Calixte; ou, l'introduction à la vie lyonnaise
CHAPITRE II
DE LA DÉFIANCE
J’étais à Lyon depuis cinq semaines et Calixte, à ma grande surprise, ne m’avait pas encore reçu chez lui. Du reste, je reconnaissais mal en cet homme contraint, distant et toujours circonspect, mon brave et affectueux camarade de guerre. Quel mauvais génie avait ainsi changé mon Calixte ? L’atmosphère lyonnaise rendait-elle les gens atrabilaires ? Je ne savais que penser… Nos rapports manquaient d’abandon et de franchise. Je sentais que Calixte épiait mes actes, pesait mes moindres propos, me tenait en observation comme un animal suspect de la rage. En tramway, il étirait le cou par-dessus mon journal pour en lire le nom. Dans la rue, au café, il extrayait subrepticement de ma poche le roman que je venais d’acheter pour en connaître le titre. Bref, il ne perdait aucune occasion de me tâter moralement. Et, bien qu’il ne me critiquât pas de façon explicite, je devinais à quelques signes certains son mécontentement et sa désapprobation.
J’ai déjà fait allusion à la singulière et anormale mobilité du nez de mon ami. S’il ne s’agissait que d’un tic ordinaire, d’une banale infirmité de nature, je m’en voudrais d’y revenir. Mais cette constante agitation des narines qui afflige Calixte n’est pas moins significative que le fameux tremblement du mollet gauche de Napoléon. A peine perceptible dans les états calmes ou heureux de son âme, elle s’exaspère à la moindre contrariété et se change alors en mille petites convulsions, contorsions et tressaillements du nez extrêmement incongrus. Que de fois, hélas ! en ces premières semaines, je portai par ignorance cette agitation nasale à son paroxysme !
Je demeurais donc en suspicion auprès de Calixte. Et, tandis que je m’appliquais à en découvrir les causes, j’en subissais rigoureusement les effets. Calixte ne m’introduisait pas chez lui et me laissait à la rue… J’en pris d’abord mon parti avec philosophie. « La rue, me disais-je, offre au passant des plaisirs toujours nouveaux. Je n’en dédaignerai aucun. » On ne pouvait raisonner plus imprudemment. Je pensais mener encore mon existence parisienne. J’ignorais que Lyon ne dispense qu’avec une sorte de parcimonie humiliée ces grossiers plaisirs des sens dont je n’étais point rassasié…
Je me ruai dans tous les music-halls, cabarets artistiques, dancings que je pus découvrir et n’en retirai qu’une satisfaction fort incomplète. Je ne rencontrai là que des gens qui me semblaient beaucoup plus affecter la joie que la ressentir, et aucune des personnalités éminentes que Calixte m’avait fait coudoyer. « Je ne les trouverai pas plus là, me disais-je, que les véritables distractions lyonnaises. Je dois, de toute évidence, chercher ailleurs. » Et je me mis en quête des unes et des autres. Rempli d’espoir, j’allai au Grand-Théâtre, mais ce fut une autre déconvenue. Bien que l’opéra donné ce soir-là fût des plus estimables et l’interprétation fort honorable, il n’y avait pas trente personnes à l’orchestre, et les loges étaient vides. Je n’attendis pas la fin de la représentation pour m’enfuir. J’étais transi jusqu’aux moelles et dans un état de stupeur difficilement concevable. Puisque la bonne société ne fréquentait pas plus l’opéra que le music-hall, le dancing ou la Boîte artistique, où passait-elle donc ses soirées ? Je me proposai de poser la question à Calixte à la première occasion.
Cependant, j’étais entré en relations avec quelques étrangers : Marseillais, Bordelais, Roubaisiens, Lillois, Parisiens, que leurs affaires contraignaient à faire à Lyon de fréquents séjours. Il y en avait même qui avaient dû s’y fixer et qui formaient de petites colonies où l’on ne cessait de s’entretenir, pour les regretter, des charmes de la patrie absente. Ces exilés m’affligeaient. Désireux de les arracher à leur nostalgie, je leur vantais quelquefois les agréments de la ville où nous vivions et les engageais à hanter sa bonne société : ils m’écoutaient d’un air stupide. Parfois aussi, je leur confiais mon ambition d’être bientôt reçu dans cette même société, de connaître l’intimité de ses foyers et les séductions de sa vie mondaine. Ils sortaient alors de leur stupéfaction pour me tenir d’étranges discours : « Mon cher monsieur, me disaient-ils, d’un ton dérisoire, voilà cinq, dix, quinze, vingt ans que nous sommes établis à Lyon ou que nous y venons chaque année. Or, nous ignorons tout de cette fameuse société dont vous nous parlez. Nous savons bien qu’elle existe. Tous, nous sommes plus ou moins en relations d’affaires avec ses plus dignes représentants, et nous reconnaissons volontiers, grâce à eux, que la cuisine lyonnaise est d’autant plus exquise que le restaurant où elle vous est servie est plus inconfortable. Mais nous serions fort embarrassés de vous dire si ses foyers sont sympathiques et ses mondanités attrayantes. On ne nous a jamais remis de cartes d’introduction. Et quand nous voulons nous amuser, nous dansons entre nous. » De tels propos me confondaient en redoublant mes secrètes inquiétudes. « Hé quoi, me disais-je, Calixte ne m’ouvrira-t-il jamais sa porte ? N’aurai-je même pas l’honneur d’être présenté à Mme Paterin-Vernon ? » Pourtant je protestais. J’alléguais l’amitié de Calixte, mes bons rapports avec X… et Z…, quelques parties de bridge que nous avions faites ensemble… « Au café ! Au cercle ! » m’interrompait-on de toutes parts avec de gros rires ironiques. Et certain Marseillais ne manquait jamais de me lancer, avec son terrible accent à l’ailloli, cette boutade impertinente dont je devais comprendre plus tard le sens profond : « Et comment te recevraient-ils chez eux, Philippe ? Est-ce qu’ils connaissent ton père ? » Toute discussion devenait inutile. Je me dérobais à leur risée, bien résolu à parvenir à mes fins et à me rire d’eux à mon tour. J’écoutais, j’observais, j’exerçais sur mes propos et ma conduite une vigilante surveillance, et je m’instruisais un peu plus chaque jour. Je ne cacherai point que je connus bien des épreuves, bien des heures de doute, d’ennui et de découragement ; mais un zèle aussi persévérant devait être récompensé. Les félicités de la vie lyonnaise, dont je jouis si pleinement aujourd’hui, ne se laissent point sentir sans une longue et parfois pénible initiation. Je n’en connais guère qui leur soient comparables…
Certain dimanche de novembre, je rencontrai inopinément Calixte. J’avais été passer à Bannant-les-Aqueducs les brèves heures claires de l’après-midi et je regagnais mon hôtel, les vêtements ouatés de brouillard, toussant, éternuant, la goutte au nez, en proie
Qui dira jamais l’infinie mélancolie des dimanches de l’hiver lyonnais ! Calixte m’aborda avec une mine de condoléances. Je lui semblais triste. Il craignait que je n’eusse reçu de mauvaises nouvelles des miens. Je lui répliquai que les miens étaient en fort bonne santé, mais que je m’ennuyais avec une rigueur si implacable que je songeais à me faire rapatrier.
Cette boutade n’amena aucun sourire sur les lèvres de Calixte.
— Il est certain, me dit-il, que le dimanche qu’on ne passe pas en famille peut sembler maussade. Mais que n’êtes-vous allé au concert ou à la conférence ? Dieu merci, les distractions intelligentes ne nous manquent pas à Lyon.
— Je suis allé à Bannant, répliquai-je, dans l’intention de visiter les aqueducs.
— Ah ! C’est un spectacle intéressant.
— Je ne dis pas non, quand on peut les voir. Mais si j’avais commis l’imprudence de m’éloigner seulement de cinquante pas de la station, je me serais immanquablement perdu… Pourtant ne m’aviez-vous pas affirmé que le brouillard lyonnais n’est qu’une légende ?
— Il est aujourd’hui bien rare et ce n’est plus qu’une faible brume, me répondit Calixte.
Il hocha la tête, passa son bras sous le mien avec une familiarité qui me surprit ; et nous fîmes ainsi quelques pas sans parler. Tout en marchant, Calixte souriait d’un air mystérieux et me jetait de petits regards narquois qui aiguillonnaient ma curiosité : « Mon cher ami, me dit-il enfin d’un ton résolu, faites-moi le plaisir de venir dîner, ce soir, à la maison… » A la maison ! Chez lui ! Avais-je bien entendu ?… Ah ! comme elle me parut subitement ensoleillée cette lugubre soirée de dimanche !
— Sans façons, me prévint Calixte. Nous serons dans la plus stricte intimité.
C’était bien ainsi que je l’entendais. Je n’avais pas la présomption de penser que j’allais m’asseoir, comme cela, au bout de six semaines de vie lyonnaise, à la même table que les Gaspard Vernon, les Pothin Paterin et Mme Greillon-Delamotte !
— Mon cher Calixte, balbutiai-je, éperdu, vous êtes trop aimable…
— Point de remerciements, m’interrompit Calixte. Nous vous attendons à sept heures et demie, 93, rue Vaubecour.
Il ajouta plus bas, avec une amicale ironie :
— Et maintenant, songez-vous toujours à quitter Lyon ?
— Ah ! Calixte ! Ah ! mon cher Paterin ! m’écriai-je pour toute réponse.
Je lui serrais les mains à les broyer. Il eut de la peine à s’arracher à mes effusions.
Tandis que je me hâtais de regagner l’hôtel pour y faire un peu de toilette, je rencontrai ce plaisantin de Marseillais qui avait coutume de railler si impertinemment mes plus chères ambitions. Il m’interpella d’aussi loin qu’il me vit, me saisit ensuite par le bouton de mon pardessus, me tapa sur l’épaule et finalement me proposa avec une faconde et une gesticulation que je jugeai fort mal séantes, d’aller dîner avec lui, puis de finir la soirée au casino. Je l’écoutai sans l’interrompre. Quand il eut fini sa harangue : « Mon cher monsieur, lui dis-je, sur un ton distant et renchéri que j’empruntais à Calixte, je regrette de ne pouvoir accepter votre aimable proposition, mais, ce soir, je suis l’hôte de Mme Paterin-Vernon. » Et allez donc ! Puis je le plantai là. Je l’entendis qui maugréait. Je crois bien qu’il me traita de « Lyonnais » et de « puant ». Mais ces qualificatifs ne me semblèrent pas injurieux…
A sept heures et demie précises, je sonnais à la porte de mon ami Calixte. Malgré les assurances que celui-ci m’avait données, je redoutais une réception cérémonieuse. Je fus vite rassuré. Je pensais, je ne sais pourquoi, que la femme de Calixte Paterin devait être une personne réservée, sévère, d’une distinction figée. Je me trouvai en présence d’une femme exempte de toute affectation, avenante, gracieuse, doucement enjouée. Je la jugeai même bien peu coquette. Elle portait une robe de maison toute simple, sa coiffure était un peu en désordre, et je m’aperçus bientôt, avec un léger regret, que son bas gauche faisait des craquelins. J’ai toujours éprouvé un instinctif éloignement pour les bas en craquelins. Mais j’excusai ces négligences de toilette par les soucis absorbants de la maternité. J’appris, en effet, que Mme Paterin, déjà mère de deux fillettes et d’un garçonnet, nourrissait encore son dernier-né, un bébé de douze mois, du nom d’Auguste.
Le dîner fut simple et bon et la conversation facile. Quand la maîtresse de maison se leva de table, je savais qu’elle était fort pieuse, que la musique la charmait et que l’éducation de ses enfants ainsi que les soins nécessaires à leur santé ne lui permettaient guère une vie mondaine. Je crus comprendre, d’ailleurs, qu’elle n’en souffrait pas. La soirée s’acheva comme elle avait commencé, dans une douce familiarité. Je gardai longtemps sur mes genoux les deux fillettes tandis que le garçonnet chevauchait le pied de son père. Il y avait des siècles que je n’avais passé une soirée aussi rafraîchissante. Je me retirai ravi, plein de confiance en l’avenir, et tout prêt à reprendre chez MM. Tristan-Miron, Unis et Façonnés, la longue suite de mes épreuves.
Dans la cour, dans la rue, à chaque bouche d’égout, les chats s’aimaient avec une indiscrétion sauvage.