Calixte; ou, l'introduction à la vie lyonnaise
CHAPITRE V
RÉCAPITULATIF
OU MES PARENTS INTRODUITS
Le lendemain, comme j’escaladais la rue du Griffon, Calixte m’aborda en grand mystère. « On attend aujourd’hui votre visite, me grommela-t-il à l’oreille. Tâchez de vous rendre libre. » De ma vie, je n’avais été aussi ému. Bien que la courtoisie de M. Vernon me fût connue, je craignais d’être traité sévèrement. Grâce au ciel et à Marie-Antoinette, il n’en fut rien. M. Vernon me reçut à son bureau avec cette affabilité légèrement ironique qui lui était familière. Et si je ne jouissais pas d’une liberté d’esprit suffisante pour bien apprécier son ironie, je sentis du moins très vivement sa bienveillance. Je me hâtai d’expliquer ma conduite, de faire une analyse exacte et poussée de mes sentiments, de fournir tous renseignements utiles, notamment sur ma situation financière… Quoi de plus naturel en l’occurrence ? Je m’aperçus bientôt, à certains hochements de tête, qu’on en savait à peu près aussi long que moi. M. Vernon était un homme prudent, et Calixte s’était montré, à mon insu, le plus zélé des amis. Je n’eus donc rien à apprendre. On m’invita seulement à confirmer ou à préciser. L’entretien ne dura pas quarante minutes. M. Vernon me congédia avec de petites tapes sur l’épaule. Je courus au télégraphe…
Deux jours plus tard, mes parents débarquaient à la gare de Perrache où j’avais été les attendre. Nos embrassements furent singuliers. Mon père s’efforçait de simuler un grand courroux et m’accablait d’épithètes défavorables, tout en me pressant chaleureusement sur sa poitrine. Ma mère s’appliquait à garder une contenance affligée, mais elle me regardait sans cesse avec de beaux sourires de tendresse complice. Et moi, dont la joie passait toutes bornes, je leur disais avec ferveur : « Elle est ravissante ! Elle est exquise !… Et c’est la fille de Gaspard Vernon ! Elle s’est promise à moi dans l’appartement même de Mme Greillon-Delamotte, et son père me la donne. J’ai su la mériter, la conquérir. Reconnaissez combien vos critiques étaient injustifiées et, dès ce soir, allons faire la demande ! »
« Je n’y comprends rien, déclarait mon père. C’est évidemment un fameux parti ! Mais qu’est-ce qu’un rêveur comme toi a bien pu dire et faire pour décider un homme comme Vernon à te donner sa fille ? — Je vous en ai touché deux mots dans mes lettres, répondis-je avec douceur. Je n’y ai gagné que deux paires de claques, et vous n’avez même pas voulu me croire. — Je te croirai, répliqua mon père, quand ta prétendue fiancée m’aura passé les deux bras autour du cou. — Voilà, m’écriai-je, qui ne tardera guère. » Sur ces mots, nous quittâmes la gare. Déjà ma mère ne doutait plus de la réalité de mes fiançailles et me prodiguait en sourdine mes petits noms d’enfant sur tous les tons de la tendresse heureuse.
Il faisait une belle matinée de juin. Les moineaux piaillaient dans les bosquets de la place Carnot… Ma mère ne connaissait Lyon que par cette phrase de Colette dans la Vagabonde : « Cinq jours à Lyon sont interminables. » Ce n’était pas engageant. Je me promis de lui donner de la ville de la soie une idée plus avantageuse.
Il ne pouvait être question de recevoir mes parents chez moi. Je m’étais contenté de meubler sommairement deux pièces dans l’attente des volontés de Marie-Antoinette. Cependant ma mère fut si charmée de l’appartement qu’elle décida de s’y reposer le reste de la matinée. « Je pousserai un fauteuil près de la fenêtre, me dit-elle, et je contemplerai cette colline de Fourvière si joliment ensoleillée, cette molle Saône et cette floraison de clochers. » Puis elle m’engagea à m’occuper avec diligence de mes affaires de cœur. Mon père, qui n’avait pas désarmé, m’avertit qu’il ne consentirait à faire la demande qu’après avoir examiné et approuvé mon « choix ». Je ne me formalisai pas d’une prétention en somme fort raisonnable. D’ailleurs je connaissais trop le charme irrésistible de ma bien-aimée pour redouter en quoi que ce fût le jugement paternel.
Ayant pris congé de mes parents, je me rendis sans retard auprès de Calixte.
« Tout va pour le mieux, annonçai-je à mon retour. Thé à cinq heures chez mon excellent ami Paterin. Marie-Antoinette s’y trouvera par un heureux hasard, et nous nous jouerons tous la comédie avec plus ou moins de naturel et d’esprit, suivant nos dispositions particulières… En attendant — vous devez avoir faim — il faut aller dîner. »
— Je mangerai solidement, dit mon père. Rien ne creuse l’appétit comme une nuit en chemin de fer.
Nous partîmes. Ma mère s’informa innocemment de la cuisine lyonnaise. Était-elle aussi fine que la cuisine parisienne ? Je ne pus que lui répondre par un sourire et un baiser. « Eh bien, Lyonnais, me dit-elle un peu piquée, conduis-moi donc dans un de tes fameux restaurants ! » Naturellement, je la conduisis chez un marchand de vins. Elle s’en montra d’abord surprise, voire mécontente, mais au second plat elle oublia la rusticité du service pour me glisser dans le creux de l’oreille qu’elle n’avait jamais mangé de nourritures aussi exquises ! Quant à mon père, son optimisme se magnifiait à chaque plat davantage, et j’en augurais de grandes satisfactions personnelles pour la fin de l’après-midi.
Le repas terminé, je proposai une promenade au parc de la Tête d’Or. « Volontiers, me dit ma mère, mais prenons un taxi car je suis un peu fatiguée de mon voyage. » Je me permis de lui faire observer que la course en taxi ne nous coûterait pas moins de sept francs cinquante à huit francs — neuf francs avec les étrennes — alors que le tramway nous reviendrait seulement à trente-cinq centimes par personne. Ma mère me considéra avec stupéfaction : « Tu es devenu bien économe ! s’écria-t-elle. — Je suis devenu Lyonnais », répliquai-je tout simplement.
Nous prîmes le tramway.
Je ne chercherai pas à rendre l’émerveillement de ma mère à la vue des quais du Rhône. « Vous pouvez les admirer, lui dis-je en me frottant les mains, ce sont les plus beaux de France. » Que dire de son ravissement quand elle eut franchi la grille monumentale du parc de la Tête d’Or ? Alors, j’osai lui demander si le Bois lui-même ne lui semblait pas fastidieux avec ses avenues interminables et ses éternels carrefours, en présence de ce nid de grâces rustiques, de cet abrégé des merveilles de l’Éden perdu… Elle se plut longtemps à jeter des cacahuètes aux singes et à regarder les câlines évolutions des panthères. Puis, comme l’heure de l’entrevue approchait, je lui suggérai de prendre un taxi pour nous rendre chez Calixte, ce qui lui fit dire que j’étais encore plus amoureux que Lyonnais…
L’entrevue eut lieu à la satisfaction générale. Chacun joua congrûment son rôle. Tout de suite séduit par le naturel, le charme délicat et tendre de Marie-Antoinette, mon père ne montra aucune impatience des cérémonieuses amabilités de Calixte. Dans la rue, il ne me cacha pas son enthousiasme : « C’est une fillette exquise et tu n’es qu’un polisson ! » ne cessait-il de me répéter en me serrant le bras avec une tendresse violente. « Elle est bien jolie, disait de son côté ma mère. J’aime la fine bonté de son sourire un peu rêveur. — Quel fameux parti ! reprenait mon père. Dès demain, nous irons faire la demande. » Et, comme il persistait à me bourrer les flancs de petits coups de poing amicaux, je me vis obligé de le rappeler au respect des convenances. Il arriva que j’eus à peine le temps de me raidir pour saluer Vital Sévère…
Le lendemain, 12 juin 192., à quatre heures trente de l’après-midi, après quelques paroles excellentes de ma mère, M. Vernon m’invita officiellement à faire ma cour à Marie-Antoinette. Mon père, silencieux et beaucoup plus ému qu’il ne le voulait paraître, se demandait encore par quel miracle j’avais réussi à lui donner pour bru l’une des plus charmantes et des plus riches héritières de la vieille bourgeoisie lyonnaise.
Mes parents demeurèrent trois jours encore à Lyon. Leur enchantement ne faisait que croître. Mes fiançailles prestigieuses, la succulence de la cuisine lyonnaise, les séductions de la ville que je leur révélais passionnément, tout contribuait à entretenir en eux un délicieux optimisme. Ma mère admirait et louait, sans oublier toutefois qu’elle était Parisienne. « Reconnais, me dit-elle un jour, que ton Lyon, si richement doté qu’il soit, n’a pas la perspective des Champs-Élysées. » Pour toute réponse, je me contentai de sourire. Et, en fait de perspective, je lui en découvris une de quelque deux cents kilomètres, du haut des terrasses de Fourvière. « Ce n’est évidemment, lui dis-je, ni l’Obélisque, ni l’Arc de Triomphe, mais c’est Belledonne, la Meije, le mont Blanc, et maintes petites curiosités du même genre… — Je n’ai rien vu de plus grandiose, avoua ma mère… Comment Colette a-t-elle pu écrire que cinq jours à Lyon sont interminables ? On y passerait des mois… — On y passerait sa vie, répliquai-je avec feu, mais il faut y avoir ses affaires et être admis dans la bonne société. »
A ces mots, ma mère ne put retenir un soupir : « Je crains bien, me dit-elle, que ton mariage ne te fixe à Lyon pour toujours. — Je ne m’en éloignerai qu’à regret, répondis-je. Vous concevez bien que, lorsqu’on a vécu à Lyon, on ne peut guère se souffrir ailleurs… Et s’il plaisait à M. Vernon de m’y retenir, il ne manquerait certes pas d’arguments péremptoires. — Je t’entends, intervint ironiquement mon père, mais je ne te reconnais plus. Tu as appris à mêler l’intérêt au sentiment comme le boire au manger. Tu es devenu diablement pratique. — Je croyais vous l’avoir dit, répliquai-je avec bonne humeur : je suis devenu Lyonnais. »
La veille de leur départ, je conduisis mes parents au concert. Ce n’était pas sans arrière-pensée. Je comptais sur le charme rare de ces mondanités pour achever de les rendre enthousiastes de Lyon et de ses habitants. J’espérais, en outre, tirer une agréable petite vengeance de certaines railleries paternelles.
C’était un concert de gala donné par un virtuose en tournée mondiale. C’était aussi un concert « d’exception » que seule, l’extraordinaire réputation de l’artiste avait pu permettre. Nul n’ignore, en effet, qu’à Lyon, les cloches de Pâques sonnent le glas de toutes les réjouissances intellectuelles et artistiques. Il y avait foule. Dès la porte je serrai quelques mains. J’en serrai davantage encore au contrôle et au vestiaire. « Tu as beaucoup de connaissances, observa mon père. — Oui, oui, je ne manque pas de relations, répondis-je. Et songez que l’on ignore encore mes fiançailles avec Mlle Vernon ! » Nous pénétrâmes dans la salle. Des mains se tendaient toujours sur mon passage. « Voici M. Lavrignais, » chuchotait-on de tous côtés. Des jeunes gens, qui portaient sur le visage toute l’excellence de leur parenté, me saluaient d’un amical : « Bonjour, Philippe ! » Des jeunes filles, qui n’avaient pas les cheveux coupés, me souriaient avec une retenue, une discrétion tout à fait convenables. Des messieurs graves me frappaient paternellement l’épaule. Ébahis d’un accueil auquel ils s’attendaient si peu, mes parents cherchaient une contenance. Je me fis un devoir de les présenter. Aimable devoir ! Solennelle introduction ! Ah ! comme je triomphais en secret ! « M. Jutet, M. Taffarel, — annonçais-je avec une sorte d’exaltation contenue — mon père, ma mère — M. Bizolon, M. et Mme Lazuly, Mme Rodonnet — ma mère… » Quelquefois je m’interrompais pour poser une question en termes déférents : « Madame, permettez-moi de vous demander des nouvelles de M. Bernicot. — M. Grivolin est-il revenu de Paris en bonne santé ? J’ai appris qu’il était parti un peu souffrant. — Madame votre mère compte-t-elle s’installer prochainement au Point du Jour ? — Madame votre tante se plaît-elle dans sa nouvelle villa de la Demi-Lune ? » On m’interrogeait à mon tour et je répondais : « Oui, madame, je vous remercie. J’ai reçu la visite de votre intéressante veuve de guerre et je lui ai donné une petite commande. — Je ne pense pas que M. Vernon et Mlle Marie-Antoinette soient des nôtres, ce soir. Ils sont montés hier à Écully. — Ce pauvre Calixte a le rhume des foins et garde la chambre. Il m’a chargé de le remplacer dimanche à la kermesse de Saint-Cyr. » Puis, je reprenais mes présentations avec le même zèle et la même componction : « Mon père, ma mère ; M. et Mme Durand-Coyssard, Mme Rivollet, M. Fortuné Sévère… » Mes parents étaient à bout de politesses. « Tu es donc en relations avec toute la ville ? finit par me demander mon père. — Oh ! non, répondis-je, seulement avec la fleur. »
Le concert allait commencer. Nous gagnâmes nos fauteuils. « Que cette société lyonnaise est aimable ! me confiait ma mère. Quelle urbanité ! Quelle exquise familiarité ! — C’est une grande famille, reprenait mon père, enthousiasmé… Philippe, tu es véritablement en famille. — Oui, oui, acquiesçais-je gaiement, je suis en famille… Le diable fut d’y entrer. » Notre conversation se brisa là. On jouait le Concerto en la majeur de Mozart.
Le lendemain, mes parents prirent le train pour Paris. Ils emportaient de cette soirée et de leur séjour à Lyon un souvenir ensoleillé.
[1] Clément Marot.