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Calixte; ou, l'introduction à la vie lyonnaise

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CHAPITRE IV
POUR FACILITER

« Hélas ! Tout est fini, me disait Calixte, les yeux en larmes… Elle s’est éteinte, hier soir, paisiblement, en pleine connaissance. Marie-Antoinette a recueilli son dernier soupir… »

Retenant entre les miennes la grande main de mon ami, je lui dis à mon tour, d’une voix émue :

— Je compatis d’autant plus à votre douleur, mon cher Calixte, que la mort de Mme Greillon-Delamotte m’affecte moi-même cruellement. Votre chère tante s’était toujours montrée de la plus exquise affabilité pour moi ; et je ne mentirais certes pas en vous avouant que je ressentais pour elle une sorte de vénération.

— C’est le sentiment qu’elle inspirait à tous, reprit Calixte. Soyez certain, d’ailleurs, qu’elle vous appréciait beaucoup. Durant sa dernière maladie, elle prononça plusieurs fois votre nom. « Comment va mon gentil Parisien ? » demandait-elle.

— Chère Mme Greillon-Delamotte ! soupirai-je, ne sachant témoigner de meilleure façon ma gratitude.

— Le chagrin de ma petite belle-sœur est immense, poursuivit Calixte. Elle s’accuse de la mort de notre pauvre tante. Elle dit que c’est elle qui l’entraîna à cette conférence sur les Migrations des anguilles où elle prit le mal qui l’emporta. Vous n’ignorez pas non plus que Mme Greillon-Delamotte était pour elle une seconde mère. Enfin, des étrangers s’installeront dans ce cher appartement du quai Tilsitt qui lui était familier depuis sa naissance. Et cette pensée achève de la rendre inconsolable.

Marie-Antoinette inconsolable ? L’appartement de Mme Greillon-Delamotte occupé par des étrangers ? Ceci comme cela me parut insupportable.

— Mais, dis-je à Calixte…

J’étais tout agité, tout frémissant, tout balbutiant.

— Mais, repris-je, l’appartement…

— Peut-être est-il loué à cette heure !… Ah ! mon ami, ajouta Calixte, l’indignation me suffoque quand je songe que notre malheureuse tante ne s’était pas alitée qu’on se disputait déjà son appartement dans les bureaux du régisseur. Jamais la famille ne reçut tant de marques de sympathie. A la maison comme au magasin, le téléphone faisait rage. « Allô ! Allô ! C’est vous, monsieur Paterin ? Comment va cette chère Mme Greillon-Delamotte ? » Et moi, Lavrignais, comme un simple imbécile, je répondais que notre pauvre tante allait de mal en pis, que nous gardions peu d’espoir de la sauver, et j’ajoutais : Merci de votre sympathie. Pendant ce temps-là, l’appartement du quai Tilsitt était assiégé par une foule de personnes aux mines funèbres qui venaient prendre des nouvelles et qui, parfois, insistaient pour « la » voir, vous m’entendez bien, Philippe, pour « la » voir. Monstrueux ! Puis, un jour, Marie-Antoinette eut des doutes. Une parole de la concierge suffit à les changer en certitude. Et nous arrêtâmes cette comédie détestable… Philippe, mon ami, qui se serait attendu à de si basses intrigues de la part de gens comme les Rodonnet, les Lazuly ou les Durand-Coyssard ? Car, enfin, quand on s’appelle Durand-Coyssard…

— C’est scandaleux ! interrompis-je avec la plus âcre rancœur. Une femme si digne, si respectable ! Mais n’y a-t-il plus rien à faire ?

— Que voulez-vous dire ?

— Ces Rodonnet, ces Lazuly ou ces Durand-Coyssard auraient-ils déjà signé le bail ? Ah ! s’il en était encore temps, de quel élan je me précipiterais chez le régisseur !

— Vous loueriez l’appartement de notre pauvre tante ?

— Avec une vraie piété, Calixte. Ignorez-vous donc mon désir, ma résolution de me fixer à Lyon ? Et dans l’appartement de Mme Greillon-Delamotte ! Ah !…

— Sept pièces au deuxième, sept mille quatre de loyer… Pas trop grand ? Pas trop cher ?

— Vous me voyez prêt à tous les sacrifices. D’ailleurs, je gagne sept cent cinquante francs par mois chez MM. Tristan-Miron, plus une impressionnante gratification au « jour de l’an » et l’oncle Célestin m’a laissé une petite fortune…

— Mon brave Philippe ! Toute notre famille vous en serait reconnaissante…

— Mon cher Calixte ! Un seul souci me tourmente : alléger la douleur de Marie-Antoinette.

Nous ne savions plus où nous en étions. Nous nous serrions les mains à les broyer. Nous nous frappions sur l’épaule. Nous avions les yeux pleins de larmes.

— Il n’y a pas une minute à perdre, me dit enfin Calixte. Il faut courir chez le régisseur.

— Donnez-moi son adresse et je m’y précipite.

Mon ami me retint par le bras.

— Vous avez confiance en moi, Philippe ? me dit-il d’un ton important. Hé bien, je me charge de l’affaire. Je vais de ce pas parler au régisseur. Tenez-vous prêt à accourir au premier coup de téléphone. Je ne doute pas que mon intervention n’obtienne — mieux que toutes vos démarches — le résultat souhaité.

Nous nous séparâmes. Je n’eus que la force de lui crier :

— Dites bien que vous êtes M. Paterin, M. Paterin-Vernon de la rue Vaubecour, et l’appartement est à moi !

Et l’appartement fut à moi. Le soir même je pus en annoncer la nouvelle à mes parents qui me répondirent par retour du courrier que j’étais le maître de ma fortune comme de mes sottises. Rien de plus. Je ne leur en gardai pas rancune. Je me contentai de penser avec une satisfaction secrète que le jour n’était peut-être pas éloigné où ils me féliciteraient d’une conduite qu’ils jugeaient encore critiquable et déconcertante.

Les funérailles de Mme Greillon-Delamotte eurent lieu avec toute la pompe convenable. L’élite de la ville y assistait et notamment : Philibert Taffarel, Léonard Grivolin, Arsène Jutet, Désiré Rivollet, Sixte, Vital et Fortuné Sévère, Aimé Bernicot, Félix Bernicot, Joannès Durand-Coyssard, Gabriel Martin-Coyssard, Juste Miron, Scipion Lazuly, Eustache Rodonnet, Élysée Tristan, Florestan Bizolon… L’affliction était générale. Les griefs mêmes semblaient oubliés. Je vis de mes propres yeux Calixte et Joannès Durand-Coyssard se donner une accolade désespérée. Tout le monde s’entretenait des mérites de la défunte, vantait ses vertus ; et je n’étais certes pas le dernier à mêler ma voix à cette immense oraison funèbre. Il m’était doux, je l’avoue, de m’enorgueillir à cette heure d’une familiarité qui m’auréolait d’un singulier prestige. Je rappelais quelques propos précieusement recueillis des lèvres d’une femme vénérée. Je faisais le récit de sa fin édifiante ; et tous ceux qui m’écoutaient me portaient envie. Quand il m’échappa d’appeler « ma tante » Mme Greillon-Delamotte, personne ne songea à relever une distraction que ma douloureuse piété envers une mémoire si chère suffisait à excuser.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés que toute la ville savait que j’avais loué l’appartement de Mme Greillon-Delamotte. J’ai gardé fidèlement le souvenir de cette époque de ma vie, et je peux dire sans affectation que, du jour au lendemain, je me sentis devenir quelqu’un. Dans la rue, des gens dont je connaissais à peine le nom venaient, la main tendue, s’entretenir avec moi comme des amis de vingt ans. Si je commettais l’étourderie d’arriver en retard au concert ou à la conférence, j’étais certain de voir quelque adolescent se lever pour m’offrir sa place. Au bal, les jeunes filles les plus réservées, les plus fières, me dispensaient leurs sourires et leurs grâces. J’étais présenté, sans aucune demande de ma part, à toutes les mères. Partout on associait mon nom à celui de Mme Greillon-Delamotte. La considération venait à moi comme la mer à son rivage…

Enfin je pris possession du cher appartement. De douces joies m’y attendaient. A peine étais-je installé qu’une volée de dames quêteuses et de sœurs de charité s’abattit sur mon cordon de sonnette. Ah ! combien Mme Greillon-Delamotte était digne de la vénération publique ! Filles repenties, Femmes en couches, Enfants tuberculeux, Orphelins, Incurables, Sourds-Muets, Vieillards indigents, etc…, pas une misère, pas une infortune, pas une déchéance que cette femme éminente ne secourût. On venait me prier de continuer ses libéralités. « Oui, madame, oui, ma sœur, répondais-je en proie à une sorte d’ivresse intérieure. Rien ne sera changé, n’en doutez pas. Les aumônes que vous receviez des mains pieuses de Mme Greillon-Delamotte vous seront remises en mémoire d’elle. » A la fin de la seconde semaine, je me trouvai zélateur satisfait et reconnaissant d’une douzaine d’œuvres.

Cependant Calixte me disait avec cette gravité un peu gémissante qui lui convenait si bien : « Vous avez réussi à toucher le cœur de Marie-Antoinette. Dans les tristesses de son deuil, elle me parle souvent de vous en termes attendris. Elle voudrait ne point se montrer importune en vous priant de lui permettre de revoir les lieux qu’elle a tant aimés. » Il est inutile de mentionner ma réponse. On la devine. Je ne vivais plus que dans une attente qui me rongeait le cœur.


… Par un dimanche de mai, très calme et très doux, je reçus enfin la visiteuse bien-aimée. Calixte l’accompagnait. Il y avait plus d’un mois — un siècle ! — que je ne l’avais vue, et je sentis mon amour s’exalter jusqu’au délire devant les grâces attristées et pâlies de son pur visage. Elle me tendit sa petite main qu’elle laissa dans la mienne tandis qu’elle me disait, avec un sourire voilé, sa reconnaissance. Et nous nous mîmes à causer à mi-voix, oublieux de Calixte dont les réflexions et les exclamations passaient comme de vaines rafales au-dessus de nos têtes penchées. Nous allions à petits pas et presque pieusement à travers les chambres. « C’est ici, me disait Marie-Antoinette, que notre pauvre tante nous recevait chaque samedi… C’est là, devant cette fenêtre, que, les yeux fixés sur la basilique, elle se plaisait à méditer et à prier… »

Que me dit-elle encore ? Je l’écoutais, je la contemplais. Un rayon de soleil couchant avait piqué une étoile étincelante à la fine pointe de son soulier verni. Je l’aimais trop : je perdis la tête. J’étais en train de lui énumérer les diverses œuvres auxquelles j’avais cru devoir m’intéresser en souvenir de Mme Greillon-Delamotte. Elle m’écoutait à son tour, ravie et toute palpitante, quand, à la septième œuvre, elle m’arrêta net, en s’écriant :

— Mais c’est une œuvre de dames ! Comment a-t-on pu vous inscrire ?

Et je répondis avec une humble démence :

— J’aurai donc payé d’avance la cotisation de ma femme.

Voilà où j’en étais… J’éprouvai d’ailleurs instantanément la sensation vertigineuse de tomber dans un puits. « Ce mot parisien m’a perdu, me disais-je. Ce n’est point ainsi qu’à Lyon on déclare son amour. Tout est fini. Je n’ai plus qu’à choisir entre le Rhône et la Saône… »

Combien de secondes, de minutes s’écoulèrent-elles ? J’avais courbé la tête et ne voyais plus qu’une petite étoile blanche qui s’éteignait insensiblement à la pointe d’un petit soulier. Puis une main se posa sur mon bras, et je tressaillis en me redressant :

— Pardonnez-moi ! balbutiai-je, éperdu. Cette visite… votre présence… Ah ! je suis fou !

Et, comme le visage de ma bien-aimée ne respirait que tendresse inépuisable, finesse ravissante, émoi exquis, je devinai, je compris qu’elle avait, de ma folie, la plus brûlante et la plus douce compassion.

— Marie-Antoinette ! appelai-je tout bas comme on prie.

— Philippe, parlez-moi encore de votre femme.

— Ah ! Si elle savait comme je l’attends !

Les beaux yeux consciencieux levés vers moi se fermèrent à demi, et je recueillis ces mots, dans un souffle :

— Elle le saura donc… Elle était si désireuse de vous l’entendre dire !

— Alors, ma chérie, mon amour, pensez-vous qu’elle tarde à venir… qu’elle vienne un jour ?

— Elle est venue, Philippe, en douteriez-vous encore ?

J’étouffai un cri… Déjà ma bien-aimée s’était confiée à moi ; déjà je sentais sur ma poitrine le poids léger de sa tête blonde quand la voix paterne et grondeuse de Calixte s’éleva du vestibule :

— Hé là ! Hé là !… Et les convenances ?

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