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Contes Français
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Je me levai aussitôt pour pousser le verrou, mais déjà
les pas de l'homme criaient dans l'escalier à deux étages
en dessous. Une curiosité invincible l'emporta sur ma
terreur, et, comme je l'entendais ouvrir une fenêtre donnant
[10]
sur la cour, moi-même je m'inclinai vers la lucarne
de l'escalier en tourelle du même côté. La cour de cette
hauteur était profonde comme un puits; un mur, haut de
cinquante à soixante pieds, la partageait en deux. Sa
crête partait de la fenêtre que l'assassin venait d'ouvrir, et
[15]
s'étendait en ligne droite, sur le toit d'une vaste et sombre
demeure en face. Comme la lune brillait entre de grands
nuages chargés de neige, je vis tout cela d'un coup d'oeil,
et je frémis en apercevant l'homme fuir sur la haute muraille,
la tête penchée en avant et son long couteau à la
[20]
main, tandis que le vent soufflait avec des sifflements
lugubres.
Il gagna le toit en face et disparut dans une lucarne.
Je croyais rêver. Pendant quelques instants je restai
là, bouche béante, la poitrine nue, les cheveux flottants,
[25]
sous le grésil qui tombait du toit. Enfin, revenant de ma
stupeur, je rentrai dans notre réduit et trouvai Wilfrid,
qui me regarda tout hagard et murmurant une
prière à voix basse. Je m'empressai de remettre du
bois au fourneau, de passer mes habits et de fermer le
[30]
verrou.
«Eh bien? demanda mon camarade en se levant.
--Eh bien! lui répondis-je, nous en sommes réchappés
...Si cet homme ne nous a pas vus, c'est que Dieu ne veut
pas encore notre mort.
--Oui, fit-il... oui! c'est l'un des assassins dont nous
parlait Annette... Grand Dieu!... quelle figure... et
[5]
quel couteau!»
Il retomba sur la paillasse... Moi, je vidai d'un trait ce
qui restait de vin dans la cruche, et comme le feu s'était
ranimé, que la chaleur se répandait de nouveau dans la
chambre, et que le verrou me paraissait solide, je repris
[10]
courage.
Pourtant, la montre était là... l'homme pouvait revenir
la chercher!... Cette idée nous glaça d'épouvante.
«Qu'allons-nous faire, maintenant? dit Wilfrid. Notre
plus court serait de reprendre tout de suite le chemin de la
[15]
Forêt Noire!
--Pourquoi?
--Je n'ai plus envie de jouer de la contre-basse...
Arrangez-vous comme vous voudrez.
--Mais pourquoi donc? Qu'est-ce qui nous force à
[20]
partir? Avons-nous commis un crime?
--Parle bas... parle bas... fit-il... Rien que ce mot
crime, si quelqu'un l'entendait, pourrait nous faire prendre
...De pauvres diables comme nous servent d'exemples
aux autres... On ne regarde pas longtemps s'ils commettent
[25]
des crimes... Il suffit qu'on trouve cette montre
ici...
--Écoute, Wilfrid, lui dis-je, il ne s'agit pas de perdre
la tête. Je veux bien croire qu'un crime a été commis ce
soir dans notre quartier... Oui, je le crois... c'est même
[30]
très-probable... mais, en pareille circonstance, que doit
faire un honnête homme? Au lieu de fuir, il doit aider la
justice, il doit...
--Et comment, comment l'aider?
--Le plus simple sera de prendre la montre et d'aller la
remettre demain au grand bailli, en lui racontant ce qui
s'est passé.
[5]
--Jamais... jamais... je n'oserai toucher cette
montre!
--Eh bien! moi, j'irai. Couchons-nous et tâchons de
dormir encore s'il est possible.
--Je n'ai plus envie de dormir.
[10]
--Alors, causons... allume ta pipe... attendons le
jour... Il Y a peut-être encore du monde à l'auberge...
si tu veux, nous descendrons.
--J'aime mieux rester ici.
--Soit!»
[15]
Et nous reprîmes notre place au coin du feu.
Le lendemain, dès que le jour parut, j'allai prendre la
montre sur la table. C'était une montre très-belle, à
double cadran marquait les heures, l'autre les minutes.
Wilfrid parut plus rassuré.
[20]
«Kasper, me dit-il, toute réflexion faite, il convient
mieux que j'aille voir le bailli. Tu es trop jeune pour
entrer dans de telles affaires... Tu t'expliquerais mal!
--C'est comme tu voudras.
--Oui, il paraîtrait bien étrange qu'un homme de mon
[25]
âge envoyât un enfant.
--Bien... bien... je comprends, Wilfrid»
Il prit la montre, et je remarquai que son amour-propre
seul le poussait à cette résolution: il aurait rougi, sans
doute, devant ses camarades, d'avoir montré moins de
[30]
courage que moi.
Nous descendîmes du grenier tout méditatifs. En
traversant l'allée qui donne sur la rue Saint-Christophe,
nous entendîmes le cliquetis des verres et des fourchettes
...Je distinguai la voix du vieux Brêmer et de ses deux
fils, Ludwig et Karl.
«Ma foi, dis-je à Wilfrid, avant de sortir, nous ne ferions
[5]
pas mal de boire un bon coup.»
En même temps je poussai la porte de la salle. Toute
notre société était là, les violons, les cors de chasse
suspendus à la muraille; la harpe dans un coin. Nous fûmes
accueillis par des cris joyeux. On s'empressa de nous
[10]
faire place à table.
«Hé! disait le vieux Brêmer, bonne journée, camarades
Du vent... de la neige... Toutes les brasseries
seront pleines de monde; chaque flocon qui tourbillonne
dans l'air est un florin qui nous tombera dans la poche!»
[15]
J'aperçus ma petite Annette, fraîche, dégourdie, me
souriant des yeux et des lèvres avec amour. Cette vue
me ranima... Les meilleures tranches de jambon étaient
pour moi, et chaque fois qu'elle venait déposer une cruche
à ma droite, sa douce main s'appuyait avec expression sur
[20]
mon épaule.
Oh! que mon coeur sautillait, en songeant aux marrons
que nous avions croqués la veille ensemble! Pourtant,
la figure pâle du meurtrier passait de temps en temps
devant mes yeux et me faisait tressaillir... Je regardais
[25]
Wilfrid, il était tout méditatif. Enfin, au coup de huit
heures, notre troupe allait partir, lorsque la porte s'ouvrit,
et que trois escogriffes, la face plombée, les yeux brillants
comme des rats, le chapeau déformé, suivis de plusieurs
autres de la même espèce, se présentèrent sur le seuil.
[30]
L'un d'eux, au nez long, un énorme gourdin suspendu au
poignet, s'avança en s'écriant:
«Vos papiers, messieurs?»
Chacun s'empressa de satisfaire à sa demande. Malheureusement
Wilfrid, gui se trouvait debout auprès du
Poêle, fut pris d'un tremblement subit, et comme l'agent
de police, à l'oeil exercé, suspendait sa lecture pour
[5]
l'observer d'un regard équivoque, il eut la funeste idée de
faire glisser la montre dans sa botte, mais, avant
qu'elle eût atteint sa destination, l'agent de police frappait
sur la cuisse de mon camarade et s'écriait d'un ton
goguenard:
[10]
«Hé, hé! il parait que ceci nous gêne?»
Alors Wilfrid tomba en faiblesse, à la grande stupéfaction
de tout le monde, il s'affaissa sur un banc, pâle comme
la mort, et Madoc, le chef de la police, sans gêne, ouvrit
son pantalon et en retira la montre avec un méchant éclat
[15]
de rire... Mais à peine l'eut-il regardée, qu'il devint
grave, et se tournant vers ses agents:
«Que personne ne sorte! s'écria-t-il d'une voix terrible.
Nous tenons la bande... Voici la montre du doyen Daniel
Van den Berg... Attention... Les menottes!»
[20]
Ce cri nous traversa jusqu'à la moelle des os. Il se fit
un tumulte épouvantable... Moi, nous sentant perdus,
je me glissai sous le banc, près du mur, et comme on enchaînait
le pauvre vieux Brêmer, ses fils Heinrich et Wilfrid,
qui sanglotaient et protestaient... je sentis une
[25]
petite main me passer sur le cou.. la douce main d'Annette,
où j'imprimai mes lèvres pour dernier adieu...
Mais elle me prit par l'oreille, m'attira doucement...
doucement... Je vis la porte du cellier ouverte sous un
bout de la table... Je m'y laissai glisser... La porte se
[30]
referma!
Ce fut l'affaire d'une seconde, au milieu de la bagarre.
A peine au fond de mon trou, on trépignait déjà sur la
porte... puis tout devint silencieux: mes pauvres camarades
étaient partis!--La mère Grédel Dick jetait son
cri de paon sur le seuil de son allée, disant que l'auberge
du
Pied-de-Mouton
était déshonorée.
[5]
Je vous laisse à penser les réflexions que je dus faire
durant tout un jour, blotti derrière une futaille, les reins
courbés, les jambes repliées sous moi, songeant que si un
chien descendait à la cave... que s'il prenait fantaisie à
la cabaretière de venir elle-même remplir la cruche. ..
[10]
que si la tonne se vidait dans le jour et qu'il fallût en
mettre une autre en perce... que le moindre hasard enfin
pouvait me perdre.
Toutes ces idées et mille autres me passaient par la
tête. Je représentais mes camarades déjà pendus au gibet.
[15]
Annette, non moins troublée que moi, par excès de prudence
refermait la porte chaque fois qu'elle remontait du
cellier.--J'entendis la vieille lui crier:
«Mais laisse donc cette porte. Es-tu folle de perdre la
moitié de ton temps à l'ouvrir?»
[20]
Alors, la porte resta entre-bâillée, et du fond de l'ombre
je vis les tables se garnir de nouveaux buveurs... J'entendais
des cris, des discussions, des histoires sans fin sur la
fameuse bande.
«Oh! les scélérats, disait l'un, grâce au ciel on les tient!
[25]
Quel fléau pour Heidelberg!... On n'osait plus se hasarder
dans les rues après dix heures... Le commerce en souffrait...
Enfin, c'est fini, dans quinze jours, tout sera
rentré dans l'ordre.
--Voyez-vous ces musiciens de la Forêt Noire, criait
[30]
un autre... c'est un tas de bandits! ils s'introduisent dans
les maisons sous prétexte de faire de la musique... Ils
observent les serrures, les coffres, les armoires, les issues,
et puis, un beau matin, on apprend que maître un tel a
eu la gorge coupée dans son lit... que sa femme a été
massacrée... ses enfants égorgés... la maison pillée de
fond en comble... qu'on a mis le feu à la grange... ou
[5]
autre chose dans ce genre... Quels misérables! On
devrait les exterminer tous sans miséricorde... au moins
le pays serait tranquille.
--Toute la ville ira les voir pendre, disait la mère
Grédel... Ce sera le plus beau jour de ma vie!
[10]
--Savez-vous que sans la montre du doyen Daniel, on
n'aurait jamais trouvé leur trace? Hier soir la montre
disparaît... Ce matin, maître Daniel en donne le signalement
à la police... une heure après, Madoc mettait la
main sur toute la couvée... hé! hé! hé!»
[15]
Et toute la salle de rire aux éclats. La honte,
l'indignation, la peur, me faisaient frémir tour à tour.
Cependant la nuit vint. Quelques buveurs seuls
restaient encore à table. On avait veillé la nuit précédente;
j'entendais la grosse propriétaire qui bâillait et
[20]
murmurait:
«Ah! mon Dieu, quand pourrons-nous aller nous
coucher?»
Une seule chandelle restait allumée dans la salle.
«Allez dormir, madame, dit la douce voix d'Annette, je
[25]
veillerai bien toute seule jusqu'à ce que ces messieurs s'en
aillent.»
Quelques ivrognes comprirent cette invitation et se
retirèrent; il n'en restait plus qu'un, assoupi en face de sa
cruche. Le wachtmann, étant venu faire sa ronde,
[30]
l'éveilla, et je l'entendis sortir à son tour, grognant et
trébuchant jusqu'à la porte.
«Enfin, me dis-je, le voilà parti; ce n'est pas malheureux.
La mère Grédel va dormir, et la petite Annette ne tardera
point à me délivrer.»
Dans cette agréable pensée je détirais déjà mes membres
engourdis, quand ces paroles de la grosse cabaretière
[5]
frappèrent mes oreilles:
«Annette, va fermer, et n'oublie pas de mettre la barre.
Moi, je descends à la cave.»
Il parait qu'elle avait cette louable habitude pour
s'assurer que tout était en ordre.
[10]
«Mais, madame, balbutia la petite, le tonneau n'est pas
vide; vous n'avez pas besoin...
--Mêle-toi de tes affaires,» interrompit la grosse femme,
dont la chandelle brillait déjà sur l'escalier.
Je n'eus que le temps de me replier de nouveau derrière
[15]
la futaille. La vieille, courbée sous la voûte basse du
cellier, allait d'une tonne à l'autre, et je l'entendais
murmurer:
«Oh! la coquine, comme elle laisse couler le vin! At~
tends, attends, je vais t'apprendre à mieux fermer les
[20]
robinets. A-t-on jamais vu! A-t-on jamais vu!»
La lumière projetait les ombres contre le mur humide.
Je me dissimulais de plus en plus.
Tout à coup, au moment où je croyais la visite terminée,
j'entendis la grosse mère exhaler un soupir, mais un soupir
[25]
si long, si lugubre, que l'idée me vint aussitôt qu'il se
passait quelque chose d'extraordinaire. Je hasardai un
oeil... le moins possible; et qu'est-ce que je vis? Dame
Grédel Dick, la bouche béante, les yeux hors de la tête,
contemplant le dessous de la tonne, derrière laquelle je
[30]
me tenais immobile. Elie venait d'apercevoir un de mes
pieds sous la solive servant de cale, et s'imaginait sans
doute avoir découvert le chef des brigands, caché là pour
l'égorger pendant la nuit. Ma résolution fut prompte:
je me redressai en murmurant:
«Madame, au nom du ciel! ayez pitié de moi. Je
suis...»
[5]
Mais alors, elle, sans me regarder, sans m'écouter, se
prit à jeter des cris de paon, des cris à vous déchirer les
oreilles, tout en grimpant l'escalier aussi vite que le lui
permettait son énorme corpulence. De mon côté, saisi
d'une terreur inexprimable, je m'accrochai à sa robe, pour
[10]
la prier à genoux. Mais ce fut pis encore:
«Au secours! à l'assassin! Oh! ah! mon Dieu! Lâchez-moi.
Prenez mon argent. Oh! oh!»
C'était effrayant. J'avais beau lui dire:
«Madame, regardez-moi. Je ne suis pas ce que vous
[15]
pensez...»
Bah! elle était folle d'épouvante, elle radotait, elle
bégayait, elle piaillait d'un accent si aigu que si nous
n'eussions été sous terre, tout le quartier en eût été éveillé.
Dans cette extrémité, ne consultant que ma rage, je lui
[20]
grimpai sur le dos, et j'atteignis avant elle la porte, que
je lui refermai sur le nez comme la foudre, ayant soin
d'assujettir le verrou. Pendant la lutte, la lumière s'était
éteinte, dame Grédel restait dans les ténèbres, et sa voix
ne s'entendait plus que faiblement, comme dans le
[25]
lointain.
Moi, épuisé, anéanti, je regardais Annette dont le
trouble égalait le mien. Nous n'avions plus la force de
nous dire un mot; et nous écoutions ces cris expirants, qui
finirent par s'éteindre: la pauvre femme s'était évanouie.
[30]
«Oh! Kasper, me dit Annette en joignant les mains,
que faire, mon Dieu, que faire? Sauve-toi... Sauve-toi
...On a peut-être entendu... Tu l'as donc tuée?
--Tuée... moi?
--Eh bien!... échappe-toi... Je vais t'ouvrir.»
En effet, elle leva la barre, et je me pris à courir dans la
rue, sans même la remercier. ..Ingrat! Mais j'avais si
[5]
peur... le danger était si pressant... le ciel si noir! Il
faisait un temps abominable: pas une étoile au ciel...
pas un réverbère allumé... Et le vent... et la neige!
Ce n'est qu'après avoir couru au moins une demi-heure,
que je m'arrêtai pour reprendre haleine... Et qu'on
[10]
s'imagine mon épouvante quand, levant les yeux, je me
vis juste en face du
Pied-de-Mouton
. Dans ma terreur,
j'avais fait le tour du quartier, peut-être trois ou quatre
fois de suite... Mes jambes étaient lourdes, boueuses...
mes genoux vacillaient.
[15]
L'auberge, tout à l'heure déserte, bourdonnait comme
une ruche; des lumières couraient d'une fenêtre à l'autre
...Elle était sans doute pleine d'agents de police. Alors,
malheureux, épuisé par le froid et la faim, désespéré, ne
sachant où trouver un asile, je pris la plus singulière de
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toutes les résolutions:
«Ma foi, me dis-je, mourir pour mourir... autant
être pendu que de laisser ses os en plein champ sur la
route de la Forêt Noire!»
Et j'entrai dans l'auberge, pour me livrer moi-même à
[25]
la justice. Outre les individus râpés, aux chapeaux
déformés, aux triques énormes, que j'avais déjà vus le matin,
et qui allaient, venaient, furetaient et s'introduisaient
partout, il y avait alors devant une table le grand
bailli Zimmer, vêtu de noir, l'air grave, l'oeil pénétrant, et
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le secrétaire Rôth, avec sa perruque rousse, sa grimace
imposante et ses larges oreilles plates comme des écailles
d'huîtres. C'est à peine si l'on fit attention à moi,
circonstance qui modifia tout de suite ma résolution. Je
m'assis dans l'un des coins de la salle, derrière le grand
fourneau de fonte, en compagnie de deux ou trois voisins,
accourus pour voir ce qui se passait, et je demandai
[5]
tranquillement une chopine de vin et un plat de
choucroute.
Annette faillit me trahir:
«Ah! mon Dieu, fit-elle, est-ce possible?»
Mais une exclamation de plus ou de moins dans une
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telle cohue ne signifiait absolument rien... Personne n'y
prit garde; et, tout en mangeant du meilleur appétit,
j'écoutai l'interrogatoire que subissait dame Grédel,
accroupie dans un large fauteuil, les cheveux épars et les
yeux encore écarquillés par la peur.
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«Quel âge paraissait avoir cet homme? lui demanda le
bailli.
--De quarante à cinquante ans, monsieur... C'était
un homme énorme, avec des favoris noirs... ou bruns
...je ne sais pas au juste... le nez long... les yeux
[20]
verts.
--N'avait-il pas quelques signes particuliers... des
taches au visage... des cicatrices?
--Non... je ne me rappelle pas... Il n'avait qu'un
gros marteau... et des pistolets...
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-Fort bien. Et que vous a-t-il dit?
--Il m'a prise à la gorge... Heureusement j'ai crié si
haut que la peur l'a saisi... et puis, je me suis défendue
avec les ongles... Ah! quand on veut vous massacrer
...on se défend, monsieur!...
[30]
--Rien de plus naturel, de plus légitime, madame...
Écrivez, monsieur Rôth... Le sang-froid de cette bonne
dame a été vraiment admirable!»
Ainsi du reste de la déposition.
On entendit ensuite Annette, qui déclara simplement
avoir été si troublée qu'elle ne se souvenait de rien.
«Cela suffit, dit le bailli; s'il nous faut d'autres
[5]
renseignements, nous reviendrons demain.»
Tout le monde sortit, et je demandai à la dame Grédel
une chambre pour la nuit. Elle, n'eut pas le moindre
souvenir de m'avoir vu... tant la peur lui avait troublé
la cervelle.
[10]
«Annette, dit-elle, conduis monsieur à la petite chambre
verte du troisième. Moi, je ne tiens plus sur mes jambes
...Ah mon Dieu... mon Dieu... à quoi n'est-on pas
exposé dans ce monde!»
Elle se prit à sangloter, ce qui la soulagea.
[15]
Annette, ayant allumé une chandelle, me conduisit
dans la chambre désignée, et quand nous fûmes seuls:
«Oh! Kasper... Kasper... s'écria-t-elle naïvement...
qui aurait jamais cru que tu étais de la bande? Je ne me
consolerai jamais d'avoir aimé un brigand!
[20]
--Comment, Annette... toi aussi! lui répondis-je en
m'asseyant désolé... Ah! tu m'achèves!»
J'étais prêt à fondre en larmes... Mais elle, revenant
aussitôt de son injustice et m'entourant de ses bras:
«Non! non! fit-elle... Tu n'es pas de la bande... Tu
[25]
es trop gentil pour cela, mon bon Kasper... Mais
c'est égal... tu as un fier courage tout de même d'être
revenu!»
Je lui dis que j'allais mourir de froid dehors, et que cela
seul m'avait décidé. Nous restâmes quelques instants
[30]
tout pensifs, puis elle sortit pour ne pas éveiller les
soupçons de dame Grédel. Quand je fus seul, après m'être
assuré que les fenêtres ne donnaient sur aucun mur et
que le verrou fermait bien, je remerciai le Seigneur de
m'avoir sauvé dans ces circonstances périlleuses. Puis
m'étant couché, je m'endormis profondément.
II
Le lendemain, je m'éveillai vers huit heures. Le temps
[5]
était humide et terne. En écartant le rideau de mon lit,
je remarquai que la neige s'était amoncelée au bord des
fenêtres: les vitres en étaient toutes blanches. Je me pris
à rêver tristement au sort de mes camarades; ils avaient
dû bien souffrir du froid... la grande Berthe et le vieux
[10]
Brêmer surtout! Cette idée me serra le coeur.
Comme je rêvais ainsi, un tumulte étrange s'éleva dehors.
Il se rapprochait de l'auberge, et ce n'est pas sans inquiétude
que je m'élançai vers une fenêtre, pour juger de ce
nouveau péril.
[15]
On venait confronter la fameuse bande avec dame Grédel
Dick, qui ne pouvait sortir après les terribles émotions
de la veille. Mes pauvres compagnons descendaient la
rue bourbeuse entre deux files d'agents de police, et
suivis d'une avalanche de gamins, hurlant et sifflant
[20]
comme de vrais sauvages. Il me semble encore voir cette
scène affreuse: le pauvre Brêmer, enchaîné avec son fils
Ludwig, puis Karl et Wilfrid, et enfin la grande Berthe,
qui marchait seule derrière et criait d'une voix
lamentable:
[25]
«Au nom du ciel, messieurs, au nom du ciel... ayez
pitié d'une pauvre harpiste innocente!... Moi... tuer!
...moi... voler. Oh! Dieu! est-ce possible.»
Elle se tordait les mains. Les autres étaient mornes, la
tête penchée, les cheveux pendant sur la face.
Tout ce monde s'engouffra dans l'allée sombre de l'auberge.
Les gardes en expulsèrent les étrangers... On referma
la porte, et la foule avide resta dehors, les pieds
dans la boue, le nez aplati contre les fenêtres.
[5]
Le plus profond silence s'établit alors dans la maison.
M'étant habillé, j'entr'ouvris la porte de ma chambre
pour écouter, et voir s'il ne serait pas possible de reprendre
la clef des champs.
J'entendis quelques éclats de voix, des allées et des
[10]
venues aux étages inférieurs, ce qui me convainquit que
les issues étaient bien gardées. Ma porte donnait sur le
palier, juste en face de la fenêtre que l'homme avait
ouverte pour fuir. Je n'y fis d'abord pas attention...
Mais comme je restais là, tout à coup je m'aperçus que la
[15]
fenêtre était ouverte, qu'il n'y avait point de neige sur
son bord, et, m'étant approché, je vis de nouvelles traces
sur le mur. Cette découverte me donna le frisson.
L'homme était revenu!... Il revenait peut-être toutes les
nuits: le chat, la fouine, le furet... tous les carnassiers
[20]
ont ainsi leur passage habituel. Quelle révélation! Tout
s'éclairait dans mon esprit d'une lumière mystérieuse.
«Oh! si c'était vrai, me dis-je, si le hasard venait de me
livrer le sort de l'assassin... mes pauvres camarades seraient
sauvés!»
[25]
Et je suivis des yeux cette trace, qui se prolongeait avec
une netteté surprenante, jusque sur le toit voisin.
En ce moment, quelques paroles de l'interrogatoire
frappèrent mes oreilles... On venait d'ouvrir la porte
de la salle pour renouveler l'air... J'entendis:
[30]
«Reconnaissez-vous avoir, le 20 de ce mois, participé à
l'assassinat du sacrificateur Ulmet Élias?»
Puis quelques paroles inintelligibles.
«Refermez la porte, Madoc, dit la voix du bailli...
refermez la porte... Madame est souffrante...»
Je n'entendis plus rien.
La tête appuyée sur la rampe, une grande résolution
[5]
se débattait alors en moi.
«Je puis sauver mes camarades, me disais-je; Dieu vient
de m'indiquer le moyen de les rendre à leurs familles...
Si la peur me fait reculer devant un tel devoir, c'est moi
qui les aurai assassinés... Mon repos, mon honneur,
[10]
seront perdus à jamais... Je me jugerai le plus lâche...
le plus vil des misérables!»
Longtemps j'hésitai; mais tout à coup ma résolution
fut prise... Je descendis et je pénétrai dans la cuisine.
«N'avez-vous jamais vu cette montre, disait le bailli à
[15]
dame Grédel; recueillez bien vos souvenirs, madame.»
Sans attendre la réponse, je m'avançai dans la salle, et,
d'une voix ferme, je répondis:
«Cette montre, monsieur le bailli... je l'ai vue entre
les mains de l'assassin lui-même... Je la reconnais...
[20]
Et quant à l'assassin, je puis vous le livrer ce soir, si vous
daignez m'entendre.»
Un silence profond s'établit autour de moi; tous les
assistants se regardaient l'un l'autre avec stupeur; mes
pauvres camarades parurent se ranimer.
[25]
«Qui êtes-vous, monsieur? me demanda le bailli revenu
de son émotion.
--Je suis le compagnon de ces infortunés, et je n'en ai
pas honte, car tous, monsieur le bailli, tous, quoique
pauvres, sont d'honnêtes gens... Pas un d'entre eux
[30]
n'est capable de commettre les crimes qu'on leur
impute.»
Il y eut un nouveau silence. La grande Berthe se prit
sangloter tout bas; le bailli parut se recueillir. Enfin,
me regardant d'un oeil fixe:
«Où donc prétendez-vous nous livrer l'assassin?
--Ici même, monsieur le bailli... dans cette maison
[5]
...Et, pour vous convaincre, je ne demande qu'un instant
d'audience particulière.
--Voyons,» dit-il en se levant.
Il fit signe au chef de la police secrète, Madoc, de nous
suivre, aux autres de rester. Nous sortîmes.
[10]
Je montai rapidement l'escalier. Ils étaient sur mes
pas. Au troisième, m'arrêtant devant la fenêtre et
leur montrant les traces de l'homme imprimées dans la
neige:
«Voici les traces de l'assassin, leur dis-je... C'est ici
[15]
qu'il passe chaque soir... Il est venu hier à deux heures
lu matin... Il est revenu cette nuit... Il reviendra sans
doute ce soir.»
Le bailli et Madoc regardèrent les traces quelques
instants sans murmurer une parole.
[20]
«Et qui vous dit que ce sont les pas du meurtrier?
me demanda le chef de la police d'un air de doute.
Alors je leur racontai l'apparition de l'assassin dans
notre grenier. Je leur indiquai, au-dessus de nous, la
lucarne d'où je l'avais vu fuir au clair de lune, ce que
[25]
n'avait pu faire Wilfrid, puisqu'il était resté couché... Je
leur avouai que le hasard seul m'avait fait découvrir les
empreintes de la nuit précédente.
«C'est étrange, murmurait le bailli; ceci modifie beaucoup
la situation des accusés. Mais comment nous
[30]
expliquez-vous la présence du meurtrier dans la cave de
l'auberge?
--Ce meurtrier, c'était moi, monsieur le bailli!»
Et je lui racontai simplement ce qui s'était passé la
veille, depuis l'arrestation de mes camarades jusqu'à la
nuit close, au moment de ma fuite.
«Cela suffit,» dit-il.
[5]
Et se tournant vers le chef de la police:
«Je dois vous avouer, Madoc, que les dépositions de ces
ménétriers ne m'ont jamais paru concluantes; elles étaient
loin de me confirmer dans l'idée de leur participation aux
crimes... D'ailleurs, leurs papiers étaient, pour plusieurs,
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un alibi très difficile à démentir. Toutefois, jeune
homme, malgré la vraisemblance des indices que vous nous
donnez, vous resterez en notre pouvoir jusqu'à la vérification
du fait... Madoc, ne le perdez pas de vue, et
prenez vos mesures en conséquence.»
[15]
Le bailli descendit alors tout méditatif, et, repliant ses
papiers, sans ajouter un mot à l'interrogatoire:
«Qu'on reconduise les accusés à la prison,» dit-il en
lançant à la grosse cabaretière un regard de mépris.
Il sortit suivi de son secrétaire.
[20]
Madoc resta seul avec deux agents.
«Madame, dit-il à l'aubergiste, vous garderez le plus
grand silence sur ce qui vient de se passer. De plus, vous
rendrez à ce brave jeune homme la chambre qu'il occupait
avant-hier.»
[25]
Le regard et l'accent de Madoc n'admettaient pas de
réplique: dame Grédel promit de faire ce que l'on voudrait,
pourvu qu'on la débarrassât des brigands.
«Ne vous inquiétez pas des brigands, répliqua Madoc;
nous resterons ici tout le jour et toute la nuit pour vous
[30]
garder... Vaquez tranquillement à vos affaires, et
commencez par nous servir à déjeuner... Jeune homme, vous
me ferez l'honneur de déjeuner avec nous?»
Ma situation ne me permettait pas de décliner cette
offre... J'acceptai.
Nous voilà donc assis en face d'un jambon et d'une
cruche de vin du Rhin. D'autres individus vinrent boire
[5]
comme d'habitude, provoquant les confidences de dame
Grédel et d'Annette; mais elles se gardèrent bien de parler
en notre présence, et furent extrêmement réservées, ce
qui dut leur paraitre fort méritoire.
Nous passâmes toute l'après-midi à fumer des pipes, à
[10]
vider des petits verres et des chopes; personne ne faisait
attention à nous.
Le chef de la police, malgré sa figure plombée, son regard
perçant, ses lèvres pâles et son grand nez en bec d'aigle,
était assez bon enfant après boire. Il nous racontait des
[15]
gaudrioles avec verve et facilité. Il cherchait à saisir la
petite Annette au passage. A chacune de ses paroles,
les autres éclataient de rire; moi, je restais morne,
silencieux.
«Allons, jeune homme, me disait-il en riant, oubliez la
[20]
mort de votre respectable grand'mère... Nous sommes
tous mortels, que diable!... Buvez un coup et chassez ces
idées nébuleuses.»
D'autres se mêlaient à notre conversation, et le temps
s'écoulait ainsi au milieu de la fumée du tabac, du
[25]
cliquetis des verres et du tintement des canettes.
Mais à neuf heures, après la visite du wachtmann, tout
changea de face; Madoc se leva et dit:
«Ah! çà! procédons à nos petites affaires... Fermez la
porte et les volets... et lestement! Quant à vous, madame
[30]
et mademoiselle, allez vous coucher!»
Ces trois hommes, abominablement déguenillés, semblaient
être plutôt de véritables brigands que les soutiens
de l'ordre et de la justice. Ils tirèrent de leur pantalon des
tiges de fer, armées à l'extrémité d'une boule de plomb...
Le brigadier Madoc, frappant sur la poche de sa redingote,
s'assura qu'un pistolet s'y trouvait... Un instant après,
[5]
il le sortit pour y mettre une capsule.
Tout cela se faisait froidement... Enfin, le chef de la
police m'ordonna de les conduire dans mon grenier.
Nous montâmes.
Arrivés dans le taudis, où la petite Annette avait eu
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soin de faire du feu, Madoc, jurant entre ses dents,
s'empressa de jeter de l'eau sur le charbon; puis m'indiquant
la paillasse:
«Si le coeur vous en dit, vous pouvez dormir.»
Il s'assit alors avec ses deux acolytes, au fond de la
[15]
chambre, près du mur, et l'on souffla la lumière.
Je m'étais couché, priant tout bas le Seigneur d'envoyer
l'assassin.
Le silence, après minuit, devint si profond, qu'on ne se
serait guère douté que trois hommes étaient là, l'oeil
[20]
ouvert, attentifs au moindre bruit comme des chasseurs
à l'affût de quelque bête fauve. Les heures s'écoulaient
lentement... lentement... Je ne dormais pas... Mille
idées terribles me passaient par la tête... J'entendis
sonner une heure... deux heures... et rien... rien
[25]
n'apparaissait!
A trois heures, un des agents de police bougea... je
crus que l'homme arrivait... mais tout se tut de nouveau.
Je me pris alors à penser que Madoc devait me prendre
pour un imposteur, qu'il devait terriblement m'en vouloir,
[30]
que le lendemain il me maltraiterait... que, bien
loin d'avoir servi mes camarades, je serais mis à la
chaine.
Après trois heures, le temps me parut extrêmement
rapide; j'aurais voulu que la nuit durât toujours, pour
conserver au moins une lueur d'espérance.
Comme j'étais ainsi à ressasser les mêmes idées pour la
[5]
centième fois... tout à coup, sans que j'eusse entendu le
moindre bruit... la lucarne s'ouvrit... deux yeux brillèrent
à l'ouverture... rien ne remua dans le grenier.
«Les autres se seront endormis,» me dis-je.
La tête restait toujours là... attentive... On eût dit
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que le scélérat se doutait de quelque chose... Oh! que
mon coeur galopait... que le sang coulait vite dans mes
veines... et pourtant le froid de la peur se répandait sur
ma face... Je ne respirais plus!
Il se passa bien quelques minutes ainsi... puis...
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subitement... l'homme parut se décider... il se glissa
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