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Contes Français
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boutique, mais on lui fit entendre que les scellés étaient
mis, il s'assit sur une borne, et, se livrant à sa douleur, il
se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations
de ceux qui l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son
[5]
père, quoiqu'il le sût déjà bien loin; enfin il se leva, honteux
de voir la foule s'attrouper autour de lui, et, dans le
plus profond désespoir, il se dirigea vers le port.
Arrivé sur la jetée, il marcha devant lui comme un
homme égaré qui ne sait plus où il va ni que devenir. Il
[10]
se voyait perdu sans ressources, n'ayant plus d'asile, aucun
moyen de salut, et, bien entendu, plus d'amis. Seul, errant
au bord de la mer, il fut tenté de mourir en s'y précipitant.
Au moment où, cédant à cette pensée, il s'avançait
vers un rempart élevé, un vieux domestique, nommé Jean,
[15]
qui servait sa famille depuis nombre d'années, s'approcha
de lui.
--Ah! mon pauvre Jean! s'écria-t-il, tu sais ce qui s'est
passé depuis mon départ. Est-il possible que mon père
nous quitte sans avertissement, sans adieu?
[20]
-Il est parti, répondit Jean, mais non pas sans vous dire
adieu.
En même temps il tira de sa poche une lettre qu'il donna
à son jeune maitre. Croisilles reconnut l'écriture de son
père, et, avant d'ouvrir la lettre, il la baisa avec transport;
[25]
mais elle ne renfermait que quelques mots. Au lieu de
sentir sa peine adoucie, le jeune homme la trouva confirmée.
Honnête jusque-là et connu pour tel, ruiné par
un malheur imprévu (la banqueroute d'un associé), le
vieil orfèvre n'avait laissé à son fils que quelques paroles
[30]
banales de consolation, et nul espoir, sinon cet espoir
vague, sans but ni raison, le dernier bien, dit-on, qui se
perde.
--Jean, mon ami, tu m'as bercé, dit Croisilles après
avoir lu la lettre, et tu es certainement aujourd'hui le seul
être qui puisse m'aimer un peu; c'est une chose qui m'est
bien douce, mais qui est fâcheuse pour toi; car, aussi vrai
[5]
que mon père s'est embarqué là, je vais me jeter dans cette
mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais
un jour ou l'autre, car je suis perdu.
--Que voulez~vous y faire? répliqua Jean, n'ayant point
l'air d'avoir entendu, mais retenant Croisilles par le pan de
[10]
son habit; que voulez~vous y faire, mon cher maitre? Votre
père a été trompé; il attendait de l'argent qui n'est pas
venu, et ce n'était pas peu de chose. Pouvait-il rester ici?
Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune depuis trente ans
que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son commerce, et
[15]
les écus arriver un à un chez vous. C'est un honnête
homme, et habile; on a cruellement abusé de lui. Ces jours
derniers, j'étais encore là, et comme les écus étaient arrivés,
je les ai vus partir du logis. Votre père a payé tout ce qu'il
a pu pendant une journée entière; et, lorsque son secrétaire
[20]
a été vide, il n'a pu s'empêcher de me dire, en me montrant
un tiroir où il ne restait que six francs: «Il y avait ici cent
mille francs ce matin!» Ce n'est pas là une banqueroute,
monsieur, ce n'est point une chose qui déshonore!
--Je ne doute pas plus de la probité de mon père,
[25]
répondit Croisilles, que de son malheur. Je ne doute pas
non plus de son affection; mais j'aurais voulu l'embrasser,
car que veux-tu que je devienne? Je ne suis point fait à
la misère, je n'ai pas l'esprit nécessaire pour recommencer
ma fortune. Et quand je l'aurais? mon père est parti.
[30]
S'il a mis trente ans à s'enrichir, combien m'en faudra-t-il
pour réparer ce coup? Bien davantage. Et vivra-t-il
alors? Non sans doute; il mourra là-bas, et je ne puis pas
même l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en
mourant aussi.
Tout désolé qu'était Croisilles, il avait beaucoup de
religion. Quoique son désespoir lui fît désirer la mort, il
[5]
hésitait à se la donner. Dès les premiers mots de cet
entretien, il s'était appuyé sur le bras de Jean, et tous deux
retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entrés dans
les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:
--Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un
[10]
homme de bien a le droit de vivre, et qu'un malheur ne
prouve rien. Puisque votre père ne s'est pas tué, Dieu
merci, comment pouvez-vous songer à mourir? Puisqu'il
n'y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, que
penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la
[15]
pauvreté. Ce ne serait ni brave ni chrétien; car, au fond,
qu'est-ce qui vous effraye? Il y a des gens qui naissent
pauvres, et qui n'ont jamais eu ni père ni mère. Je sais
bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin
il n'y a rien d'impossible à Dieu. Qu'est-ce que vous feriez
[20]
en pareil cas? Votre père n'était pas né riche, tant s'en
faut, sans vous offenser, et c'est peut-être ce qui le console.
Si vous aviez été ici depuis un mois, cela vous aurait
donné du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner, personne
n'est à l'abri d'une banqueroute; mais votre père,
[25]
j'ose le dire, a été un homme, quoiqu'il soit parti un peu
vite. Mais que voulez-vous? on ne trouve pas tous les
jours un bâtiment pour l'Amérique. Je l'ai accompagné
jusque sur le port, et si vous aviez vu sa tristesse! comme
il m'a recommandé d'avoir soin de vous, de lui donner de
[30]
vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idée que
vous avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a
son temps d'épreuve ici-bas, et j'ai été soldat avant d'être
domestique. J'ai rudement souffert, mais j'étais jeune;
j'avais votre âge, monsieur, à cette époque-là, et il me
semblait que la Providence ne peut pas dire son dernier
mot à un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous
[5]
empêcher le bon Dieu de réparer le mal qu'il vous
fait? Laissez-lui le temps, et tout s'arrangera. S'il m'était
permis de vous conseiller, vous attendriez seulement deux
ou trois ans, et je gagerais que vous vous en trouveriez
bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde.
[10]
Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment?
Pendant que Jean s'évertuait à persuader son maitre,
celui-ci marchait en silence, et, comme font souvent ceux
qui souffrent, il regardait de côté et d'autre, comme pour
chercher quelque chose qui pût le rattacher à la vie. Le
[15]
hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle Godeau,
la fille du fermier général, vint à passer avec sa gouvernante.
L'hôtel qu'elle habitait n'était pas éloigné de là;
Croisilles la vit entrer chez elle. Cette rencontre produisit
sur lui plus d'effet que tous les raisonnements du monde.
[20]
J'ai dit qu'il était un peu fou, et qu'il cédait presque
toujours à un premier mouvement. Sans hésiter plus long-temps
et sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux
domestique, et alla frapper à la porte de M. Godeau.
II
Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait
[25]
jadis un financier, on imagine un ventre énorme, de courtes
jambes, une immense perruque, une large face à triple
menton, et ce n'est pas sans raison qu'on s'est habitué a
se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait à quels
abus ont donné lieu les fermes royales, et il semble qu'il
y ait une loi de nature qui rende plus gras que le reste des
hommes ceux qui s'engraissent non-seulement de leur
propre oisiveté, mais encore du travail des autres. M.
Godeau, parmi les financiers, était des plus classiques qu'on
[5]
pût voir, c'est-à-dire des plus gros; pour l'instant il avait
la goutte, chose fort à la mode en ce temps-là, comme l'est
à présent la migraine. Couché sur une chaise longue, les
yeux à demi fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir.
Les panneaux de glaces qui l'environnaient répétaient
majestueusement de toutes parts son énorme personne;
[10]
des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les
meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminée,
le plafond, étaient dorés; son habit l'était; je ne sais si sa
cervelle ne l'était pas aussi. Il calculait les suites d'une
[15]
petite affaire qui ne pouvait manquer de lui rapporter
quelques milliers de louis; il daignait en sourire tout seul,
lorsqu'on lui annonça Croisilles, qui entra d'un air humble
mais résolu, et dans tout le désordre qu'on peut supposer
d'un homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau
[20]
fut un peu surpris de cette visite inattendue; il crut que
sa fille avait fait quelque emplette; il fut confirmé dans
cette pensée en la voyant paraître presque en même temps
que le jeune homme. Il fit signe à Croisilles, non pas de
s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un
[25]
sofa, et Croisilles, resté debout, s'exprima à peu près en
ces termes:
--Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute
d'un associé l'a forcé à suspendre ses payements,
et, ne pouvant assister à sa propre honte, il s'est enfui en
[30]
Amérique, après avoir donné à ses créanciers jusqu'à son
dernier sou. J'étais absent lorsque cela s'est passé; j'arrive,
et il y a deux heures que je sais cet événement. Je
suis absolument sans ressources et déterminé à mourir.
Il est très-probable qu'en sortant de chez vous je vais me
jeter à l'eau. Je l'aurais déjà fait, selon toute apparence,
si le hasard ne m'avait fait rencontrer mademoiselle votre
[5]
fille tout à l'heure. Je l'aime, monsieur, du plus profond
de mon coeur; il y a deux ans que je suis amoureux d'elle,
et je me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui dois;
mais aujourd'hui, en vous le déclarant, je remplis un devoir
indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de
[10]
me donner la mort, je ne venais pas vous demander si vous
voulez, que j'épouse mademoiselle Julie. Je n'ai pas la
moindre espérance que vous m'accordiez cette demande,
mais je dois néanmoins vous la faire; car je suis bon chrétien,
monsieur, et lorsqu'un bon chrétien se voit arrivé à
[15]
un tel degré de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de
souffrir la vie, il doit du moins, pour atténuer son crime,
épuiser toutes les chances qui lui restent avant de prendre
un dernier parti.
Au commencement de ce discours, M. Godeau avait
[20]
supposé qu'on venait lui emprunter de l'argent, et il avait
jeté prudemment son mouchoir sur les sacs placés auprès
de lui, préparant d'avance un refus poli, car il avait toujours
eu de la bienveillance pour le père de Croisilles. Mais
quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut compris de
[25]
quoi il s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne
fût devenu complètement fou. Il eut d'abord quelque
envie de sonner et de le faire mettre à la porte; mais il lui
trouva une apparence si ferme, un visage si déterminé,
qu'il eut pitié d'une démence si tranquille. Il se contenta
[30]
de dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus
longtemps à entendre de pareilles inconvenances.
Pendant que Croisilles avait parlé, mademoiselle
Godeau était devenue rouge comme une pêche au mois d'août.
Sur l'ordre de son père, elle se retira. Le jeune homme lui
fit un profond salut dont elle ne sembla pas s'apercevoir.
Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se souleva,
[5]
se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforçant de
prendre un air paternel:
--Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te
moques pas de moi et que tu as réellement perdu la tête.
Non-seulement j'excuse ta démarche, mais je consens à
[10]
ne point t'en punir. Je suis fâché que ton pauvre diable
de père ait fait banqueroute et qu'il ait décampé; c'est
fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourné la
cervelle. Je veux faire quelque chose pour toi; prends un
pliant et assieds-toi là.
[15]
--C'est inutile, monsieur, répondit Croisilles; du moment
que vous me refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé
de vous. Je vous souhaite toutes sortes de prospérités.
--Et où t'en vas-tu?
--Écrire à mon père et lui dire adieu.
[20]
--Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas
te noyer, ou le diable m'emporte.
--Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne
m'abandonne pas.
--La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi,
[25]
te dis-je, et écoute-moi.
M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c'est
qu'il n'est jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel
qu'il soit, s'est jeté à l'eau en nous quittant. Il toussa
donc de nouveau, prit sa tabatière, jeta un regard distrait
[30]
sur son jabot, et continua.
--Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu
ne sais ce que tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais,
mon cher ami, tout cela ne suffit pas; il faut réfléchir aux
choses de ce monde. Si tu venais me demander... je
ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais qu'est-ce
que tu veux? tu es amoureux de ma fille?
[5]
--Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien
éloigné de supposer que vous puissiez me la donner pour
femme; mais comme il n'y a que cela au monde qui pourrait
m'empêcher de mourir, si vous croyez en Dieu, comme
je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui
[10]
m'amène.
--Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas,
je n'entends pas qu'on m'interroge; réponds d'abord: Où
as-tu vu ma fille?
--Dans la boutique de mon père et dans cette maison,
[15]
lorsque j'y ai apporté des bijoux pour mademoiselle
Julie.
--Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne
s'y reconnaît plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle
Julie ou Javotte, sais-tu ce qu'il faut, avant tout,
[20]
pour oser prétendre à la main de la fille d'un fermier
général?
--Non, je l'ignore absolument, à moins que ce ne soit.
d'être aussi riche qu'elle.
--Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.
[25]
--Eh bien! je m'appelle Croisilles.
--Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom
que Croisilles?
--Ma foi, monsieur, en mon âme et conscience, c'est
un aussi beau nom que Godeau.
[30]
--Tu es un impertinent, et tu me le payeras.
--Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai
pas la moindre envie de vous offenser. Si vous voyez là
quelque chose qui vous blesse, et si vous voulez m'en
punir, vous n'avez que faire de vous mettre en colère: en
sortant d'ici, je vais me noyer.
Bien que M. Godeau se fût promis de renvoyer Croisilles
[5]
le plus doucement possible, afin d'éviter tout scandale,
sa prudence ne pouvait résister à l'impatience de
l'orgueil offensé; l'entretien auquel il essayait de se
résigner lui paraissait monstrueux en lui-même; je laisse à
penser ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la
[10]
sorte.
--Écoute, dit-il presque hors de lui et résolu à en finir
à tout prix, tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses
comprendre un mot de sens commun. Es-tu riche?...
Non. Es-tu noble? Encore moins. Qu'est-ce que
[15]
c'est que la frénésie qui t'amène? Tu viens me tracasser,
tu crois faire un coup de tête; tu sais parfaitement bien
que c'est inutile; tu veux me rendre responsable de ta
mort. As-tu à te plaindre de moi? dois-je un sou à ton
père? est-ce ma faute si tu en es là? Eh, mordieu! on se
[20]
noie et on se tait.
--C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre très
humble serviteur.
--Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en
vain recours à moi. Tiens, mon garçon, voilà quatre louis
[25]
d'or; va-t'en dîner à la cuisine, et que je n'entende plus
parler de toi.
--Bien obligé, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de
votre argent!
Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant
[30]
mis sa conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire
se renfonça de plus belle dans sa chaise et reprit ses
Méditations.
Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-là, n'était pas
si loin qu'on pouvait le croire; elle s'était, il est vrai,
retirée par obéissance pour son père; mais, au lieu de regagner
sa chambre, elle était restée à écouter derrière la
[5]
porte. Si l'extravagance de Croisilles lui paraissait
inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant;
car l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passé
pour offense; d'un autre côté, comme il n'était pas possible
de douter du désespoir du jeune homme, mademoiselle
[10]
Godeau se trouvait prise à la fois par les deux
sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et
la curiosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé et Croisilles
prêt à sortir, elle traversa rapidement le salon où elle se
trouvait, ne voulant pas être surprise aux aguets, et elle
[15]
se dirigea vers son appartement; mais presque aussitôt
elle revint sur ses pas. L'idée que Croisilles allait peut-être
réellement se donner la mort lui troubla le coeur
malgré elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait,
elle marcha à sa rencontre; le salon était vaste, et les deux
[20]
jeunes gens vinrent lentement au-devant l'un de l'autre.
Croisilles était pâle comme la mort, et mademoiselle Godeau
cherchait vainement quelque parole qui pût exprimer
ce qu'elle sentait. En passant à côté de lui, elle
laissa tomber à terre un bouquet de violettes qu'elle
[25]
tenait à la main. Il se baissa aussitôt, ramassa le bouquet
et le présenta à la jeune fille pour le lui rendre; mais,
au lieu de le reprendre, elle continua sa route sans
prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son père.
Croisilles, resté seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de
[30]
la maison le coeur agité, ne sachant trop que penser de
cette aventure.
III
A peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit
accourir son fidèle Jean, dont le visage exprimait la joie.
--Qu'est-il arrivé? lui demanda-t-il; as-tu quelque
nouvelle à m'apprendre?
[5]
--Monsieur, répondit Jean, j'ai à vous apprendre que
les scellés sont levés, et que vous pouvez rentrer chez
vous. Toutes les dettes de votre père payées, vous restez
propriétaire de la maison. Il est bien vrai qu'on a
emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et
[10]
qu'on a même enlevé les meubles; mais enfin la maison
vous appartient, et vous n'avez pas tout perdu. Je cours
partout depuis une heure, ne sachant ce que vous étiez
devenu, et j'espère, mon cher maitre, que vous serez assez
sage pour prendre un parti raisonnable.
[15]
--Quel parti veux-tu que je prenne?
--Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre
fortune; elle vaut une trentaine de mille francs. Avec
cela, du moins, on ne meurt pas de faim; et qui vous
empêcherait d'acheter un petit fonds de commerce qui ne
[20]
manquerait pas de prospérer?
--Nous verrons cela, répondit Croisilles, tout en se
hâtant de prendre le chemin de sa rue. Il lui tardait de
revoir le toit paternel; mais, lorsqu'il y fut arrivé, un si
triste spectacle s'offrit à lui, qu'il eut à peine le courage
[25]
d'entrer. La boutique en désordre, les chambres désertes,
l'alcôve de son père vide, tout présentait à ses regards la
nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise; tous les
tiroirs avaient été fouillés, le comptoir brisé, la caisse
emportée; rien n'avait échappé aux recherches avides des
[30]
créanciers et de la justice, qui, après avoir pillé la maison,
étaient partis, laissant les portes ouvertes, comme pour
témoigner aux passants que leur besogne était accomplie.
--Voilà donc, s'écria Croisilles, voilà donc ce qui reste
de trente ans de travail et de la plus honnête existence,
[5]
faute d'avoir eu à temps, au jour fixe, de quoi faire
honneur à une signature imprudemment engagée!
Pendant que le jeune homme se promenait de long en
large, livré aux plus tristes pensées, Jean paraissait fort
embarrassé. Il supposait que son maitre était sans argent,
[10]
et qu'il pouvait même n'avoir pas dîné. Il cherchait
donc quelque moyen pour le questionner là-dessus,
et pour lui offrir, en cas de besoin, une part de ses économies.
Après s'être mis l'esprit à la torture pendant un
quart d'heure pour imaginer un biais convenable, il ne
[15]
trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles, et
de lui demander d'une voix attendrie:
--Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?
Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent
à la fois si burlesque et si touchant, que Croisilles,
[20]
malgré sa tristesse, ne put s'empêcher d'en rire.
--Et à propos de quoi cette question? dit-il.
--Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en
fait cuire une pour mon dîner, et si par hasard vous les
aimiez toujours...
[25]
Croisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce moment la
somme qu'il rapportait à son père; la proposition de Jean
le fit se ressouvenir que ses poches étaient pleines d'or.
--Je te remercie de tout mon coeur, dit-il au vieillard,
et j'accepte avec plaisir ton diner; mais, si tu es inquiet
[30]
de ma fortune, rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en
faut pour avoir ce soir un bon souper que tu partageras
à ton tour avec moi.
En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses
bien garnies, qu'il vida, et qui contenaient chacune
cinquante louis.
--Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il,
[5]
je puis en user pour un jour ou deux. A qui faut-ils
que je m'adresse pour la faire tenir à mon père?
--Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre
père m'a bien recommandé de vous dire que cet argent
vous appartenait; et si je ne vous en parlais point, c'est
[10]
que je ne savais pas de quelle manière vos affaires de
Paris s'étaient terminées. Votre père ne manquera de
rien là-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui
le recevra de son mieux; il a d'ailleurs emporté ce qu'il
lui faut, car il était bien sûr d'en laisser encore de trop, et
[15]
ce qu'il a, laissé, monsieur, tout ce qu'il a laissé, est à vous,
il vous le marque lui-même dans sa lettre, et je suis expressément
chargé de vous le répéter. Cet or est donc aussi
légitimement votre bien que cette maison où nous sommes.
Je puis vous rapporter les paroles mêmes que votre
[20]
père m'a dites en partant: «Que mon fils me pardonne de
le quitter; qu'il se souvienne seulement pour m'aimer que
je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera
après mes dettes payées, comme si c'était mon héritage.»
Voilà, monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez
[25]
ceci dans votre poche, et puisque vous voulez bien mon
diner, allons, je vous prie, à la maison.
La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de
Jean ne laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles
de son père l'avaient ému à tel point qu'il ne put retenir
[30]
ses larmes; d'autre part, dans un pareil moment, quatre
mille francs n'étaient pas une bagatelle. Pour ce qui
regardait la maison, ce n'était point une ressource certaine,
car on ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose
longue et difficile. Tout cela cependant ne laissait pas
que d'apporter un changement considérable à la situation
dans laquelle se trouvait le jeune homme; il se sentit
[5]
tout à coup attendri, ébranlé dans sa funeste résolution, et,
pour ainsi dire, à la fois plus triste et moins désolé. Après
avoir fermé les volets de la boutique, il sortit de la maison
avec Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put
s'empêcher de songer combien c'est peu de chose que nos
[10]
afflictions, puisqu'elles servent quelquefois à nous faire
trouver une joie imprévue dans la plus faible lueur d'espérance.
Ce fut avec cette pensée qu'il se mit à table à
côté de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant
le repas, de faire tous ses efforts pour l'égayer.
[15]
Les étourdis ont un heureux défaut: ils se désolent
Aisément, mais ils n'ont même pas le temps de se consoler,
tant il leur est facile de se distraire. On se tromperait de
les croire insensibles ou égoïstes; ils sentent peut-être plus
vivement que d'autres, et ils sont très capables de se
[20]
brûler la cervelle dans un moment de désespoir; mais, ce
moment passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent
diner, qu'ils boivent et mangent comme à l'ordinaire,
pour fondre ensuite en larmes en se couchant. La joie et
la douleur ne glissent pas sur eux; elles les traversent
[25]
comme des flèches: bonne et violente nature qui sait
souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle
on lit tout à nu, non pas fragile et vide comme le
verre, mais pleine et transparente comme le cristal de
roche.
[30]
Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de se
noyer, s'en alla à la comédie. Debout dans le fond du
parterre, il tira de son sein le bouquet de mademoiselle
Godeau, et, pendant qu'il en respirait le parfum dans un
profond recueillement, il commença à penser d'un esprit
plus calme à son aventure du matin. Dès qu'il y eut réfléchi
quelque temps, il vit clairement la vérité, c'est-à-dire
[5]
que la jeune fille, en lui laissant son bouquet entre les
mains et en refusant de le reprendre, avait voulu lui
donner une marque d'intérêt; car autrement ce refus et
ce silence n'auraient été qu'une preuve de mépris, et cette
supposition n'était pas possible. Croisilles jugea donc
[10]
que mademoiselle Godeau avait le coeur moins dur que
monsieur son père, et il n'eut pas de peine à se souvenir
que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traversé le
salon, avait exprimé une émotion d'autant plus vraie
qu'elle semblait involontaire. Mais cette émotion était-elle
[15]
de l'amour ou seulement de la pitié, ou moins encore
peut-être, de l'humanité? Mademoiselle Godeau avait-elle
craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement
d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fût?
Bien que fané et à demi effeuillé, le bouquet avait encore
[20]
une odeur si exquise et une si galante tournure, qu'en le
respirant et en le regardant, Croisilles ne put se défendre
d'espérer. C'était une guirlande de roses autour d'une
touffe de violettes. Combien de sentiments et de mystères
un Turc aurait lus dans ces fleurs, en interprétant leur
[25]
langage! Mais il n'y a que faire d'être turc en pareille
circonstance. Les fleurs qui tombent du sein d'une jolie
femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais
muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont
vu lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait
[30]
assez pour un amoureux, et elles le racontent en effet.
Les parfums ont plus d'une ressemblance avec l'amour, et
il y a même des gens qui pensent que l'amour n'est qu'une
sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui l'exhale est la
plus belle de la création.
Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif
à la tragédie qu'on représentait pendant ce temps-là,
[5]
mademoiselle Godeau elle-même parut dans une loge en
face de lui. L'idée ne lui vint pas que, si elle l'apercevait,
elle pourrait bien trouver singulier de le voir là après ce
qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts
pour se rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une
[10]
figurante de Paris était venue en poste jouer Mérope, et
la foule était si serrée, qu'il n'y avait pas moyen de bouger.
Faute de mieux, il se contenta donc de fixer ses regards
sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des yeux.
Il remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade, et
[15]
qu'elle ne parlait à personne qu'avec une sorte de répugnance.
Sa loge était entourée, comme on peut penser, de
tout ce qu'il y avait de petits-maîtres normands dans la
ville; chacun venait à son tour passer devant elle à la
galerie, car, pour entrer dans la loge même qu'elle occupait,
[20]
cela n'était pas possible, attendu que monsieur son
père en remplissait seul, de sa personne, plus des trois
quarts. Croisilles remarqua encore qu'elle ne lorgnait
point et qu'elle n'écoutait pas la pièce. Le coude appuyé
sur la balustrade, le menton dans sa main, le regard distrait,
[25]
elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une statue
de Vénus déguisée en marquise; l'étalage de sa robe et de
sa coiffure, son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur,
toute la pompe de sa toilette, ne faisaient que mieux
ressortir son immobilité. Jamais Croisilles ne l'avait vue
[30]
si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant l'entr'acte, de
s'échapper de la cohue, il courut regarder au carreau de
la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que
mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une
heure, se retourna. Elle tressaillit légèrement en l'apercevant,
et ne jeta sur lui qu'un coup d'oeil; puis elle reprit
sa première posture. Si ce coup d'oeil exprimait la
[5]
surprise, l'inquiétude, le plaisir de l'amour; s'il voulait
dire: «Quoi! vous n'êtes pas mort!» ou: «Dieu soit béni!
vous voilà vivant!» je ne me charge pas de le démêler;
toujours est-il que, sur ce coup d'oeil, Croisilles se jura
tout bas de mourir ou de se faire aimer.
IV
De tous les obstacles qui nuisent à l'amour, l'un des
[10]
plus grands est sans contredit ce qu'on appelle la fausse
honte, qui en est bien une très-véritable. Croisilles n'avait
pas ce triste défaut que donnent l'orgueil et la timidité;
il n'était pas de ceux qui tournent pendant des mois
entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat
[15]
autour d'un oiseau en cage. Dès qu'il eut renoncé à se
noyer, il ne songea plus qu'à faire savoir à sa chère Julie
qu'il vivait uniquement pour elle; mais comment le lui
dire? S'il se présentait une seconde fois à l'hôtel du fermier
général, il n'était pas douteux que M. Godeau ne le fit
[20]
mettre au moins à la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec
une femme de chambre, quand il lui arrivait d'aller à pied;
il était donc inutile d'entreprendre de la suivre. Passer
les nuits sous les croisées de sa maîtresse est une folie
chère aux amoureux, mais qui, dans le cas présent, était
[25]
plus inutile encore. J'ai dit que Croisilles était fort
religieux; il ne lui vint donc pas à l'esprit de chercher à
rencontrer sa belle à l'église. Comme le meilleur parti,
quoique le plus dangereux, est d'écrire aux gens lorsqu'on
ne peut leur parler soi-même, il écrivit dès le lendemain.
Sa lettre n'avait, bien entendu, ni ordre ni raison. Elle
était à peu près conçue en ces termes:
«Mademoiselle,
[5]
«Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait
posséder de fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser.
Je vous fais là une étrange question; mais je vous aime si
éperdument qu'il m'est impossible de ne pas la faire, et
vous êtes la seule personne au monde à qui je puisse
[10]
l'adresser. Il m'a semblé, hier au soir, que vous me
regardiez au spectacle. Je voulais mourir; plût à Dieu que
je fusse mort, en effet, si je me trompe et si ce regard
n'était pas pour moi! Dites-moi si le hasard peut être
assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une manière à la
[15]
fois si triste et si douce? J'ai cru que vous m'ordonniez
de vivre. Vous êtes riche, belle, je le sais; votre père est
orgueilleux et avare, et vous avez le droit d'être fière;
mais je vous aime, et le reste est un songe. Fixez sur moi
ces yeux charmants, pensez à ce que peut l'amour, puisque
[20]
je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens
une inexprimable jouissance à vous écrire cette folle
lettre qui m'attirera peut-être votre colère; mais pensez
aussi, mademoiselle, qu'il y a un peu de votre faute dans
cette folie. Pourquoi m'avez-vous laissé ce bouquet?
[25]
Mettez-vous un instant, s'il se peut, à ma place; j'ose
croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le
dire. Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais
mon sang pour être certain de ne pas vous offenser, et pour
vous voir écouter mon amour avec ce sourire d'ange qui
[30]
n'appartient qu'à vous. Quoi que vous fassiez, votre
image m'est restée; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant
le coeur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir,
tant que ce bouquet gardera un reste de parfum, tant
qu'un mot voudra dire qu'on aime, je conserverai quelque
espérance.»
[5]
Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s'en alla devant
l'hôtel Godeau, et se promena de long en large dans la rue,
jusqu'à ce qu'il vît sortir un domestique. Le hasard, qui
sert toujours les amoureux en cachette, quand il le peut
sans se compromettre, voulut que la femme de chambre
[10]
de mademoiselle Julie etait résolu ce jour-là de faire
emplette d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de
modes, lorsque Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans
la main, et la pria de se charger de sa lettre. Le marché
fut bientôt conclu; la servante prit l'argent pour payer son
[15]
bonnet, et promit de faire la commission par reconnaissance.
Croisilles, plein de joie, revint à sa maison et
s'assit devant sa porte, attendant la réponse.
Avant de parler de cette réponse, il faut dire un mot de
mademoiselle Godeau. Elle n'était pas tout à fait exempte
[20]
de la vanité de son père, mais son bon naturel y remédiait.
Elle était, dans la force du terme, ce qu'on nomme
un enfant gâté. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais
on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journées
à sa toilette, et les soirées sur un sofa, n'ayant pas l'air
[25]
d'entendre la conversation. Pour ce qui regardait sa
parure, elle était prodigieusement coquette, et son propre
visage était à coup sûr ce qu'elle avait le plus considéré en
ce monde. Un pli à sa collerette, une tache d'encre à son
doigt, l'auraient désolée; aussi, quand sa robe lui plaisait,
[30]
rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur
sa glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait
ni goût ni aversion pour les plaisirs qu'aiment ordinairement
les jeunes filles; elle allait volontiers au bal, et elle
y renonçait sans humeur, quelquefois sans motif; le
spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement.
Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui
[5]
faire quelque cadeau à son choix, elle était une heure à
se décider, ne pouvant se trouver un désir. Quand M.
Godeau recevait ou donnait à dîner, il arrivait que Julie
ne paraissait pas au salon: elle passait la soirée, pendant
ce temps-là, seule dans sa chambre, en grande toilette, à
[10]
se promener de long en large, son éventail à la main. Si
on lui adressait un compliment, elle détournait la tête, et
si on tentait de lui faire la cour, elle ne répondait que par
un regard à la fois si brillant et si sérieux, qu'elle
déconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne l'avait fait
[15]
rire; jamais un air d'opéra, une tirade de tragédie, ne
l'avaient émue; jamais, enfin, son coeur n'avait donné
signe de vie, et, en la voyant passer dans tout l'éclat de
sa nonchalante beauté, on aurait pu la prendre pour une
belle somnambule qui traversait ce monde en rêvant.
[20]
Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas
aisé à comprendre. Les uns disaient qu'elle n'aimait rien;
les autres, qu'elle n'aimait qu'elle-même. Un seul mot
suffisait cependant pour expliquer son caractère: elle
attendait. Depuis l'âge de quatorze ans, elle avait entendu
[25]
répéter sans cesse que rien n'était aussi charmant qu'elle;
elle en était persuadée; c'est pourquoi elle prenait grand
soin de sa parure: en manquant de respect à sa personne,
elle aurait cru commettre un sacrilège. Elle marchait,
pour ainsi dire, dans sa beauté, comme un enfant dans ses
[30]
habits de fête; mais elle était bien loin de croire que cette
beauté dût rester inutile; sous son apparente insouciance
se cachait une volonté secrète, inflexible, et d'autant plus
forte qu'elle était mieux dissimulée. La coquetterie des
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