre le wagon de seconde classe qui roulait encore devant lui. Je crus qu’il avait une distraction. « Ohé ! Calixte, lui criai-je. Vous vous trompez. Les premières sont par ici ! — Mais non, je ne me trompe pas », me répliqua-t-il avec une dignité sévère. Puis, sans autres explications, il sauta en wagon. « Depuis quand, lui demandai-je en m’asseyant en face de lui, les boyards comme vous voyagent-ils en seconde ? » Il m’invita aussitôt d’un ton bourru à ne pas employer d’expressions aussi déplacées. Une telle réponse ne me surprit pas. Je n’ignorais pas que cet homme cinq ou six fois millionnaire pratiquait l’économie dans ses petits détails. Son intérieur était non seulement dépourvu de luxe mais encore d’élégance et de confort. Par économie, il évitait autant que possible de prendre le tramway pour aller à ses affaires. S’il achetait mon journal avec le sien, il trouvait très naturel que je lui rendisse les quatre sous qu’il lui avait coûtés. Il marchandait en toutes occasions avec une obstination de maniaque, même lorsqu’il ne s’agissait que d’un rabais dérisoire. Quelquefois, à bout de souffle, et comme le débat menaçait de s’éterniser, il faisait à ma grande surprise usage de son nom : « Voyons, voyons, je suis M. Paterin, disait-il au marchand, M. Calixte Paterin de la rue Vaubecour. » Et ce qui m’étonnait le plus, c’était que le marchand se rendît à un pareil argument. Radieux, Calixte obtenait le cinq pour cent. A l’entendre, les affaires allaient toujours de mal en pis et la ruine veillait à son chevet. Je crois qu’il se serait fait passer volontiers pour le dernier des gueux si le soin de sa considération ne l’en eût empêché. Car, jamais, gueuserie et considération ne se sont baisées sur les lèvres. Il s’appliquait du moins à ne tenir cette considération que de son nom et de ses vertus. Je n’ai jamais rien vu de plus mystérieux et de plus admirable.

Adieu, Lyon qui ne mords point,
Lyon, plus doux que cent pucelles,
Sinon quand l’ennemi te poinct…

L’express nous emportait à travers la nuit. Calixte s’était mis à lire le Journal des Débats. J’ouvris, de mon côté, avec un peu d’appréhension, le Sourire et Fantasio. Mon grave ami me vit entre les mains ces lectures légères, hocha la tête, sourit et ne me tança point. Je pensai que la joie du voyage le portait à l’indulgence… Tout en lisant, je m’assoupis. Un rêve céleste enchanta mon sommeil : Marie-Antoinette, plus touchante et plus belle que jamais, soupirait à mon oreille le brûlant sonnet de Louise Labé, et, dès la fin du dernier tercet, nous tombions dans les bras l’un de l’autre. Quelle extase !… Un coup de sifflet strident m’arracha à ces illusions adorables. J’ouvris les yeux et j’aperçus, en face de moi, Calixte qui semblait se retenir de rire, tandis que ses narines s’agitaient d’une façon inaccoutumée. Il lisait toujours mais ce n’étaient plus les mêmes journaux. Profitant de ce que je dormais, il s’était saisi de mon Fantasio et le lisait, sans en sauter une ligne, avec sa conscience habituelle. « Il faut convenir, dit-il en me le rendant, que ces Parisiens ont parfois bien de l’esprit. » On peut juger de ma joie à une déclaration aussi inespérée. Nous venions de dépasser Dijon. Calixte sortit dans le couloir pour griller une cigarette. Quelle fantaisie ! Bientôt je crus l’entendre chantonner. Quelle nouveauté ! Je prêtai l’oreille. Il fredonnait :

Les sens grisés et les yeux dans les yeux,
Vivre la vie,
Sans autre envie
Que d’échanger des baisers amoureux.

Et il y mettait une flamme, une conviction ! Je n’en revenais pas. Propos, allures, tout m’étonnait en lui. Je ne le reconnaissais plus. Son maintien était moins guindé, ses mouvements plus souples ; son humeur devenait folâtre. A l’approche de Paris, il semblait sortir de son engourdissement comme ces gros lézards qu’on voit étirer leurs pattes au soleil printanier. Je me souviens même qu’il me lâcha une gaillardise si raide que j’en restai béant et plus offusqué que devant les indélicatesses d’une feuille d’impôts.

Un peu avant l’arrivée, je demandai à Calixte si les affaires lui laisseraient le temps de goûter aux plaisirs de la capitale. « Je compte bien m’offrir quelques petites distractions, me répondit-il. — Hé bien, repris-je, quand vous vous sentirez en train, prévenez-moi par un pneumatique. Je passerai volontiers une soirée avec vous. — Ollé ! » s’écria-t-il en faisant la girouette avec la main. Il avait le chapeau sur l’oreille, il mettait à chaque minute la tête à la portière, il sifflotait comme un loriot, nullement incommodé par le respect de lui-même.

Mon arrivée fut pour mes parents une grosse surprise. Nous nous trouvions réunis après une séparation de plusieurs mois. Ma mère ne se lassait pas de me regarder et mon père d’imaginer des réjouissances. Ils m’interrogèrent longuement sur mon existence lyonnaise. Je leur répondis de manière à les satisfaire, mais non sans les étonner quelquefois. Ils concevaient avec peine certaines de mes délicatesses, de mes susceptibilités et de mes prétentions récemment acquises. Ils ne saisissaient pas toujours le sens et la portée de certains mots qui me revenaient aux lèvres. C’est ainsi que je dus leur commenter l’expression « passer par la filière ». Je m’exprimais avec verve et enthousiasme. Ils m’écoutaient en échangeant des regards soucieux. Bientôt ma mère m’interrompit pour s’informer plus en détails de mon état de santé. Je lui parlai de mon coryza. Elle s’étonna de sa persistance. Je tentai de la rassurer en lui affirmant que soixante-quinze pour cent au moins des Lyonnais entretenaient un rhume de la Toussaint au jour des Rameaux. C’était une coutume instituée par le climat. Durant près de six mois, on ne s’abordait qu’en éternuant… Je me lançai, finalement, dans un éloge enflammé de la beauté des dames lyonnaises. Alors il me sembla découvrir autre chose que de la surprise sur le visage attentif de mes parents.

Nous allâmes dîner ensemble sur les boulevards que je revis avec plaisir après une si longue absence. Pourtant ils ne me firent oublier ni la rue Vaubecour ni la rue Sala qui, pour être moins animées, ont bien aussi leur charme. En chemin, mon père me demanda plusieurs fois pourquoi « je marchais si raide en regardant de côté ». Je ne pus en trouver aucune raison satisfaisante. Ma mère me demanda à son tour si j’avais lu les derniers romans de X… et de Z…, jeunes écrivains en vogue qui s’appliquaient à écrire français autrement que les autres. Ces ouvrages bizarres l’avaient amusée. Je fis le dédaigneux et, cette fois, j’en donnai mes raisons. Nous nous étonnâmes ainsi mutuellement jusqu’au soir.

Le lendemain, je reçus un petit bleu de Calixte. Il me donnait rendez-vous à sept heures, chez Poccardi. J’en avisai mes parents qui regrettèrent que je n’eusse pas eu l’idée d’inviter mon ami à la maison. C’était d’une civilité élémentaire. Je leur répondis qu’on n’invitait pas comme cela, chez soi, Calixte Paterin, qu’il y fallait un peu plus de cérémonies. Puis, je voulus leur signaler certaines convenances particulières à Lyon, mais je vis bien qu’ils ne me comprenaient pas. Je dois reconnaître que jamais explications ne furent plus embrouillées.

Mon père me traita d’hurluberlu, ma mère demeura dans une affliction muette. Je volai chez Poccardi…

Calixte m’y attendait déjà, le nez dans la carte des vins. Je lui trouvai les traits fatigués, le teint singulièrement bistré, les paupières bouffies mais l’humeur badine. Nous nous concertâmes sur le menu. Calixte était un gourmet, et je n’ai pas connu d’œnophile plus averti. Nous fîmes un repas de délicats, tout en chantant à l’unisson et d’un ton tour à tour attendri et exalté, les séductions de la Parisienne, la facilité des affaires, les joies de la famille et l’ivresse des voyages. Au café, Calixte n’eut plus de voix que pour célébrer la Parisienne ; j’appréciai, d’ailleurs, le choix heureux de ses épithètes. Puis nous nous levâmes après avoir payé chacun notre écot. Calixte avait tenu à donner le pourboire et à m’offrir les cigares…

Dans la rue, mon magnifique ami s’enquit d’un lieu où nous pourrions passer plaisamment la soirée.

— Ces sortes d’endroits-là, comme vous le savez, répondis-je, ne manquent pas à Paris. Il ne s’agit que de s’entendre sur l’espèce de plaisirs que l’on cherche, car il y en a pour tous les goûts. Que diriez-vous d’une soirée à l’Opéra ou à la Comédie-Française ?

— Oui, oui, grommela Calixte, à la Comédie-Française, ou à l’Opéra… ou encore aux Folies-Bergère.

— Ah ! m’écriai-je, aux Folies-Bergère, le plaisir est un peu décolleté !

— Mais d’un décolleté bien artistique ! affirma Calixte d’un ton convaincu.

Et, me prenant par le bras, il s’appuya sur moi, pour marcher, avec la familiarité d’un ami de trente ans.

— Mais, mon cher Calixte, insinuai-je, ne pensez-vous pas ?… Ne craignez-vous pas qu’aux Folies-Bergère votre considération, ou du moins le respect que vous vous devez à vous-même, sans parler de l’exemple que vous devez aux autres… et, peut-être, un affreux scandale…

Je n’achevai pas. Tous ces diables de grands mots me parurent bourdonner très désagréablement aux oreilles de Calixte. Il accéléra le pas ; et, durant quelques secondes, je le vis se démener, lever les bras et battre l’air autour de lui comme un homme assailli de guêpes…

— Vraiment, vous plaisantez, Philippe, finit-il par me dire en recouvrant un peu de sa sérénité.

Puis, il m’expliqua avec beaucoup d’à-propos que, n’étant plus à Lyon, il n’était plus tenu aux mêmes devoirs.

— Je serais bien prétentieux, bien fou, me disait-il, de vouloir édifier une ville aux mœurs aussi dissolues que Paris où je ne suis ni connu ni considéré. Quant à la crainte d’y scandaliser autrui, vous m’avouerez, mon cher Philippe, que c’est un souci dont je peux me défaire. En toute franchise, je redouterais bien plus de m’y sentir scandalisé moi-même.

La justesse d’un tel raisonnement me ravit.

— Et puis, m’écriai-je en matière de conclusion, qui veut faire l’ange fait la bête !

— Oui, oui… fait la bête ! appuya énergiquement Calixte.

Nous pressâmes le pas. Nous savions où nous allions. Tout en marchant, Calixte me rappela mes fredaines du temps de guerre ; je lui rappelai les siennes. Ces souvenirs nous émoustillèrent. Nous échangeâmes de petits coups de poing affectueux qui aiguillonnèrent notre gaieté. Tout à coup, Calixte se mit à faire, avec son arrière-gorge, le bruit de l’eau tombant d’une gargouille. Puis il imita — oh ! très discrètement — les veaux qu’on mène à la foire, le porc qu’on saigne et « la petite folle qu’on chatouille ». Je ne lui connaissais pas de pareils talents.

— Ah ! Calixte, lui dis-je, ce n’est pas à Lyon que vous vous risqueriez à faire ainsi la gargouille !

— Jamais de la vie, me répondit-il avec un effarement comique, on y est bien trop sévère… et que dirait ma tante Greillon-Delamotte ?

Quel joyeux camarade que mon ami Paterin ! Il marchait, les yeux fous, le nez avide, les mains dans les poches de son pantalon, son pardessus flottant au vent, avec des enjambées fantastiques. Nous ne pouvions plus nous regarder sans rire. Nous étions jeunes, nous avions vingt ans, nous en avions seize. Nous arrivâmes à cet âge aux Folies-Bergère.

A peine eûmes-nous mis le pied dans l’immense hall de ce prodigieux marché aux femmes, que je me sentis violemment frappé sur l’épaule. Jamais l’hétaïre la plus effrontée ne m’eût sollicité avec une indiscrétion aussi brutale. Je me retournai et me retrouvai nez à nez avec mon plaisantin de Marseillais : « Vous ici ? m’écriai-je. — Toi, Philippe, à Paris ? s’écria-t-il à son tour. — Voyage d’affaires, répondis-je. — Voyage d’affaires, égalemain, me déclara-t-il… Et dis-moi, mon cher, tout seul ? — Que vous importe ? Avec un ami. — Un Lyonnais ? — Oui. — Tous donc en affaires, et tous aux Folies-Bergère. Ah ! sacré Philippe ! Comme on se retrouve ! » J’avais hâte de quitter un tel fâcheux d’autant plus que je ne voyais plus Calixte autour de moi. « Je vous rejoindrai à l’entr’acte, » dis-je à mon Marseillais, et je me mis à la recherche de Calixte.

Je ne tardai pas à l’apercevoir à travers la foule, son long nez en bec de pélican incliné sur un atome de fille à qui il tendait son étui à cigarettes. Je volai à son aide : « Hé bien, lui dis-je, en lui touchant le bras, le spectacle va commencer. Allons prendre nos places. » Il nous considéra quelques secondes, la petite femme et moi, avec un sourire dénué d’esprit, puis il se décida à m’accompagner. « Elles sont familières et amusantes, me dit-il, quand nous fûmes installés. C’est bien dommage qu’elles aient une si mauvaise conduite. » Je crus qu’il plaisantait : je le vis sérieux comme le dieu Terme. Le rideau se leva. Tant que dura le spectacle, Calixte ne souffla mot que pour me confier à voix basse que c’était vraiment « un peu nu, un peu nu, mais bien artistique ». Et son nez s’agitait en tous sens, à lui faire mal.

Au premier entr’acte, quelque effort que je fisse pour n’être point séparé de lui, Calixte m’échappa comme un serpent dans un buisson. Mais mon Marseillais me retrouva. Cet homme sans éducation me saisit immédiatement par le col de mon veston, suivant sa détestable habitude, et ne me lâcha plus. Au-dessus de nous, dominant le hall immense, un nègre effrayant et gigantesque se penchait en agitant sa sonnette pour convier les promeneurs au spectacle de la danse du ventre. « Tu es donc avé Paterin ! s’exclama le Marseillais… Paterin le puant, l’associé du père Vernon, oh ! un bien aimable homme, celui-là. Connais-tu sa fille ? » Je lui répondis assez froidement que j’avais eu l’honneur de dîner plus d’une fois à la droite de Mme Paterin. « Qui te parle de l’aînée ? reprit-il avec un haussement d’épaules. Il s’agit de la cadette, naturelemain ! » Je lui avouai que j’ignorais que Mme Paterin eût une sœur. « Mon pauvre Philippe ! soupira-t-il alors en me regardant d’un air de pitié. Tu habites Lyon depuis près d’un an, tu joues au Lyonnais, tu dînes chez les Paterin et tu ne connais pas la petite Vernon ! — Que voulez-vous dire ? lui demandai-je, intrigué malgré moi. — Ce que je veux dire ? Mais, malheureux, que tu as l’occasion de faire la cour à la plus jolie fille de Lyon, à une seconde Récamier… — Il y en a d’autres… » l’interrompis-je en caressant dans mon cœur une ineffable image. Le Marseillais bondit, passa son bras sous le mien et, d’un ton de confidences : « Écoute-moi, Philippe, tu me connais. Tu sais ce que je pense de Lyon et des Lyonnais : ce n’est pas enchanteur. Eh bien ! je crois que, s’il le fallait, pour obtenir la main de la petite Vernon, je serais capable de faire le serment de ne jamais ref… les pieds sur la Cannebière et de mourir, oui, mon cher, tu m’entends ? de vivre et de mourir rue Vaubecour ! — Marius, tu m’affoles, ricanai-je… Dès notre retour, je demanderai à mon ami Paterin de me présenter à sa belle-sœur. Connais-tu son petit nom ? — Si je le connais ? Marie-Antoinette, mon amour. Mais ne t’excite pas ! Elle n’est ni pour toi ni pour moi… »

Marie-Antoinette ! La fille de Gaspard Vernon ! O Dieu, serait-il possible ? Mon cœur se mit à battre comme une cloche à toute volée, et mes oreilles tintèrent. Un brouillard s’appesantit devant mes yeux…

Je voulus demander à ce surprenant Marseillais quelques éclaircissements. Je ne vis plus en face de moi qu’une grande fille horriblement maigre et peinte qui me considérait fixement, de ses yeux élargis, pareils à des « trous noirs laissés par des flambeaux sur une tapisserie de Tyr ». Ses longs doigts exsangues me frôlaient en jouant avec ma chaîne de montre. Je me retournai précipitamment et j’aperçus Calixte. Debout, au milieu de l’escalier qui conduit au vaste balcon circulaire et les mains nouées derrière la nuque, il ébauchait, en me regardant d’un air égrillard, les roulements de hanche d’une mouquère. Je redoutai une hallucination…

La sonnerie qui annonce la reprise du spectacle nous ramena à nos fauteuils. Maintenant Calixte me détaillait, en termes imagés ou précis, la nudité des actrices qu’il estimait de plus en plus artistique. Mais je ne l’écoutais guère. Puis ce fut la sortie, l’assaut final de deux cents filles luttant pour la vie. Le souvenir de Marie-Antoinette m’inspirait une énergie calme, une fermeté inexorable, mais, près de moi, Calixte faiblissait. Je l’entendais qui susurrait d’une voix assourdie, lointaine, enfantine, d’une voix de ventriloque : « Oh ! la polissonne, voyez-vous la petite vilaine, fi, fi, les gamines ! » Bientôt, il appela au secours. Je vis ses bras démesurés s’agiter au-dessus de la foule ; puis il disparut, je ne sais comment, entraîné, soulevé, porté, roulé, ravi comme une Sabine. Je me retrouvai seul dans la rue.

« Ah ! me dis-je en rentrant chez moi, je me souviendrai des préceptes de Jean Caille et je ne jugerai pas trop sévèrement la faiblesse de mon ami. Calixte peut certes offenser la morale : je suis certain qu’il n’en reste pas moins vivement épris de morale. Et je dois m’attendre, dès demain, à quelque beau repentir. » Il me sembla cependant que, si jamais je me faisais Lyonnais, je m’arc-bouterais à mes principes avec une tout autre vigueur…

Le lendemain, je fis mes adieux à mes parents et repris le train de Lyon. Calixte rentrait également ce jour-là, par le même train. Nous nous retrouvâmes à la gare et, après une brève allusion à notre séparation de la veille, la cohue de la sortie, seule, en étant cause, nous montâmes en wagon.

Taciturne, le front plissé, Calixte se renversa aussitôt dans l’un des coins du compartiment comme pour dormir. « Êtes-vous souffrant ? lui demandai-je. — Moi ? Non. — Avez-vous des journaux ? — Oublié d’en acheter. — Voulez-vous les miens ? » Un geste vague. Je lui mis entre les mains la Vie parisienne dont il tourna le premier feuillet avec un sourire pâle. Puis il laissa retomber le journal sur ses genoux, se renversa de nouveau et demeura, je ne sais combien de temps, immobile, les yeux ouverts, les sourcils froncés, la physionomie ténébreuse. Enfin il se leva et gagna le couloir après avoir glissé en poche, d’un geste fébrile, le journal galant. Nous avions dépassé Dijon. Durant près d’une heure, je l’entendis se promener dans le silence du wagon assoupi. Je sortis à mon tour, inquiet de le sentir en proie à une pareille agitation.

— Calixte, lui dis-je en lui mettant la main sur l’épaule, vous me semblez soucieux. Je suis votre ami. Confiez-vous à moi.

— Ah ! Philippe, me déclara-t-il aussitôt d’une voix lugubrement amère, le fond de l’homme n’est que cochonnerie.

Jamais je n’avais vu un être aussi dégoûté de lui-même, aussi pénétré de repentir et suant à ce point le remords. Je tentai de le réconforter.

— Bah ! lui dis-je en plaisantant, chacun porte en soi un cochon qui sommeille. C’est une vérité d’avant-hier. Soyez certain, mon vieux camarade, que le vôtre est encore un des plus sages et des moins éveillés que je connaisse.

— Vous me faites du bien, me répondit Calixte. Ah ! Paris ! Paris !…

— Ne songez plus qu’à Lyon, répliquai-je, à Lyon où vous allez retrouver votre considération, Mme Paterin, une gentille petite famille et Mme Greillon-Delamotte, et M. Vernon et une charmante belle-sœur…

— L’exquise jeune fille ! soupira Calixte, et si adorablement jolie ! Je vous présenterai à elle, Philippe…

— Ah ! oui, m’écriai-je d’une voix qui s’étrangla.

Nous étions maintenant aussi troublés l’un que l’autre. Incapables de parler, nous ne faisions plus que nous secouer les mains en nous regardant avec des yeux humides.

Soudain Calixte tira de sa poche ma Vie parisienne et, d’un geste violent, la jeta par la portière. Puis il rentra avec précipitation dans le compartiment. J’allais le suivre quand je reconnus la voix de mon Marseillais : « Tu fais le voyage avé le grand Paterin, me dit-il, et moi avé le papa Bernicot qui le fait lui-même avé sa maîtresse… — Que me contez-vous là ? l’interrompis-je en haussant les épaules. — La vérité, mon petit. Papa Bernicot est un excellent diable qui ne va jamais à Paris sans emmener sa poulette. Ne crois pas, cependant, qu’il l’asseye à côté de lui sur le même coussin. Non. Papa Bernicot est un homme extraordinairement chatouilleux sur la question des mœurs et qui a soixante-cinq ans de considération à défendre. Il installe confortablement la petite deux ou trois wagons devant ou derrière. Et papa Bizolon agit, paraît-il, tout comme papa Bernicot… — Vous m’ennuyez ! Allez au diable avec vos histoires scandaleuses ! m’écriai-je en me hâtant de rejoindre Calixte. — Mon pauvre Philippe, que tu es donc devenu puant ! » grommela le Marseillais.

Nous avions dépassé Chalon.

Effondré sur les coussins, pitoyable, la bouche ouverte, la larme à l’œil, mon repentant ami dormait. Je me gardai de l’éveiller. Quelques instants plus tard, ses lèvres s’agitèrent. Il marmonna des paroles inintelligibles. Je prêtai l’oreille : « … et tout est cochonnerie ! » exhala-t-il distinctement dans un grand soupir. Nous n’étions pas seuls. Appréhendant une confession publique, je l’éveillai de quelques coups de pied discrets sur les tibias.

Le jour naissait.

A Mâcon, Calixte me dit d’un ton soudain raffermi : « Je vais acheter mon Nouvelliste, voulez-vous le vôtre ? — Volontiers, mon cher ami, et l’Action française ! » Nous nous mîmes à lire. Le reste du trajet passa pour nous comme un songe.

A la descente du train, Calixte, dont le visage souriait d’attendrissement, m’invita à l’accompagner jusqu’au bazar de la salle des Pas perdus. « J’ai coutume, me dit-il, de rapporter de voyage quelques jouets à mes enfants. C’est une joie que nous nous faisons mutuellement, mais je crois bien que la mienne est la plus forte. » En parlant ainsi, il s’était approché du bazar dont il semblait flairer chaque jouet. « Empaquetez-moi, dit-il à la marchande, ce beau gendarme de carton, ce cheval de bois et cet ours de peluche. » Le temps d’une courte discussion pour obtenir, sur le prix, l’amputation de quelques centimes, et nous partîmes. A l’entrée de la rue Victor-Hugo, Calixte s’arrêta chez un chemisier. « Une minute, mon cher ami, m’avait-il dit, et je suis à vous. » Quand il fut à moi je remarquai qu’il avait changé son modeste faux col de voyage contre un faux col gigantesque, roide, étroit à l’étrangler et qui éloignait de sa personne l’ombre même de la familiarité. Personne ne pouvait plus se méprendre. Malgré le gendarme, le cheval et l’ours dont les têtes lui passaient sous les bras, c’était bien M. Calixte-Marie-Joanny Paterin-Vernon qui, digne et solennel, traversait la rue.

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