Calixte; ou, l'introduction à la vie lyonnaise
CHAPITRE II
LETTRES DU FILS AU PÈRE
ET DU PÈRE AU FILS
« Lyon, le… 192.
« Mon cher père,
« Je ne suis pas malade — on se fait à tout, même au climat lyonnais — mais je suis fort amoureux. Que maman ne s’alarme pas d’une telle déclaration ! Celle que j’aime n’est pas la fille d’une marchande des quatre-saisons. Elle appartient à l’une des trente-deux grandes familles de la ville. Je n’en fréquente d’ailleurs pas d’autres. C’est la fille cadette de Gaspard Vernon, Tulles et Dentelles, et la belle-sœur de mon ami Paterin, également Tulles et Dentelles. Mme Greillon-Delamotte, dont je vous ai souvent parlé, est sa tante. MM. Arsène Jutet et Philibert Taffarel, les gros banquiers, sont comme ses oncles. Et les frères Sévère qui, malgré une fortune modeste, sont tout de même des gens très bien, l’appellent ma cousine. Quant à ses relations, tu peux en juger par sa parenté. Toutes sont considérables. C’est l’élite de la société. Je suis dans le ravissement.
« Marie-Antoinette, — tu m’avoueras qu’on ne peut porter prénom plus convenable — Marie-Antoinette ne ressemble en rien à nos Parisiennes. En elle point de coquetterie, de recherche, d’affectation, mais un mélange exquis de tendresse, de piété, de finesse et de pudique fierté. Elle rit rarement, mais son fréquent sourire respire la douceur surnaturelle des Vierges de Raphaël. Il faut venir en province pour sentir un tel charme…
« Ne t’étonne pas de mon changement, mon cher père, et surtout ne t’en afflige pas. De tous mes efforts j’ai tendu à cette rénovation morale dont je commence à recueillir les fruits délicieux. J’ai soumis avec allégresse mon esprit à de fortes et bienfaisantes disciplines que vous ne soupçonnez pas. J’ai dépouillé impitoyablement le Parisien, et les salons les plus fermés se sont successivement ouverts devant moi. Calixte lui-même n’en revient pas. Encore quelques efforts, et la petite main de ma bien-aimée se confiera à la mienne pour la vie. Mais il n’y a pas une faute à commettre. Dis à maman que mes transes égalent mon ravissement.
« Plus rien ne m’intéresse ici-bas que Marie-Antoinette, les affaires et le soin de ma considération. Quand je songe qu’il y eut un temps où composer des chansons me semblait une suffisante et honnête raison de vivre, j’en sue de honte. Mais je suis venu à Lyon, j’ai aimé et j’ai compris que, hors les affaires, il y avait peu de préoccupations conformes à la dignité humaine…
« Je ne saurais te dire ma gratitude envers Calixte Paterin. Je lui dois ma connaissance approfondie des mœurs, des habitudes et des convenances de notre ville. Il m’a vraiment formé à son image et j’en suis fier. Certes, il s’est montré un peu offusqué de ma prétention d’épouser Marie-Antoinette. Songe que Mlle Vernon a huit cent mille francs de dot et que je suis Parisien ! Mais j’ai eu l’heureuse inspiration de lui apprendre mon héritage, et il m’a aussitôt reconnu moins indigne d’une telle union. Ah ! si l’oncle Célestin m’avait légué toute sa fortune !…
« D’ailleurs, je reste plein de confiance. Nous n’avons encore échangé, Marie-Antoinette et moi, que des propos fort vagues. Une déclaration d’amour à la « Lewis et Irène » paraîtrait ici du dernier déplacé. Il y faut plus de cérémonies. Et ce n’est pas ma bien-aimée qui me répondrait : « Essayons ! » par télégramme. Comme te le dirait Calixte, à Lyon, jamais cela ne s’est fait. Mais, quelquefois, les yeux de Marie-Antoinette se lèvent de la coupe de champagne où elle boit à petites gorgées, pour se fixer sur moi ; et je t’exprimerais difficilement toutes les promesses que je crois lire dans ces beaux et doux yeux-là. Ah ! que ne trouvé-je à louer un bel appartement ! Je suis bien certain que je serais tout de suite agréé. M. Vernon n’a-t-il pas demandé dernièrement à Calixte si « j’étais un garçon sérieux » ? Enfin, il me semble que, pour l’instant, tout va bien et même que tout est au mieux.
« Il n’y a que la santé de Mme Greillon-Delamotte qui n’aille pas. Mme Greillon-Delamotte s’est alitée dimanche soir, en sortant des Grandes-Conférences, et nous vivons tous dans une constante inquiétude. On s’entretient également d’un véritable scandale. Le fils Bizolon, Bizolon, Pochettes et Écharpes, une grosse fortune de la ville, s’est épris follement d’une petite téléphoniste et l’épouse à la fin de la semaine. Pareil scandale ne s’était pas reproduit depuis 1907. Les parents sont consternés, les amis et connaissances indignés. Comme Calixte me le disait hier encore dans le creux de l’oreille : « Quand on s’appelle Bizolon, on n’épouse pas une téléphoniste, si charmante soit-elle, on en fait sa maîtresse… » Bref, chacun se demande s’il « verra » le jeune ménage… et moi je ne sais trop à quel parti me ranger, toujours à cause de ma considération…
« Crois bien, cher père, à l’affection très tendre de ton
« Philippe. »
« Paris, le… 192.
« Mon cher enfant,
« Ta mère a lu ta lettre et s’est mise au lit. Le médecin prétend que c’est une atteinte de grippe. Je l’écoute et j’essuie en secret les yeux de ta mère. Ah ! mon enfant, qu’es-tu devenu ?
« Que tu sois amoureux, je ne m’en offense pas. C’est une propension trop naturelle à ton âge. Que celle dont tu t’es épris soit une bonne petite fille, j’en suis fort aise ! Qu’elle soit jolie, je l’admets, encore qu’il faille se défier de l’appréciation d’un amoureux ! Qu’elle soit riche et que tu aspires à en faire ta femme, je n’y vois pas d’inconvénient ! Qu’elle ait pour père M. Gaspard Vernon, je ne le regrette pas ! Notre maison a fait jadis quelques affaires avec la sienne, et je le tiens pour un homme correct et infiniment plus aimable que M. Miron… Mais que toi, notre Philippe, qui fus toujours un petit garçon délicat, franc, ouvert, généreux, spirituel, tu sois devenu un tel fat, voilà qui nous rend malades, ta mère et moi.
« Je t’en adjure, mon enfant, rentre en toi-même et ne poursuis pas plus avant une « rénovation morale » qui te conduit très loin du sens commun. Fréquente de préférence la trente-troisième famille. Tu échapperas peut-être mieux à cette hantise de la considération qui fait hausser les épaules aux gens simples que nous sommes. Tu n’es ni un Vincent de Paul, ni un Pasteur, ni un Léonard de Vinci. Que l’affection de tes proches te suffise, jointe à l’estime de tes amis et, plus tard, à l’amour de ta femme. Efforce-toi de gagner bonnement et proprement ta vie comme tes pères ; et si la destinée te conduit à la fortune, ne te crois pas obligé de changer de faux col…
« Au revoir, mon cher fils. Je te retourne sous ce pli ton épître malsaine. Tu la reliras, et si tu as encore une once d’esprit, tu te sentiras gêné ou tu te moqueras de toi, suivant tes dispositions du moment. Je t’envoie en outre et très affectueusement deux paires de claques, tandis que ta mère t’embrasse avec sa faiblesse habituelle.
« Pierre Lavrignais. »