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Calixte; ou, l'introduction à la vie lyonnaise

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CHAPITRE VIII
DE LA VÉRITABLE AMITIÉ

« Toutes mes félicitations, mon cher Philippe, me disait Calixte quelques jours plus tard, vous avez beaucoup plu. Ma tante Greillon-Delamotte m’a parlé de vous en termes particulièrement flatteurs. »

— Hélas ! répondis-je, je n’ai été que pleurard et stupide.

— Hé bien ! cette stupidité ne vous a pas desservi, au contraire. On l’a attribuée à une émotion bien naturelle, à un sentiment de déférence et de modestie tout à fait explicable…

— Ah ! Calixte, on aurait pu l’attribuer plus justement à l’amour.

— A l’amour ?

— Mon vieil ami, je vous livre le secret qui m’étouffe. J’aime…

— Et qui donc ?

— Mlle Vernon, votre belle-sœur… Oui, Marie-Antoinette !

— Mais vous êtes fou !

— Non, mais je le deviendrai immanquablement si je n’épouse pas Marie-Antoinette… Marie-Antoinette !

Effrayé, Calixte me colla sur la bouche sa grande main osseuse.

— Pour l’amour de Dieu, Philippe, ne criez pas si fort ! Vous oubliez que nous sommes rue Sala !

Il me prit par le bras, m’entraîna avec la vigueur dénuée de mansuétude d’un gardien de la paix qui conduit au poste un manifestant, et ne me lâcha que sur la place Bellecour, près du kiosque à musique.

— Mon cher Philippe, me dit-il d’un ton aigre-doux, vous avez une façon de plaisanter…

— Mon cher Calixte, répliquai-je avec fermeté, je vous jure que je parle le plus sérieusement du monde.

— Comment ? Vous… vous prétendriez épouser ?…

— Oui, moi… avec le secours de votre amitié.

Ce dernier mot effaça le sourire de suffisance et de dérision presque insultantes qui se dessinait sur les lèvres du meilleur de mes amis…

— Mon amitié vous est acquise, me dit-il. Mais épouser Mlle Vernon !… Y avez-vous songé ?

— Hé ! Je ne songe plus qu’à cela.

— Mais vous n’êtes même pas Lyonnais !

— Je le deviendrai. J’y suis décidé.

— Vous n’appartenez pas à une famille connue !

— Je m’appliquerai à la faire connaître. Dieu merci, depuis près d’un an que j’habite Lyon, je ne suis pas sans en avoir appris les moyens.

— Vous ignorez tout de nos traditions et de nos convenances. Vous n’avez pas l’âme lyonnaise.

— Je suis plein de bonne volonté : je m’en ferai une.

— C’est de l’aberration !

— C’est une ferme résolution.

Calixte se mit à gémir.

— Philippe, mon ami, je vous en prie, ressaisissez-vous ! Réfléchissez ! Mlle Vernon…

— Sera ma femme, à moins qu’elle ne s’y oppose. Il n’y a pas à y revenir… Je l’adore, je suis fou d’elle… et plutôt que de la perdre, je l’enlèverais !

— Quel scandale ! Mais jamais cela ne s’est fait à Lyon !

— Hé bien, cela se fera.

On ne pouvait montrer un plus frénétique entêtement. Calixte en parut ahuri, consterné, atterré.

— Voyons, mon ami, raisonnons, reprit-il d’un ton persuasif.

Il passa de nouveau son bras sous le mien et nous fîmes ainsi — je ne sais combien de fois — le tour du kiosque.

— Oui, raisonnons, Philippe, raisonnons, et ne vous froissez pas si je vous parle avec une franchise un peu brutale.

— C’est le droit d’un ami, répliquai-je. Soyez franc. Soyez brutal. Je ne m’en offenserai pas.

— Hé bien, mon cher Philippe, vous connaissez la situation sociale de Mlle Vernon. Vous n’ignorez ni sa parenté, ni ses alliances, ni ses relations. Est-il besoin de vous les rappeler ?

— C’est inutile, répondis-je avec une extrême douceur. Je vous assure que tout ce monde-là ne m’intéressera vraiment que le jour où j’aurai épousé Marie-Antoinette.

— Hé, comprenez donc que c’est impossible ! Comment ma belle-sœur, qui a refusé dernièrement l’un des plus beaux partis de Lyon, épouserait-elle le premier Parisien venu ? Entre nous, je ne vois guère que Félix Bernicot qui puisse prétendre à sa main ou encore le fils Jutet…

— Le fils Jutet ? m’écriai-je victorieusement. Il est allé à Paris et s’y est perdu. N’en parlons plus… Reste Bernicot. Est-il vraiment si séduisant ?

— Son père est colossalement riche, me déclara Calixte, les joues enflées de millions. De plus, les Bernicot sont alliés aux Bizolon, aux Taffarel et à Mgr de Rambert. Vous concevez bien que vous ne pouvez être un rival sérieux pour Félix…

Et mon excellent ami Paterin, m’ayant laissé quelques secondes à l’amertume de mes réflexions, me posa, d’un ton dégagé qui me donna une forte envie de le gifler, la question suivante :

— Sans indiscrétion, mon cher Philippe, combien gagnez-vous chez Tristan-Miron ?

— Sept cent cinquante francs par mois, répondis-je, sans parler d’une honnête gratification au jour de l’an.

— Hé ! hé ! C’est déjà bien joli. Ha ! ha ! les employés sont bien payés de nos jours. Ho ! Ils peuvent vivre largement !

Puis, le sourire aux lèvres, il me glissa négligemment dans le tuyau de l’oreille :

— Cher, Mlle Vernon a huit cent mille francs de dot.

Une confidence en appelle une autre :

— Cher, répliquai-je, j’en ai cinq cent mille bien à moi et, comme le disent les Américains, n’étant ni aveugle, ni manchot, je vaux bien quelques milliers de dollars.

— Plaisanterez-vous donc toujours ? me demanda Calixte en s’arrêtant.

— Comment ? Mais c’est vous le plaisantin ! m’écriai-je soudainement irrité. Que signifient ces : « Hé ! hé ! c’est bien joli. Ha ! ha ! les employés… et tous ces ho ! ho ! impertinents ? »

— Vous avez cinq cent mille francs ? reprit Calixte, déconcerté et rougissant.

Je me sentais, à vrai dire, tout disposé à le fouailler de quelques vertes répliques, mais je réfléchis qu’une correction ne le rendrait peut-être pas très favorable à mes desseins. Et puis il me pressait le bras d’une manière beaucoup plus amicale.

— Cette petite fortune, expliquai-je à Calixte, m’a été léguée, il y a deux ans environ, par un grand-oncle maternel. Directeur d’un cabaret artistique à Montmartre des plus sélects, ce digne oncle, qui m’aimait beaucoup, sentant sa fin approcher, nous coucha équitablement et côte à côte sur son testament, une vieille et excellente amie et moi. Je dois vous avouer, mon cher Calixte, que la mort de cet homme de bien exerça une influence décisive sur ma destinée. Lui vivant, je serais peut-être, à cette heure, le chansonnier le plus en vogue de la capitale et ne connaîtrais certainement pas les tribulations de la filière chez MM. Tristan-Miron, Unis et Façonnés.

— Il ne faut rien regretter, me déclara Calixte, si ce n’est que monsieur votre oncle n’ait pas jugé bon de disposer de la totalité de ses biens en votre faveur. Ils eussent été plus proprement placés entre vos mains que dans celles d’une cousine et vous seriez plus riche de cinq cent mille francs. Convenez également qu’il est infiniment plus honorable de fabriquer de la soierie que des chansons…

— Je conviendrai de tout ce que vous voudrez, répliquai-je, et ne regretterai rien si je peux épouser Marie-Antoinette !

— C’est une grande prétention, dit gravement Calixte.

Je le reconnus volontiers. « Si l’on m’avait dit, ajoutai-je, qu’un jour viendrait où je renierais Paris et ses plaisirs pour l’amour d’une Lyonnaise, j’aurais haussé les épaules en éclatant de rire. Pourtant ce jour est arrivé et je ne me suis jamais senti si ému. J’aime Marie-Antoinette, et, bien que le sort ne m’ait pas fait naître au confluent du Rhône et de la Saône, je n’aspire plus qu’à y vivre et y mourir. Vous m’avez trop bien montré, mon cher Calixte, qu’en dehors de Lyon, d’une certaine société et d’une certaine morale, il n’est ni sagesse, ni bonheur, ni vertu. L’émulation de l’exemple m’aiguillonne et m’enfièvre. Le noble souci du respect de soi-même me harcèle. Je veux connaître, à mon tour, l’ivresse de la considération. Quand j’arrivai à Lyon, le désir du mariage m’avait à peine effleuré. La vue de Marie-Antoinette me l’a rendu lancinant, tyrannique, inexorable. J’épouserai cette exquise jeune fille. Nous fonderons ensemble une vraie famille lyonnaise, une famille nombreuse et qui sera « connue ». J’aurai la fierté d’appeler « mon oncle » M. Taffarel ou je me précipiterai dans le Rhône la tête la première. »

Je me tus, tout frémissant de la déclaration passionnée que je venais de faire et regardai Calixte. Tête basse, pensif, il murmurait : « Bernicot-Vernon… Jutet-Vernon… Bizolon-Vernon, oui, ce serait bien, ce serait convenable… mais Lavrignais-Vernon ? Ah ! Lavrignais-Vernon… » Et, chaque fois qu’il associait mon nom à celui de ma bien-aimée, il poussait un gémissement.

— En somme, mon cher ami, qu’attendez-vous de moi ?

— Avant tout, répliquai-je avec feu, que vous m’aidiez de vos conseils à ne point déplaire à celle que j’aime, et, pour cela, que vous continuiez à m’instruire des usages et convenances de votre ville, puis que vous m’exerciez à les observer avec naturel et spontanéité. Déjà, cette petite carte d’invitation que j’ai reçue ce matin me permet d’espérer que je ne suis pas tout à fait indifférent. Le jour où vous aurez fait de moi un Lyonnais accompli, peut-être oserai-je vous demander quelque service plus précieux…

A ces mots, Calixte ouvrit la bouche en levant vers le ciel des yeux de martyr ; puis, après être demeuré quelques secondes dans un mutisme inquiétant, il me prit la main qu’il secoua avec une morne énergie comme si je venais de perdre mon père. Je compris que je pouvais compter sur lui…

Ah ! si vous cherchez un ami, choisissez un Lyonnais. Vous ne le gagnerez pas en une semaine ni même en un mois, — et pas toujours en une année. Mais il vous sera fidèle… Il en est ainsi de toutes les affections lyonnaises.

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