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Contes Français
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Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord,
et deux hommes à l'avant, deux hommes à l'arrière, commencèrent
à filer sur les rouleaux les amarres qui le tenaient.
Soudain il toucha le fond, mais une haute lame
inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à l'avant
[5]
et dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se
trouva saisi entre la corde un instant détendue par la
secousse et le bois où elle glissait. Il fit un effort désespéré,
tâchant de l'autre main de soulever l'amarre, mais
le chalut traînait déjà et le câble roidi ne céda point.
[10]
L'homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent.
Son frère quitta la barre. Ils se jetèrent sur la corde,
s'efforçant de dégager le membre qu'elle broyait. Ce
fut en vain. «Faut couper», dit un matelot, et il tira de
sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups,
[15]
sauver le bras de Javel cadet.
Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut valait
de l'argent, beaucoup d'argent, quinze cents francs; et il
appartenait à Javel aîné, qui tenait à son avoir.
Il cria, le coeur torturé: «Non, coupe pas, attends, je
[20]
vas lofer.» Et il courut au gouvernail, mettant toute la
barre dessous.
Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui
immobilisait son impulsion, et entraîné d'ailleurs par la
force de la dérive et du vent.
[25]
Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les
dents serrées, les yeux hagards. Il ne disait rien. Son
frère revint, craignant toujours le couteau d'un marin:
«Attends, attends, coupe pas, faut mouiller l'ancre.»
L'ancre fut mouillée, toute la chaine filée, puis on se
[30]
mit à virer au cabestan pour détendre les amarres du
chalut. Elles s'amollirent, enfin, et on dégagea le bras
inerte, sous la manche de laine ensanglantée.
Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et
on vit une chose horrible, une bouillie de chair dont le
sang jaillissait à flots qu'on eût dit poussés par une pompe.
Alors l'homme regarda son bras et murmura: «Foutu.»
[5]
Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont
du bateau, un des matelots cria: «Il va se vider, faut
nouer la veine.»
Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et
goudronnée, et, enlaçant le membre au-dessus de la
[10]
blessure, ils serrèrent de toute leur force. Les jets de sang
s'arrêtaient peu à peu; et finirent par cesser tout à fait.
Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le
prit de l'autre main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout
était rompu, les os cassés; les muscles seuls retenaient ce
[15]
morceau de son corps. Il le considérait d'un oeil morne,
réfléchissant.. Puis il s'assit sur une voile pliée, et les
camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la blessure
pour empêcher le mal noir.
On mit un seau auprès de lui, et, de minute en minute, il
[20]
puisait dedans au moyen d'un verre, et baignait l'horrible
plaie en laissant couler dessus un petit filet d'eau claire.
--Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descendit,
mais au bout d'une heure il remonta, ne se sentant
pas bien tout seul. Et puis, il préférait le grand air. Il
[25]
se rassit sur sa voile et recommença à bassiner son bras.
La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre
blanc gisaient à côté de lui, secoués par des spasmes de
mort; il les regardait sans cesser d'arroser ses chairs
écrasées.
[30]
Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup
de vent se déchaîna; et le petit bateau recommença sa
course folle, bondissant et culbutant, secouant le triste
blessé.
La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au
soleil levant on apercevait de nouveau l'Angleterre, mais,
[5]
comme la mer était moins dure, on repartit pour la France
en louvoyant.
Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur
montra des traces noires, toute une vilaine apparence de
pourriture sur la partie du membre qui ne tenait plus à
[10]
lui.
Les matelots regardaient, disant leur avis.
--Ça pourrait bien être le Noir, pensait l'un.
--Faudrait de l'eau salée là-dessus, déclarait un autre.
On apporta donc de l'eau salée et on en versa sur le
[15]
mal. Le blessé devint livide, grinça des dents, se tordit
un peu; mais il ne cria pas.
Puis, quand la brûlure se fut calmée: «Donne-moi ton
couteau», dit-il à son frère. Le frère tendit son couteau.
--«Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus.»
[20]
On fit ce qu'il demandait.
Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement,
avec réflexion, tranchant les derniers tendons avec cette
lame aiguë, comme un fil de rasoir; et bientôt il n'eut plus
qu'un moignon. Il poussa un profond soupir et déclara:
[25]
«Fallait ça. J'étais foutu.»
Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença
à verser de l'eau sur le tronçon de membre qui lui
restait.
La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.
[30]
Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché
et l'examina longuement. La putréfaction se déclarait.
Les camarades vinrent aussi l'examiner, et ils se le
passaient de main en main, le tâtaient, le retournaient, le
flairaient.
Son frère dit: «Faut jeter ça à la mer à c't'-heure.»
Mais Javel cadet se fâcha: «Ah! mais non, ah! mais non.
[5]
J'veux point. C'est à moi, pas vrai, puisque c'est mon
bras.»
Il le reprit et le posa entre ses jambes.
--Il va pas moins pourrir, dit l'aîné. Alors une idée
vint au blessé. Pour conserver le poisson quand on tenait
[10]
longtemps la mer, on l'empilait en des barils de sel.
Il demanda: «J'pourrions t'y point l'mettre dans la
saumure?»
--Ça, c'est vrai, déclarèrent les autres.
Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des
[15]
jours derniers; et, tout au fond, on déposa le bras. On
versa du sel dessus, puis on replaça, un à un, les poissons.
Un des matelots fit cette plaisanterie: «Pourvu que je
l'vendions point à la criée.»
Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.
[20]
Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue
de Boulogne jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé
continuait sans cesse à jeter de l'eau sur sa plaie.
De temps en temps il se levait et marchait d'un bout à
l'autre du bateau.
[25]
Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en
hochant la tête.
On finit par rentrer au port.
Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne
voie. Il fit un pansement complet et ordonna le repos.
[30]
Mais Javel ne voulut pas se coucher sans avoir repris son
bras, et il retourna bien vite au port pour retrouver le
baril qu'il avait marqué d'une croix.
On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien
conservé dans la saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa
dans une serviette emportée à cette intention et rentra
chez lui.
[5]
Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce
débris du père, tâtant les doigts, enlevant les brins de sel
restés sous les ongles; puis on fit venir le menuisier pour
un petit cercueil.
Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit
[10]
l'enterrement du bras détaché. Les deux frères, côte à
côte, conduisaient le deuil. Le sacristain de paroisse
tenait son cadavre sous son aisselle.
Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit
emploi dans le port, et, quand il parlait plus tard de son
[15]
accident, il confiait tout bas à son auditeur: «Si le frère
avait voulu couper le chalut, j'aurais encore mon bras,
pour sûr. Mais il était regardant à son bien.»
LES PRISONNIERS
Aucun bruit dans la forêt que le frémissement léger de
la neige tombant sur les arbres. Elle tombait depuis midi,
une petite neige fine qui poudrait les branches d'une
mousse glacée qui jetait sur les feuilles mortes des fourrés
[5]
un léger toit d'argent, étendait par les chemins un immense
tapis moelleux et blanc, et qui épaississait le silence illimité
de cet océan d'arbres.
Devant la porte de la maison forestière, une jeune
femme, les bras nus, cassait du bois à coups de hache sur
[10]
une pierre. Elle était grande, mince et forte, une fille des
forêts, fille et femme de forestiers.
Une voix cria de l'intérieur de la maison:
--Nous sommes seules, ce soir, Berthine, faut rentrer,
v'là la nuit, y a p't-être bien des Prussiens et des loups qui
[15]
rôdent.
La bûcheronne répondit en fendant une souche à grands
coups qui redressaient sa poitrine à chaque mouvement
pour lever les bras.
--J'ai fini, m'man. Me v'là, me v'là, y a pas de crainte;
[20]
il fait encore jour.
Puis elle rapporta ses fagots et ses bûches et les entassa
le long de la cheminée, ressortit pour fermer les auvents,
d'énormes auvents en coeur de chêne, et rentrée enfin, elle
poussa les lourds verrous de la porte.
[25]
Sa mère filait auprès du feu, une vieille ridée que l'âge
avait rendue craintive:
--J'aime pas, dit-elle, quand le père est dehors. Deux
femmes ça n'est pas fort.
La jeune répondit:
--Oh! je tuerais ben un loup ou un Prussien tout de
même.
Et elle montrait de l'oeil un gros revolver suspendu
[5]
au-dessus de l'âtre.
Son homme avait été incorporé dans l'armée au commencement
de l'invasion prussienne; et les deux femmes
étaient demeurées seules avec le père, le vieux garde
Nicolas Pichon, dit l'Échasse, qui avait refusé obstinément
[10]
de quitter sa demeure pour rentrer à la ville.
La ville prochaine, c'était Rethel, ancienne place forte
perchée sur un rocher. On y était patriote, et les bourgeois
avaient décidé de résister aux envahisseurs, de s'enfermer
chez eux et de soutenir un siège selon la tradition de la
[15]
cité. Deux fois déjà, sous Henri IV et Louis XIV, les
habitants de Rethel s'étaient illustrés par des défenses
héroïques. Ils en feraient autant cette fois, ventrebleu!
ou bien on les brûlerait dans leurs murs.
Donc, ils avaient acheté des canons et des fusils, équipé
[20]
une milice, formé des bataillons et des compagnies, et ils
s'exerçaient tout le jour sur la place d'Armes. Tous,
boulangers, épiciers, bouchers, notaires, avoués, menuisiers,
libraires, pharmaciens eux-mêmes manoeuvraient à
tour de rôle, à des heures régulières, sous les ordres de M.
[25]
Lavigne, ancien sous-officier de dragons, aujourd'hui
mercier, ayant épousé la fille et hérité de la boutique de M.
Ravaudan, l'aîné.
Il avait pris le grade de commandant-major de la place,
et tous les jeunes hommes étant partis à l'armée, il avait
[30]
enrégimenté tous les autres qui s'entraînaient pour la
résistance. Les gros n'allaient plus par les rues qu'au pas
gymnastique pour fondre leur graisse et prolonger leur
haleine, les faibles portaient des fardeaux pour fortifier
leurs muscles.
Et on attendait les Prussiens. Mais les Prussiens ne
paraissaient pas. Ils n'étaient pas loin, cependant; car
[5]
deux fois déjà leurs éclaireurs avaient poussé à travers
bois jusqu'à la maison forestière de Nicolas Pichon,
dit l'Échasse.
Le vieux garde, qui courait comme un renard, était venu
prévenir la ville. On avait pointé les canons, mais
[10]
l'ennemi ne s'était point montré.
Le logis de l'Échasse servait de poste avancé dans la
forêt d'Aveline. L'homme, deux fois par semaine, allait
aux provisions et apportait aux bourgeois citadins des
nouvelles de la campagne.
[15]
Il était parti ce jour-là pour annoncer qu'un petit
détachement d'infanterie allemande s'était arrêté chez lui
l'avant-veille, vers deux heures de l'après-midi, puis était
reparti presque aussitôt. Le sous-officier qui commandait
parlait français.
[20]
Quand il s'en allait ainsi, le vieux, il emmenait ses deux
chiens, deux molosses à gueule de lion, par crainte des
loups qui commençaient à devenir féroces, et il laissait
ses deux femmes en leur recommandant de se barricader
dans la maison dès que la nuit approcherait.
[25]
La jeune n'avait peur de rien, mais la vieille tremblait
toujours et répétait:
--Ça finira mal, tout ça, vous verrez que ça finira mal.
Ce soir-là, elle était encore plus inquiète que de coutume:
--Sais-tu à quelle heure rentrera le père? dit-elle.
[30]
--Oh! pas avant onze heures, pour sûr. Quand il dîne
chez le commandant, il rentre toujours tard.
Et elle accrochait sa marmite sur le feu pour faire la
soupe, quand elle cessa de remuer, écoutant un bruit vague
qui lui était venu par le tuyau de la cheminée.
Elle murmura:
[5]
--V'là qu'on marche dans le bois, il y a ben sept-huit
hommes, au moins.
La mère, effarée, arrêta son rouet en balbutiant:
--Oh! mon Dieu! et le père qu'est pas là!
Elle n'avait point fini de parler que des coups violents
[10]
firent trembler la porte.
Comme les femmes ne répondaient point, une voix forte
et gutturale cria:
--Oufrez!
Puis, après un silence, la même voix reprit:
[15]
--Oufrez ou che gasse la borte!
Alors Berthine glissa dans la poche de sa jupe le gros
revolver de la cheminée, puis, étant venue coller son
oreille contre l'huis, elle demanda:
--Qui êtes-vous?
[20]
La voix répondit:
--Che suis le tétachement de l'autre chour.
La jeune femme reprit:
--Qu'est-ce que vous voulez?
--Che suis berdu tepuis ce matin, tans le pois, avec mon
[25]
tétachement. Oufrez ou che gasse la borte.
La forestière n'avait pas le choix; elle fit glisser vivement
le gros verrou, puis tirant le lourd battant, elle
aperçut dans l'ombre pâle des neiges, six hommes, six
soldats prussiens, les mêmes qui étaient venus la veille.
[30]
Elle prononça d'un ton résolu:
--Qu'est-ce que vous venez faire à cette heure-ci?
Le sous-officier répéta:
--Che suis berdu, tout à fait berdu, ché regonnu la
maison. Che n'ai rien manché tepuis ce matin, mon
tétachement non blus.
Berthine déclara:
[5]
--C'est que je suis toute seule avec maman, ce soir.
Le soldat, qui paraissait un brave homme, répondit:
--Ça ne fait rien. Che ne ferai bas de mal, mais fous
nous ferez à mancher. Nous dombons te faim et te
fatigue.
[10]
La forestière se recula:
--Entrez, dit-elle.
Ils entrèrent, poudrés de neige, portant sur leurs casques
une sorte de crème mousseuse qui les faisait ressembler à
des meringues, et ils paraissaient las, exténués.
[15]
La jeune femme montra les bancs de bois des deux côtés
de la grande table.
--Asseyez-vous, dit-elle, je vais vous faire de la soupe.
C'est vrai que vous avez l'air rendus.
Puis elle referma les verrous de la porte.
[20]
Elle remit de l'eau dans la marmite, y jeta de nouveau
du beurre et des pommes de terre, puis décrochant un
morceau de lard pendu dans la cheminée, elle en coupa
la moitié qu'elle plongea dans le bouillon.
Les six hommes suivaient de l'oeil tous ses mouvements
[25]
avec une faim éveillée dans leurs yeux. Ils avaient posé
leurs fusils et leurs casques dans un coin, et ils attendaient,
sages comme des enfants sur les bancs d'une école.
La mère s'était remise à filer en jetant à tout moment
des regards éperdus sur les soldats envahisseurs. On n'entendait
[30]
rien autre chose que le ronflement léger du rouet
et le crépitement du feu et le murmure de l'eau qui
S'échauffait.
Mais soudain un bruit étrange les fit tous tressaillir,
quelque chose comme un souffle rauque poussé sous la
porte, un souffle de bête, fort et ronflant.
Le sous-officier allemand avait fait un bond vers les
[5]
fusils. La forestière l'arrêta d'un geste, et souriante:
--C'est les loups, dit-elle. Ils sont comme vous, ils
rôdent et ils ont faim.
L'homme incrédule voulut voir, et sitôt que le battant
fut ouvert, il aperçut deux grandes bêtes grises qui
[10]
s'enfuyaient d'un trot rapide et allongé.
Il revint s'asseoir, en murmurant:
--Ché n'aurais pas gru:
Et il attendit que sa pâtée fût prête.
Ils la mangèrent voracement, avec des bouches fendues
[15]
jusqu'aux oreilles pour en avaler davantage, des yeux
ronds s'ouvrant en même temps que les mâchoires, et des
bruits de gorge pareils à des glouglous de gouttières.
Les deux femmes, muettes, regardaient les rapides
mouvements des grandes barbes rouges; et les pommes de
[20]
terre avaient l'air de s'enfoncer dans ces toisons
mouvantes,
Mais comme ils avaient soif, la forestière descendit à la
cave leur tirer du cidre. Elle y resta longtemps; c'était
un petit caveau voûté qui, pendant la révolution, avait
[25]
servi de prison et de cachette, disait-on. On y parvenait
au moyen d'un étroit escalier tournant fermé par une
trappe au fond de la cuisine.
Quand Berthine reparut, elle riait, elle riait toute seule,
d'un air sournois. Et elle donna aux Allemands sa cruche
[30]
de boisson.
Puis elle soupa aussi, avec sa mère, à l'autre bout de la
Cuisine.
Les soldats avaient fini de manger, et ils s'endormaient
tous les six, autour de la table. De temps en temps un
front tombait sur la planche avec un bruit sourd, puis
l'homme, réveillé brusquement, se redressait.
[5]
Berthine dit au sous-officier:
--Couchez-vous devant le feu, pardi, il y a bien d'la
place pour six. Moi je grimpe à ma chambre avec
maman.
Et les deux femmes montèrent au premier étage. On
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les entendit fermer leur porte à clef, marcher quelque
temps; puis elles ne firent plus aucun bruit.
Les Prussiens s'étendirent sur le pavé, les pieds au feu,
la tête supportée par leurs manteaux roulés, et ils ronflèrent
bientôt tous les six sur six tons divers, aigus ou
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sonores, mais continus et formidables.
Ils dormaient certes depuis longtemps déjà quand un
coup de feu retentit, si fort, qu'on l'aurait cru tiré contre
les murs de la maison. Les soldats se dressèrent aussitôt.
Mais deux nouvelles détonations éclatèrent, suivies de
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trois autres encore.
La porte du premier s'ouvrit brusquement, et la forestière
parut, nu-pieds, en chemise, en jupon court, une
chandelle à la main, l'air affolé. Elle balbutia:
--V'là les Français, ils sont au moins deux cents. S'ils
[25]
vous trouvent ici, ils vont brûler la maison. Descendez
dans la cave bien vite, et faites pas de bruit. Si vous faites
du bruit, nous sommes perdus.
Le sous-officier, effaré, murmura:
--Che feux pien, che feux pien. Par où faut-il
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tescendre?
La jeune femme souleva avec précipitation la trappe
étroite et carrée, et les six hommes disparurent par le petit
escalier tournant, s'enfonçant dans le sol l'un après l'autre,
à reculons, pour bien tâter les marches du pied.
Mais quand la pointe du dernier casque eut disparu,
[5]
Berthine rabattant la lourde planche de chêne, épaisse
comme un mur, dure comme de l'acier, maintenue par des
charnières et une serrure de cachôt, donna deux longs
tours de clef, puis elle se mit à rire, d'un rire muet et ravi,
avec une envie folle de danser sur la tête de ses prisonniers.
[10]
Ils ne faisaient aucun bruit, enfermés là-dedans comme
dans une boite solide, une boite de pierre, ne recevant
que l'air d'un soupirail garni de barres de fer.
~-Berthine aussitôt ralluma son feu, remit dessus sa
marmite, et refit de la soupe en murmurant:
[15]
--Le père s'ra fatigué cette nuit.
Puis elle s'assit et attendit. Seul, le balancier sonore
de l'horloge promenait dans le silence son tic-tac régulier.
De temps en temps la jeune femme jetait un regard sur
le cadran, un regard impatient qui semblait dire:
[20]
--Ça ne va pas vite.
Mais bientôt il lui sembla qu'on murmurait sous ses
pieds. Des paroles basses, confuses, lui parvenaient à
travers la voûte maçonnée de la cave. Les Prussiens
commençaient à deviner sa ruse, et bientôt le sous-officier
[25]
remonta le petit escalier et vint heurter du poing la
trappe. Il cria de nouveau:
--Oufrez.
Elle se leva, s'approcha et, imitant son accent:
--Qu'est-ce que fous foulez?
[30]
--Oufrez.
--Che n'oufre pas.
L'homme se fâchait.
--Oufrez ou che gasse la borte.
Elle se mit à rire:
--Casse, mon bonhomme, casse, mon bonhomme!
Et il commença à frapper avec la crosse de son fusil
[5]
contre la trappe de chêne, fermée sur sa tête. Mais elle
aurait résisté à des coups de catapulte.
La forestière l'entendit redescendre. Puis les soldats
vinrent, l'un après l'autre, essayer leur force, et inspecter
la fermeture. Mais, jugeant sans doute leurs tentatives
[10]
inutiles, ils redescendirent tous dans la cave et
recommencèrent à parler entre eux.
La jeune femme les écoutait, puis elle alla ouvrir la
porte du dehors et elle tendit l'oreille dans la nuit.
Un aboiement lointain lui parvint. Elle se mit à siffler
[15]
comme aurait fait un chasseur, et, presque aussitôt, deux
énormes chiens surgirent dans l'ombre et bondirent sur elle
en gambadant. Elle les saisit par le cou et les maintint
pour les empêcher de courir. Puis elle cria de toute sa force:
--Ohé père!
[20]
Une voix répondit, très éloignée encore:
~-Ohé Berthine!
Elle attendit quelques secondes, puis reprit:
--Ohé père!
La voix plus proche répéta:
[25]
--Ohé Berthine!
La forestière reprit:
--Passe pas devant le soupirail. Y a des Prussiens
dans la cave.
Et brusquement la grande silhouette de l'homme se
[30]
dessina sur la gauche, arrêtée entre deux troncs d'arbres.
Il demanda, inquiet:
--Des Prussiens dans la cave. Qué qui font?
La jeune femme se mit à rire:
--C'est ceux d'hier. Ils s'étaient perdus dans la forêt,
je les ai mis au frais dans la cave.
Et elle conta l'aventure, comment elle les avait effrayés
[5]
avec des coups de revolver et enfermés dans le caveau.
Le vieux toujours grave demanda:
--Qué que tu veux que j'en fassions à c't'heure?
Elle répondit:
--Va quérir M. Lavigne avec sa troupe. Il les fera
[10]
prisonniers. C'est lui qui sera content.
Et le père Pichon sourit:
--C'est vrai qu'i sera content.
Sa fille reprit:
~-T'as de la soupe, mange-la vite et pi repars.
[15]
Le vieux garde s'attabla, et se mit à manger la soupe
après avoir posé par terre deux assiettes pleines pour ses
chiens.
Les Prussiens, entendant parler, s'étaient tus.
L'Échasse repartit un quart d'heure plus tard. Et
[20]
Berthine, la tête dans ses mains, attendit.
Les prisonniers recommençaient à s'agiter. Ils criaient
maintenant, appelaient, battaient sans cesse de coups de
crosse furieux la trappe inébranlable.
Puis ils se mirent à tirer des coups de fusil par le soupirail,
[25]
espérant sans doute être entendus si quelque détachement
allemand passait dans les environs.
La forestière ne remuait plus; mais tout ce bruit l'énervait,
l'irritait. Une colère méchante s'éveillait en elle;
elle eût voulu les assassiner, les gueux, pour les faire taire.
[30]
Puis son impatience grandissant, elle se mit à regarder
l'horloge, à compter les minutes.
Le père était parti depuis une heure et demie. Il avait
atteint la ville maintenant. Elle croyait le voir. Il racontait
la chose à M. Lavigne, qui pâlissait d'émotion et
sonnait sa bonne pour avoir on uniforme et ses armes;
[5]
Elle entendait, lui semblait-il, le tambour courant par les
rues. Les têtes effarées apparaissaient aux fenêtres. Les
soldats citoyens sortaient de leurs maisons, à peine vêtus,
essoufflés, bouclant leurs ceinturons, et partaient, au pas
gymnastique, vers la maison du commandant.
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Puis la troupe, l'Échasse en tête, se mettait en marche,
dans la nuit, dans la neige, vers la forêt.
Elle regardait l'horloge. «Ils peuvent être ici dans une
heure.»
Une impatience nerveuse l'envahissait. Les minutes
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lui paraissaient interminables. Comme c'était long!
Enfin, le temps qu'elle avait fixé pour leur arrivée fut
marqué par l'aiguille.
Et elle ouvrit de nouveau la porte, pour les écouter
venir. Elle aperçut une ombre marchant avec
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précaution. Elle eut peur, poussa un cri. C'était son
père.
Il dit:
--Ils m'envoient pour voir s'il n'y a rien de changé.
--Non, rien.
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Alors, il lança à son tour, dans la nuit, un coup de sifflet
strident et prolongé. Et, bientôt, on vit une chose brune
qui s'en venait, sous les arbres, lentement: l'avant-garde
composée de dix hommes.
L'Échasse répétait à tout instant:
[30]
--Passez pas devant le soupirail.
Et les premiers arrivés montraient aux nouveaux venus
le soupirail redouté.
Enfin le gros de la troupe se montra, en tout deux cents
hommes, portant chacun deux cents cartouches.
M. Lavigne, agité, frémissant, les disposa de façon à cerner
de partout la maison en laissant un large espace libre
[5]
devant le petit trou noir, au ras du sol, par où la cave
prenait de l'air.
Puis il entra dans l'habitation et s'informa de la force
et de l'attitude de l'ennemi, devenu tellement muet qu'on
aurait pu le croire disparu, évanoui, envolé par le soupirail.
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M. Lavigne frappa du pied la trappe et appela:
--Monsieur l'officier prussien?
L'Allemand ne répondit pas.
Le commandant reprit:
--Monsieur l'officier prussien?
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Ce fut en vain. Pendant vingt minutes il somma cet
officier silencieux de se rendre avec armes et bagages, en
lui promettant la vie sauve et les honneurs militaires pour
lui et ses soldats. Mais il n'obtint aucun signe de consentement
ou d'hostilité. La situation devenait difficile.
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Les soldats-citoyens battaient la semelle dans la neige,
se frappaient les épaules à grands coups de bras, comme
font les cochers pour s'échauffer, et ils regardaient le
soupirail avec une envie grandissante et puérile de passer
devant.
[25]
Un d'eux, enfin, se hasarda, un nommé Potdevin qui
était très souple. Il prit son élan et passa en courant
comme un cerf. La tentative réussit. Les prisonniers
semblaient morts.
30 ~~Y a personne.
Et un autre soldat traversa l'espace libre devant le trou
dangereux. Alors ce fut un jeu. De minute en minute, un
homme se lançant, passait d'une troupe dans l'autre
comme font les enfants en jouant aux barres, et il lançait
derrière lui des éclaboussures de neige tant il agitait vivement
les pieds. On avait allumé, pour se chauffer, de
[5]
grands feux de bois mort, et ce profil courant du garde
national apparaissait illuminé dans un rapide voyage du
camp de droite au camp de gauche.
Quelqu'un cria:
--A toi, Maloison.
[10]
Maloison était un gros boulanger dont le ventre donnait
à rire aux camarades.
Il hésitait. On le blagua. Alors, prenant son parti il
se mit en route, d'un petit pas gymnastique régulier et
essoufflé, qui secouait sa forte bedaine.
[15]
Tout le détachement riait aux larmes. On criait pour
l'encourager:
--Bravo, bravo, Maloison!
Il arrivait environ aux deux tiers de son trajet quand
une flamme longue, rapide et rouge, jaillit du soupirail.
[20]
Une détonation retentit, et le vaste boulanger s'abattit
sur le nez avec un cri épouvantable.
Personne ne s'élança pour le secourir. Alors on le vit se
trainer à quatre pattes dans la neige en gémissant, et,
quand il fut sorti du terrible passage, il s'évanouit.
[25]
Il avait une balle dans le gras de la cuisse, tout en haut.
Après la première surprise et la première épouvante, un
nouveau rire s'éleva.
Mais le commandant Lavigne apparut sur le seuil de
la maison forestière. Il venait d'arrêter son plan d'attaque.
[30]
Il commanda d'une voix vibrante:
--Le zingueur Planchut et ses ouvriers.
Trois hommes s'approchèrent.
~-Descellez les gouttières de la maison.
Et en un quart d'heure on eut apporté au commandant
vingt mètres de gouttières.
[5]
Alors il fit pratiquer, avec mille précautions de prudence,
un petit trou rond dans le bord de la trappe, et, organisant
un conduit d'eau de la pompe à cette ouverture, il déclara
d'un air enchanté:
--Nous allons offrir à boire à messieurs les Allemands.
[10]
Un hurrah frénétique d'admiration éclata suivi de
hurlements de joie et de rires éperdus. Et le commandant
organisa des pelotons de travail qui se relayeraient de
cinq minutes en cinq minutes. Puis il commanda:
--Pompez.
[15]
Et le volant de fer ayant été mis en branle, un petit
bruit glissa le long des tuyaux et tomba bientôt dans la
cave, de marche en marche, avec un murmure de cascade,
un murmure de rocher à poissons rouges.
On attendit.
[20]
Une heure s'écoula, puis deux, puis trois.
Le commandant fiévreux se promenait dans la cuisine,
collant son oreille à terre de temps en temps, cherchant à
deviner ce que faisait l'ennemi, se demandant s'il allait
bientôt capituler.
[25]
Il s'agitait maintenant, l'ennemi. On l'entendait remuer
les barriques, parler, clapoter.
Puis, vers huit heures du matin, une voix sortit du
soupirail:
--Ché foulé parlé à monsieur l'officier français.
[30]
Lavigne répondit, de la fenêtre, sans avancer trop la
tête:
--Vous rendez-vous?
--Che me rends.
--Alors passez les fusils dehors.
Et on vit aussitôt une arme sortir du trou et tomber
dans la neige, puis deux, trois, toutes les armes. Et la
[5]
même voix déclara:
--Che n'ai blus. Tépêchez-fous. Ché suis noyé.
Le commandant commanda:
--Cessez.
Le volant de la pompe retomba immobile.
[10]
Et, ayant empli la cuisine de soldats qui attendaient,
l'arme au pied, il souleva lentement la trappe de chêne.
Quatre têtes apparurent trempées, quatre têtes blondes
aux longs cheveux pâles, et on vit sortir, l'un après l'autre,
les six Allemands grelottants, ruisselants, effarés.
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