dans notre grenier, avec la même prudence que la veille.
Mais au même instant un cri terrible... un cri bref,
vibrant... retentit:
Et toute la maison fut ébranlée de fond en comble...
des cris... des trépignements... des clameurs rauques
...me glacèrent d'épouvante... L'homme rugissait...
les autres respiraient haletants... puis il y eut un choc
qui fit craquer le plancher... je n'entendis plus qu'un
grincement de dents... un cliquetis de chaînes...
«De la lumière!» cria le terrible Madoc.
seulement une de ses grosses jambes, nue depuis le genou
jusqu'à la cheville, se relevait de temps en temps et frappait
le plancher par un mouvement convulsif... Les yeux
lui sortaient littéralement de la tête... une écume
[5]
sanglante s'agitait sur ses lèvres.
A peine eus-je allumé la chandelle, que les agents de
police firent une exclamation étrange.
«Notre doyen!...»
Et tous trois se relevant... je les vis se regarder pâles
[10]
de terreur.
L'oeil de l'assassin bouffi de sang se tourna vers Madoc
...Il voulut parler... mais seulement au bout de quelques
secondes... je l'entendis murmurer:
«Quel rêve!... mon Dieu... quel rêve!»
[15]
Puis il fit un soupir et resta immobile.
Je m'étais approché pour le voir... C'était bien lui...
L'homme qui nous avait donné de si bons conseils sur la
route de Heidelberg... Peut-être avait-il pressenti que
nous serions la cause de sa perte: on a parfois de ces
[20]
pressentiments terribles! Comme il ne bougeait plus et
qu'un filet de sang glissait sur le plancher poudreux,
Madoc, revenu de sa surprise, se pencha sur lui et déchira
sa chemise; nous vîmes alors qu'il s'était donné un coup
de son grand couteau dans le coeur.
[25]
«Eh! fit Madoc avec un sourire sinistre, M, le doyen a
fait banqueroute à la potence... Il connaissait la bonne
place et ne s'est pas manqué! Restez ici, vous autres...
Je vais prévenir le bailli.»
Puis il ramassa son chapeau, tombé pendant la lutte,
[30]
et sortit sans ajouter un mot.
Je restai seul en face du cadavre avec les deux agents
de police.
Le lendemain, vers huit heures, tout Heidelberg apprit
la grande nouvelle. Ce fut un événement pour le pays.
Daniel Van den Berg, doyen des drapiers, jouissait d'une
fortune et d'une considération si bien établies, que
[5]
beaucoup de gens se refusèrent à croire aux abominables
instincts qui le dominaient.
On discuta ces événements de mille manières différentes.
Les uns disaient que le riche doyen était somnambule, et
par conséquent irresponsable de ses actions... les autres,
[10]
qu'il était assassin par amour du sang, n'ayant aucun
intérêt sérieux à commettre de tels crimes... Peut-être
était-il l'un et l'autre!
C'est un fait incontestable que l'être moral, la volonté,
l'âme, n'existe pas chez le somnambule. Or l'animal, abandonné
[15]
à lui-même, subit l'impulsion naturelle de ses instincts
pacifiques ou sanguinaires, et la face ramassée de
maître Daniel van den Berg, sa tête plate, renflée derrière
les oreilles, ses longues moustaches hérissées, ses yeux verts,
tout prouve qu'il appartenait malheureusement à la famille
[20]
des chats, race terrible, qui tue pour le plaisir de tuer.
Quoi qu'il en soit, mes compagnons furent rendus à la
liberté. On cita la petite Annette, pendant quinze jours,
comme un modèle de dévouement. Elle fut même recherchée
en mariage par le fils du bourgmestre Trungott, jeune
[25]
homme romanesque, qui fera le malheur de sa famille.
Moi, je m'empressai de retourner dans la Forêt Noire, où,
depuis cette époque, je remplis les fonctions de chef d'orchestre
au bouchon du
Sabre-Vert
, sur la route de Tubingue.
S'il vous arrive de passer par là, et que mon histoire
[30]
vous ait intéressé, venez me voir... nous viderons deux ou
trois bouteilles ensemble... et je vous raconterai certains
détails, qui vous feront dresser les cheveux sur la tête!...
COPPÉE
LE LOUIS D'OR
(CONTE DE NOËL)
A mon cher cousin Édouard Tramasset
Lorsque Lucien de Hem eut vu son dernier billet de
cent francs agrippé par le râteau du banquier, et qu'il se
fut levé de la table de roulette où il venait de perdre les
débris de sa petite fortune, réunis par lui pour cette
[5]
suprême bataille, il éprouva comme un vertige et crut qu'il
allait tomber.
La tête troublée, les jambes molles, il alla se jeter sur la
large banquette de cuir qui faisait le tour de la salle de
jeu. Pendant quelques minutes, il regarda vaguement le
[10]
tripot clandestin dans lequel il avait gâché les plus belles
années de sa jeunesse, reconnut les têtes ravagées des
joueurs, crûment éclairées par les trois grands abat-jour,
écouta le léger frottement de l'or sur le tapis, songea qu'il
était ruiné, perdu, se rappela qu'il avait chez lui, dans un
[15]
tiroir de commode, les pistolets d'ordonnance dont son
père, le général de Hem, alors simple capitaine, s'était si
bien servi à l'attaque de Zaatcha; puis, brisé de fatigue, il
s'endormit d'un sommeil profond.
Quand il se réveilla, la bouche pâteuse, il constata, par
[20]
un regard jeté à la pendule, qu'il avait dormi une demi-heure
à peine, et il éprouva un impérieux besoin de respirer
l'air de la nuit. Les aiguilles marquaient sur le cadran
minuit moins le quart. Tout en se levant et en s'étirant
les bras, Lucien se souvint alors qu'on était à la veille de
Noël, et, par un jeu ironique de la mémoire, il se revit
soudain tout petit enfant et mettant, avant de se coucher,
ses souliers dans la cheminée.
[5]
En ce moment, le vieux Dronski--un pilier du tripot,
le Polonais classique, portant le caban râpé, tout orné de
soutaches et d'olives--s'approcha de Lucien et marmotta
quelques mots dans sa sale barbiche grise:
«Prêtez-moi donc une pièce de cinq francs, monsieur.
[10]
Voilà deux jours que je n'ai pas bougé du cercle, et depuis
deux jours le «dix-sept» n'est pas sorti... Moquez-vous
de moi, si vous voulez; mais je donnerais mon poing à
couper que tout à l'heure, au coup de minuit, le numéro
sortira.»
[15]
Lucien de Hem haussa les épaules; il n'avait même plus
dans sa poche de quoi acquitter cet impôt que les habitués
de l'endroit appelaient «les cent sous du Polonais.»
Il passa dans l'antichambre, mit son chapeau et sa pelisse,
et descendit l'escalier avec l'agilité des gens qui ont la
[20]
fièvre.
Depuis quatre heures que Lucien était enfermé dans le
tripot, la neige était tombée abondamment, et la rue--une
rue du centre de Paris, assez étroite et bâtie de hautes
maisons--était toute blanche. Dans le ciel purgé, d'un
[25]
bleu noir, de froides étoiles scintillaient.
Le joueur décavé frissonna sous ses fourrures et se mit
à marcher, roulant toujours dans son esprit des pensées de
désespoir et songeant plus que jamais à la boite de pistolets
qui l'attendait dans le tiroir de sa commode; mais,
[30]
après avoir fait quelques pas, il s'arrêta brusquement
devant un navrant spectacle.
Sur un banc de pierre placé, selon l'usage d'autrefois,
près de la porte monumentale d'un hôtel, une petite fille
de six ou sept ans, à peine vêtue d'une robe noire en
loques, était assise dans la neige. Elle s'était endormie là,
malgré le froid cruel, dans une attitude effrayante de
[5]
fatigue et d'accablement, et sa pauvre petite tête et son
épaule mignonne étaient comme écroulées dans un angle
de la muraille et reposaient sur la pierre glacée. Une
des savates dont l'enfant était chaussée s'était détachée
de son pied qui pendait, et gisait lugubrement devant
[10]
elle.
D'un geste machinal, Lucien de Hem porta la main à son
gousset; mais il se souvint qu'un instant auparavant il
n'y avait même pas trouvé une pièce de vingt sous oubliée,
et qu'il n'avait pas pu donner de pourboire au garçon du
[15]
cercle. Cependant, poussé par un instinctif sentiment de
pitié, il s'approcha de la petite fille, et il allait peut-être
l'emporter dans ses bras et lui donner asile pour la nuit,
lorsque, dans la savate tombée sur la neige, il vit quelque
chose de brillant.
[20]
Il se pencha. C'était un louis d'or.
Une personne charitable, une femme sans doute, avait
passé par là, avait vu, dans cette nuit de Noël, cette
chaussure devant cette enfant endormie, et, se rappelant
la touchante légende, elle avait laissé tomber, d'une main
[25]
discrète, une magnifique aumône, pour que la petite
abandonnée crût encore aux cadeaux faits par l'Enfant-Jésus
et conservât, malgré son malheur, quelque confiance
et quelque espoir dans la bonté de la Providence.
Un louis! c'étaient plusieurs jours de repos et de richesse
[30]
pour la mendiante; et Lucien était sur le point de l'éveiller
pour lui dire cela, quand il entendit près de son oreille,
comme dans une hallucination, une voix--la voix du
Polonais avec son accent traînant et gras--qui murmurait
tout bas ces mots:
«Voilà deux jours que je n'ai pas bougé du cercle, et
[5]
depuis deux jours le «dix-sept» n'est pas sorti... Je
donnerais mon poing à couper que tout à l'heure, au coup
de minuit, le numéro sortira.»
Alors ce jeune homme de vingt-trois ans, qui descendait
d'une race d'honnêtes gens, qui portait un superbe nom
[10]
militaire, et qui n'avait jamais failli à l'honneur, conçut
une épouvantable pensée; il fut pris d'un désir fou,
hystérique, monstrueux. D'un regard il s'assura qu'il
était bien seul dans la rue déserte, et, pliant le genou,
avançant avec précaution sa main frémissante, il vola le
[15]
louis d'or dans la savate tombée! Puis, courant de toutes
ses forces, il revint à la maison de jeu, grimpa l'escalier en
quelques enjambées, poussa d'un coup de poing la porte
rembourrée de la salle maudite, y pénétra au moment
précis où la pendule sonnait le premier coup de minuit,
[20]
posa la pièce d'or sur le tapis vert et cria:
«En plein sur le «dix-sept!»
Le «dix-sept» gagna.
D'un revers de main, Lucien poussa les trente-six louis
sur la rouge.
[25]
La rouge gagna.
Il laissa les soixante-douze louis sur la même couleur.
La rouge sortit de nouveau.
Il fit encore le paroli deux fois, trois fois, toujours avec
le même bonheur. Il avait maintenant devant lui un tas
[30]
d'or et de billets, et il se mit à poudrer le tapis,
frénétiquement. La «douzaine,» la «colonne,» le «numéro,» toutes
les combinaisons lui réussissaient. C'était une chance
inouïe, surnaturelle. On eût dit que la petite bille d'ivoire,
sautillant dans les cases de la roulette, était magnétisée,
fascinée par le regard de ce joueur, et lui obéissait. Il
avait rattrapé, en une dizaine de coups, les quelques
[5]
misérables billets de mille francs, sa dernière ressource,
qu'il avait perdus au commencement de la soirée. A présent,
pontant des deux ou trois cents louis à la fois, et
servi par sa veine fantastique, il allait bientôt regagner,
et au delà, le capital héréditaire qu'il avait gaspillé en si
[10]
peu d'années, reconstituer sa fortune. Dans son empressement
à se mettre au jeu, il n'avait pas quitté sa lourde
pelisse; déjà il en avait gonflé les grandes poches de liasses
de bank-notes et de rouleaux de pièces d'or; et, ne sachant
plus où entasser son gain, il bourrait maintenant de monnaie
[15]
et de papier les poches intérieures et extérieures de
sa redingote, les goussets de son gilet et de son pantalon,
son porte-cigares, son mouchoir, tout ce qui pouvait servir
de récipient. Et il jouait toujours, et il gagnait toujours,
comme un furieux! comme un homme ivre! et il jetait ses
[20]
poignées de louis sur le tableau, au hasard, à la vanvole,
avec un geste de certitude et de dédain!
Seulement, il avait comme un fer rouge dans le coeur,
et il ne pensait qu'à la petite mendiante endormie dans la
neige, à l'enfant qu'il avait volée.
[25]
«Elle est encore à la même place! Certainement, elle
doit y être encore!... Tout à l'heure... oui, quand une
heure sonnera... je me le jure!... je sortirai d'ici, j'irai
la prendre, tout endormie, dans mes bras, je l'emporterai
chez moi, je la coucherai sur mon lit... Et je l'élèverai,
[30]
je la doterai, je l'aimerai comme ma fille, et j'aurai soin
d'elle toujours, toujours!»
Mais la pendule sonna une heure, et le quart, et la
demie, et les trois quarts... et Lucien était toujours
assis à la table infernale.
Enfin, une minute avant deux heures, le chef de partie
se leva brusquement et dit à voix haute:
[5]
«La banque a sauté, messieurs... Assez pour
aujourd'hui!»
D'un bond, Lucien fut debout. Écartant avec brutalité
les joueurs qui l'entouraient et le regardaient avec une
envieuse admiration, il partit vivement, dégringola les
[10]
étages et courut jusqu'au banc de pierre. De loin, à la
lueur d'un bec de gaz, il aperçut la petite fille.
«Dieu soit loué! s'écria-t-il. Elle est encore là!»
Il s'approcha d'elle, lui saisit la main:
«Oh! qu'elle a froid! Pauvre petite!»
[15]
Il la prit sous les bras, la souleva pour l'emporter. La
tête de l'enfant retomba en arrière, sans qu'elle s'éveillât:
«Comme on dort, à cet âge-là!»
Il la serra contre sa poitrine pour la réchauffer, et, pris
d'une vague inquiétude, il voulut, afin de la tirer de ce
[20]
lourd sommeil, la baiser sur les yeux, comme il faisait
naguère à sa maîtresse la plus chérie.
Mais alors il s'aperçut avec terreur que les paupières de
l'enfant étaient entr'ouvertes et laissaient voir à demi
les prunelles vitreuses, éteintes, immobiles. Le cerveau
[25]
traversé d'un horrible soupçon, Lucien mit sa bouche tout
près de la bouche de la petite fille; aucun souffle n'en
sortit.
Pendant qu'avec le louis d'or qu'il avait volé à cette
mendiante Lucien gagnait au jeu une fortune, l'enfant
[30]
sans asile était morte, morte de froid!
Étreint à la gorge par la plus effroyable des angoisses,
Lucien voulut pousser un cri... et, dans l'effort qu'il fit,
il se réveilla de son cauchemar sur la banquette du cercle,
où il s'était endormi un peu avant minuit et où le garçon
du tripot, s'en allant le dernier vers cinq heures du matin,
l'avait laissé tranquille, par bonté d'âme pour le décavé.
[5]
Une brumeuse aurore de décembre faisait pâlir les vitres
des croisées. Lucien sortit, mit sa montre en gage, prit
un bain, déjeuna, et alla au bureau de recrutement signer
un engagement volontaire au 1er régiment de chasseurs
d'Afrique.
[10]
Aujourd'hui, Lucien de Hem est lieutenant; il n'a que
sa solde pour vivre, mais il s'en tire, étant un officier très
rangé et ne touchant jamais une carte. Il parait même
qu'il trouve encore moyen de faire des économies; car
l'autre jour, à Alger, un de ses camarades, qui le suivait à
[15]
quelques pas de distance dans une rue montueuse de la
Kasba, le vit faire l'aumône à une petite Espagnole
endormie sous une porte, et eut l'indiscrétion de regarder
ce que Lucien avait donné à la pauvresse. Le curieux fut
très surpris de la générosité du pauvre lieutenant.
[20]
Lucien de Hem avait mis un louis d'or dans la main de
la petite fille.
[5]
d'abord à les transformer en gigantesques bouquets de corail
rose; et, tout en accomplissant ce délicieux tour de fantasmagorie,
il répandit, avec la plus impartiale bienveillance,
ses rayons sans chaleur, mais joyeux, sur tous les humbles
passants que la nécessité de gagner leur vie forçait à être
[10]
dehors de si bonne heure. Il eut le même sourire pour le
petit employé en paletot trop mince se hâtant vers son
bureau, pour la grisette frissonnant sous sa «confection»
à bon marché, pour l'ouvrier portant la moitié d'un pain
rond sous son bras, pour le conducteur de tramway faisant
[15]
sonner son compteur, pour le marchand de marrons en
train de griller sa première poêlée. Enfin ce brave homme
de soleil fit plaisir à tout le monde. M. Jean-Baptiste
Godefroy, au contraire, eut un réveil assez maussade. Il
avait assisté, la veille, chez le ministre de l'Agriculture, à
[20]
un dîner encombré de truffes, depuis le relevé du potage
jusqu'à la salade, et son estomac de quarante-sept ans
éprouvait la brûlante morsure du pyrosis. Aussi, à la façon
dont M. Godefroy donna son premier coup de sonnette,
Charles, le valet de chambre, tout en prenant de l'eau
[25]
chaude pour la barbe du patron, dit à la fille de cuisine:
«Allons, bon!... Le «singe» est encore d'une humeur
massacrante, ce matin... Ma pauvre Gertrude, nous
allons avoir une sale journée.»
Puis, marchant sur la pointe du pied, les yeux modestement
[30]
baissés, il entra dans la chambre à coucher, ouvrit
les rideaux, alluma le feu et prépara tout ce qu'il fallait
pour la toilette, avec les façons discrètes et, les gestes
respectueux d'un sacristain disposant les objets du culte
sur l'autel, avant la messe de M. le curé...
«Quel temps ce matin? demanda d'une voix brève M.
Godefroy en boutonnant son veston de molleton gris sur
[5]
un abdomen un peu trop majestueux déjà.
-Très froid, monsieur, répondit Charles. A six heures,
le thermomètre marquait sept degrés au-dessous de zéro.
Mais monsieur voit que le ciel s'est éclairci, et je crois que
nous aurons une belle matinée.»
[10]
Tout en repassant son rasoir, M. Godefroy s'approcha
de la fenêtre, écarta l'un des petits rideaux, vit le
boulevard baigné de lumière et fit une légère grimace qui
ressemblait à un sourire. Mon Dieu, oui! On a beau
être plein de morgue et de tenue, et savoir parfaitement
[15]
qu'il est du plus mauvais genre de manifester quoi que ce
soit devant les domestiques, l'apparition de ce gueusard
de soleil, en plein mois de décembre, donne une sensation
si agréable qu'il n'y a guère moyen de la dissimuler. M.
Godefroy daigna donc sourire. Si quelqu'un lui avait dit
[20]
alors que cette satisfaction instinctive lui était commune
avec l'apprenti typographe en bonnet de papier qui faisait
une glissade sur le ruisseau gelé d'en face, M. Godefroy
eût été profondément choqué. C'était ainsi pourtant; et,
pendant une minute, cet homme écrasé d'affaires, ce gros
[25]
bonnet du monde politique et financier, fit cet enfantillage
de regarder les passants et les voitures qui filaient joyeusement
dans la brume dorée.
Mais, rassurez-vous, cela ne dura qu'une minute.
Sourire à un rayon de soleil, c'est bon pour des gens
[30]
inoccupés, pas sérieux; c'est bon pour les femmes, les
enfants, les poètes, la canaille. M. Godefroy avait d'autres
chats à fouetter, et, précisément pour cette journée qui
commençait, son programme était très chargé. De huit
heures et demie à dix heures, il avait rendez-vous, dans
son cabinet, avec un certain nombre de messieurs très
agités, tous habillés et rasés comme lui dès l'aurore et
[5]
comme lui sans fraîcheur d'âme, qui devaient venir lui
parler de toutes sortes d'affaires, ayant tous le même but:
gagner de l'argent. Après déjeuner,--et il ne fallait pas
s'attarder aux petits verres,--M. Godefroy était obligé
de sauter dans son coupé et de courir à la Bourse, pour y
[10]
échanger quelques paroles avec d'autres messieurs qui
s'étaient aussi levés de bonne heure et qui n'avaient pas
non plus de petite fleur bleue dans l'imagination; et cela
toujours pour le même motif: gagner de l'argent. De là,
sans perdre un instant, M. Godefroy, allait présider,
[15]
devant une table verte encombrée d'encriers siphoïdes,
un nouveau groupe de compagnons dépourvus de tendresse
et s'entretenir avec eux de divers moyens de gagner de
l'argent. Après quoi, il devait paraître, comme député,
dans trois ou quatre commissions et sous-commissions,
[20]
toujours avec tables vertes et encriers siphoïdes, où il
rejoindrait d'autres personnages peu sentimentaux, tous
incapables aussi, je vous prie de le croire, de négliger la
moindre occasion de gagner de l'argent, mais qui avaient
pourtant la bonté de sacrifier quelques précieuses heures
[25]
de l'après-midi pour assurer, par-dessus le marché, la
gloire et le bonheur de la France.
Après s'être vivement rasé, en épargnant toutefois le
collier de barbe poivre et sel qui lui donnait un air de
famille avec les Auvergnats et les singes de la grande
[30]
espèce, M. Godefroy revêtit un «complet» du matin, dont
la coupe élégante et un peu jeunette prouvait que ce veuf
cinglant vers la cinquantaine, n'avait pas absolument
renoncé à plaire. Puis il descendit dans son cabinet, où
commença le défilé des hommes peu tendres et sans rêverie
uniquement préoccupés d'augmenter leur bien-aimé
capital. Ces messieurs parlèrent de plusieurs entreprises
[5]
en projet, également considérables, notamment d'une
nouvelle ligne de chemin de fer à lancer à travers un désert
sauvage, d'une usine monstre à fonder aux environs
de Paris, et d'une mine de n'importe quoi à exploiter
dans je ne sais plus quelle république de l'Amérique
[10]
du Sud. Bien entendu, on n'agita pas un seul instant
la question de savoir si le futur railway aurait à transporter
un grand nombre de voyageurs et une grande quantité
de marchandises, si l'usine fabriquerait du sucre ou
des bonnets de coton, si la mine produirait de l'or
[15]
vierge ou du cuivre de deuxième qualité. Non! Les
dialogues de M. Godefroy et de ses visiteurs matinaux roulèrent
exclusivement sur le bénéfice plus ou moins gros à
réaliser, dans les huit jours qui suivraient l'émission, en
spéculant sur les actions de ces diverses affaires, actions
[20]
très probablement destinées du reste, et dans un bref délai,
à n'avoir plus d'autre valeur que le poids du papier et le
mérite de la vignette.
Ces conversations nourries de chiffres durèrent jusqu'à
dix heures précises, et M. le directeur du Comptoir
[25]
général de crédit, qui était honnête homme pourtant, autant
qu'on peut l'être dans les «affaires,» reconduisit jusque sur
le palier, avec les plus grands égards, son dernier visiteur,
vieux filou cousu d'or qui, par un hasard assez fréquent,
jouissait de la considération générale, au lieu d'être logé à
[30]
Poissy ou à Gaillon aux frais de l'État pendant un laps de
temps fixé par les tribunaux, et de s'y livrer à une besogne
honorable et hygiénique telle que la confection des chaussons
de lisière ou de la brosserie à bon marché. Puis M. le
directeur consigna sa porte impitoyablement--il fallait
être à la Bourse à onze heures--et passa dans la salle à
manger.
[5]
Elle était somptueuse. On aurait pu constituer le trésor
d'une cathédrale avec les massives argenteries qui
encombraient bahuts et dressoirs. Néanmoins, malgré
l'absorption d'une dose copieuse de bicarbonate de soude,
le pyrosis de M. Godefroy était à peine calmé, et le financier
[10]
ne s'était commandé qu'un déjeuner de dyspeptique.
Au milieu de ce luxe de table, devant ce décor qui célébrait
la bombance, et sous l'oeil impassible d'un maître
d'hôtel à deux cents louis de gage, qui s'en faisait deux
fois autant par la vertu de l'anse du panier, M. Godefroy
[15]
ne mangea donc, d'un air assez piteux, que deux oeufs à
la coque et la noix d'une côtelette; et encore, l'un des oeufs
sentait la paille. L'homme plein d'or chipotait son
dessert,--oh! presque rien, un peu de roquefort, à peine pour
deux ou trois sous, je vous assure,--lorsqu'une porte
[20]
s'ouvrit, et soudain, gracieux et mignon, bien qu'un peu
chétif dans son costume de velours bleu et trop pâlot sous
son énorme feutre à plume blanche, le fils de M. le directeur,
le jeune Raoul, âgé de quatre ans, entra dans la
salle à manger, conduit par son Allemande.
[25]
Cette apparition se produisait chaque jour, à onze
heures moins le quart exactement, lorsque le coupé, attelé
pour la Bourse, attendait devant le perron, et que
l'alezan brûlé, vendu à M. Godefroy, par les soins de son
cocher, mille francs de plus qu'il ne valait, grattait, d'un
[30]
sabot impatient, le dallage de la cour. L'illustre brasseur
d'argent s'occupait de son fils de dix heures quarante-cinq
à onze heures. Pas plus, pas moins, il n'avait qu'un
quart d'heure, juste, à consacrer au sentiment paternel.
Non qu'il n'aimât pas son fils, grand dieu! Il l'adorait,
à sa façon. Mais, que voulez-vous, les affaires!...
A quarante-deux ans, plus que mûr et passablement
[5]
fripé, il s'était cru très amoureux, par pur snobisme, de
la fille d'un de ses camarades de cercle, le marquis de
Neufontaine, vieux chat teint, joueur comme les cartes, qui,
sans la compassion vaniteuse de M. Godefroy, eût été
plus d'une fois affiché au club. Ce gentilhomme effondré,
[10]
mais toujours très chic, et qui venait encore de «lancer»
ne casquette pour bains de mer, fut trop heureux de devenir
le beau-père d'un homme qui payerait ses dettes, et
livra sans scrupule au banquier fatigué une ingénue de
dix-sept ans, d'une beauté suave et frêle, sortant d'un
[15]
couvent de province, et n'ayant pour dot que son trousseau
de pensionnaire et qu'un trésor de préjugés aristocratiques
et d'illusions romanesques. M. Godefroy, fils
d'un avoué grippe-sou des Andelys, était resté «peuple»
même fort vulgaire, malgré son fabuleux avancement dans
[20]
la hiérarchie sociale. Il blessa tout de suite sa jeune
femme dans toutes ses délicatesses; et les choses allaient
mal tourner, quand la pauvre enfant fut emportée, à sa
première couche. Presque élégiaque lorsqu'il parlait de sa
défunte épouse, avec laquelle il eût sans doute divorcé si
[25]
elle avait vécu six mois de plus, M. Godefroy aimait son
petit Raoul pour plusieurs raisons: d'abord à titre de fils
unique, puis comme produit rare et distingué d'un Godefroy
et d'une Neufontaine, enfin et surtout par le respect
qu'inspirait à cet homme d'argent l'héritier d'une fortune
[30]
de plusieurs millions. Le bébé fit donc ses premières
dents sur un hochet d'or et fut élevé comme un Dauphin.
Seulement, son père, accablé de besogne, débordé
d'occupations, ne pouvait lui consacrer que quinze minutes
par jour,--comme aujourd'hui, au moment du
roquefort,--et l'abandonnait aux domestiques.
«Bonjour, Raoul.
[5]
--Bonzou, p'pa,»
Et M. le directeur du Comptoir général de crédit, ayant
jeté sa serviette, installa sur sa cuisse gauche le jeune
Raoul, prit dans sa grosse patte la petite main de l'enfant
et la baisa plusieurs fois, oubliant, ma parole d'honneur!
[10]
la hausse de vingt-cinq centimes sur le trois pour cent, les
tables couleur de pâturage et les encriers volumineux devant
lesquels il devait traiter tout à l'heure de si grosses
questions d'intérêt, et même son vote de l'après-midi pour
ou contre le ministère, selon qu'il obtiendrait ou non, en
[15]
faveur de son bourg-pourri, une place de sous-préfet,
deux de percepteur, trois de garde champêtre, quatre
bureaux de tabac, plus une pension pour le cousin issu de
germain d'une victime du Deux Décembre.
«P'pa, et le p'tit Noël... y mettra-ti' tet' chose dans
[20]
mon soulier?» demanda tout à coup Raoul, dans son
sabir
enfantin.
Le père, après un: «Oui, si tu as été sage,» fort surprenant
chez ce député libre penseur, qui, à la Chambre,
appuyait d'un énergique: «Très bien!» toutes les propositions
[25]
anticléricales, prit note, dans le meilleur coin de
sa mémoire, qu'il aurait à acheter des joujoux. Puis,
s'adressant à la gouvernante:
«Vous êtes toujours contente de Raoul, mademoiselle
Bertha?»
[30]
L'Allemande, qui se faisait passer pour Autrichienne,
cela va sans dire, mais qui était, en réalité, la fille d'un
pasteur poméranien affligé de quatorze enfants, devint rouge
comme une tomate sous ses cheveux blond albinos, comme
si la question toute simple qu'on lui adressait eût été de
la pire indécence, et, après avoir donné cette preuve de
respect intimidé, répondit par un petit rire imbécile, qui
[5]
parut satisfaire pleinement la curiosité de M. Godefroy
sur la conduite de son fils.
«Il fait beau aujourd'hui, reprit le financier, mais froid.
Si vous menez Raoul au parc Monceau, mademoiselle,
vous aurez soin, n'est-ce pas? de le bien couvrir.»
[10]
La «fraulein», par un second accès de rire idiot, ayant
rassuré M. Godefroy sur ce point essentiel, il embrassa
une dernière fois le bébé, se leva de table--onze heures
sonnaient au cartel--et s'élança vers le vestibule, où
Charles, le valet de chambre, lui enfila sa pelisse et referma
[15]
sur lui la portière du coupé. Après quoi, ce serviteur fidèle
courut immédiatement au petit café de la rue de Miromesnil,
où il avait rendez-vous avec le groom de la baronne
d'en face, pour une partie de billard, en trente liés, avec
défense de «queuter», bien entendu.
II
[20]
Grâce au bai brun,--payé mille francs de trop, à la
suite d'un déjeuner d'escargots offert par le maquignon
au cocher de M. Godefroy,--grâce à cet animal d'un
prix excessif mais qui filait bien tout de même, M. le
directeur du Comptoir général de crédit put accomplir, sans
[25]
aucun retard, sa tournée d'affaires. Il parut à la Bourse,
siégea devant plusieurs encriers monumentaux, et même,
vers cinq heures moins le quart, il rassura la France et
l'Europe inquiète des bruits de crise, en votant pour le
ministère; car il avait obtenu les faveurs sollicitées, y compris
la pension pour celui de ses électeurs dont l'oncle, à la
mode de Bretagne, avait été révoqué d'un emploi de
surnuméraire non rétribué, à l'époque du coup d'État.
Attendri sans doute par la satisfaction d'avoir contribué
[5]
à cet acte de justice tardive, M. Godefroy se souvint
alors de ce que lui avait dit Raoul au sujet des présents du
petit Noël, et jeta à son cocher l'adresse d'un grand marchand
de jouets. Là, il acheta et fit transporter dans sa
voiture un cheval fantastique en bois creux monté sur
[10]
roulettes, avec une manivelle dans chaque oreille; une
boite de soldats de plomb aussi semblables les uns aux
autres que les grenadiers de ce régiment russe, du temps
de Paul 1er, qui tous avaient les cheveux noirs et le nez
retroussé; vingt autres joujoux éclatants et magnifiques.
[15]
Puis, en rentrant chez lui, doucement bercé sur les
coussins de son coupé bien suspendu, l'homme riche, qui après
tout, avait des entrailles de père, se mit à penser à son
fils avec orgueil.
L'enfant grandirait, recevrait l'éducation d'un prince,
[20]
en serait un, parbleu! puisque, grâce aux conquêtes de
89, il n'y avait plus d'aristocratie que celle de l'argent, et
que Raoul aurait, un jour, vingt, vingt-cinq, qui sait?
trente millions de capital. Si son père, petit provincial,
fils d'un méchant noircisseur de papier timbré; son père,
[25]
qui avait dîné à vingt sous jadis au Quartier Latin, et se
rendait bien compte chaque soir, en mettant sa cravate
blanche, qu'il avait l'air d'un marié du samedi; si ce père,
malgré sa tache originelle, avait pu accumuler une énorme
fortune, devenir fraction de roi sous la République parlementaire
[30]
et obtenir en mariage une demoiselle dont un ancêtre
était mort à Marignan, à quoi donc ne pouvait pas
prétendre Raoul, dès l'enfance beau comme un gentilhomme.
Raoul au sang affiné par l'atavisme maternel, Raoul de
qui l'intelligence serait cultivée comme une fleur rare, qui
apprenait déjà les langues étrangères dès le berceau, qui,
l'an prochain, aurait le derrière sur une selle de poney,
[5]
Raoul, qui serait un jour autorisé à joindre à son nom
celui de sa mère, et s'appellerait ainsi Godefroy de
Neufontaine, Godefroy devenant le prénom, et quel prénom!
royal, moyenâgeux, sentant à plein nez la croisade?...
Avec des millions, quel avenir! quelle carrière!... Et le
[10]
démocrate--il y en a plus d'un comme celui-ci, n'en
doutez pas!--imaginait naïvement la monarchie restaurée,--en
France, tout arrive,--voyait son Raoul,
non! son Godefroy de Neufontaine marié au Faubourg,
bien vu au château, puis, qui sait? tout près du trône,
[15]
avec une clef de chambellan dans le dos et un blason tout
battant neuf sur son argenterie et sur les panneaux de son
carrosse!... O sottise, sottise! Ainsi rêvait le parvenu
gorgé d'or, dans sa voiture qu'encombraient tous ces joujoux
achetés pour la Noël,--sans se rappeler, hélas! que
[20]
c'était, ce soir-là, la fête d'un très pauvre petit enfant, fils
d'un couple vagabond, né dans une étable, où l'on avait
logé ses parents par charité.
Mais le cocher a crié: «Port' siou p'ait!» On rentre à
l'hôtel; et, franchissant les degrés du perron, M. Godefroy
[25]
se dit qu'il n'a que le temps de faire sa toilette du soir,
lorsque, dans le vestibule, il voit tous ses domestiques, en
cercle devant lui, l'air consterné, et, dans un coin, affalée
sur une banquette, l'Allemande, qui pousse un cri en l'apercevant,
et cache aussitôt dans ses deux mains son
[30]
visage bouffi de larmes. M. Godefroy a le pressentiment
d'un malheur.
«Qu'est-ce que cela veut dire? Qu'y a-t-il?»
Charles, le valet de chambre,--un drôle de la pire espèce,
pourtant,--regarde son maître avec des yeux pleins
de pitié, et bégayant et troublé: «Monsieur Raoul!...
--Mon fils?...
[5]
--Perdu, monsieur!... Cette stupide Allemande!...
Perdu depuis quatre heures de l'après-midi!...»
Le père recule de deux pas en chancelant, comme un
soldat frappé d'une balle; et l'Allemand se jette à ses
pieds, hurlant d'une voix de folle: «Pardon!... Pardon!»
[10]
et les laquais parlent tous à la fois.
«Bertha n'était pas allée au parc Monceau... C'est
là-bas, sur les fortifications, qu'elle a laissé se perdre le
petit... On a cherché partout M. le directeur; on est allé
au Comptoir, à la Chambre; il venait de partir...
[15]
Figurez-vous que l'Allemande rejoignait tous les jours son
amoureux, au delà du rempart, près de la porte d'Asnières