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Contes Français

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cette chaleur lourde qui montait de l'eau étoilée de larges

fleurs jaunes, le vieux loup de mer se mettait à saigner du

nez pendant des heures. Jamais mes voyages n'avaient

un autre dénoûment. Mais que voulez-vous? Je trouvais

[30]
cela délicieux.


Le terrible, par exemple, c'était le retour, la rentrée.

J'avais beau revenir à toutes rames, j'arrivais toujours


trop tard, longtemps après la sortie des classes. L'impression

du jour qui tombe, les premiers becs de gaz dans

le brouillard, la retraite, tout augmentait mes transes,

mon remords. Les gens qui passaient, rentrant chez eux

[5]
bien tranquilles, me faisaient envie; et je courais la tête

lourde, pleine de soleil et d'eau, avec des ronflements de

coquillages au fond des oreilles, et déjà sur la figure le

rouge du mensonge que j'allais dire.


Car il en fallait un chaque fois pour faire tête à ce

[10]
terrible «d'où viens-tu?» qui m'attendait en travers de la

porte. C'est cet interrogatoire de l'arrivée qui m'épouvantait

le plus. Je devais répondre là, sur le palier, au

pied levé, avoir toujours une histoire prête, quelque

chose à dire, et de si étonnant, de si renversant, que la

[15]
surprise coupât court à toutes les questions. Cela me

donnait le temps d'entrer, de reprendre haleine; et pour en

arriver là, rien ne me coûtait. J'inventais des sinistres, des

révolutions, des choses terribles, tout un côté de la ville

qui brûlait, le pont du chemin de fer s'écroulant dans la

[20]
rivière. Mais ce que je trouvai encore de plus fort, le voici:


Ce soir-là, j'arrivai très en retard. Ma mère, qui m'attendait

depuis une grande heure, guettait, debout, en haut

de l'escalier.


«D'où viens-tu?» me cria-t-elle.


[25]
Dites-moi ce qu'il peut tenir de diableries dans une tête

d'enfant. Je n'avais rien trouvé, rien préparé. J'étais

venu trop vite... Tout à coup il me passa une idée folle.

Je savais la chère femme très-pieuse, catholique enragée

comme une Romaine, et je lui répondis dans tout

[30]
l'essoufflement d'une grande émotion:


«O maman... Si vous saviez!...


--Quoi donc?...Qu'est-ce qu'il y a encore?...


--Le pape est mort.


--Le pape est mort!...» fit la pauvre mère, et elle

s'appuya toute pâle contre la muraille. Je passai vite

dans ma chambre, un peu effrayé de mon succès et de

[5]
l'énormité du mensonge; pourtant, j'eus le courage de le

soutenir jusqu'au bout. Je me souviens d'une soirée funèbre

et douce; le père très-grave, la mère atterrée. ..On

causait bas autour de la table. Moi, je baissais les yeux;

mais mon escapade s'était si bien perdue dans la désolation

[10]
générale que personne n'y pensait plus.


Chacun citait à l'envi quelque trait de vertu de ce pauvre

Pie IX; puis, peu à peu, la conversation s'égarait à

travers l'histoire des papes. Tante Rose parla de Pie VII,

qu'elle se souvenait très-bien d'avoir vu passer dans le

[15]
Midi, au fond d'une chaise de poste, entre des gendarmes.

On rappela la fameuse scène avec l'empereur:
Comediante!
...tragediante
!... C'était bien la centième fois que je

l'entendais raconter, cette terrible scène, toujours avec

les mêmes intonations, les mêmes gestes, et ce stéréotypé

[20]
des traditions de famille qu'on se lègue et qui restent là,

puériles et locales, comme des histoires de couvent.


C'est égal, jamais elle ne m'avait paru si intéressante.


Je l'écoutais avec des soupirs hypocrites, des questions,

un air de faux intérêt, et tout le temps je me disais:


[25]
«Demain matin, en apprenant que le pape n'est pas

mort, ils seront si contents que personne n'aura le courage

de me gronder.»


Tout en pensant à cela, mes yeux se fermaient malgré

moi, et j'avais des visions de petits bateaux peints en

[30]
bleu, avec des coins de Saône alourdis par la chaleur, et

de grandes pattes d'argyronètes courant dans tous les sens

et rayant l'eau vitreuse, comme des pointes de diamant.


UN RÉVEILLON DANS LE MARAIS

CONTE DE NOËL


M. Majesté, fabricant d'eau de Seltz dans le Marais,

vient de faire un petit réveillon chez des amis de la place

Royale, et regagne son logis en fredonnant... Deux

heures sonnent à Saint-Paul. «Comme il est tard!» se

[5]
dit le brave homme, et il se dépêche; mais le pavé glisse,

les rues sont noires, et puis dans ce diable de vieux quartier,

qui date du temps où les voitures étaient rares, il y a

un tas de tournants, d'encoignures, de bornes devant les

portes à l'usage des cavaliers. Tout cela empêche d'aller

[10]
vite, surtout quand on a déjà les jambes un peu lourdes,

et les yeux embrouillés par les toasts du réveillon...

Enfin M. Majesté arrive chez lui. Il s'arrête devant un

grand portail orné, où brille au clair de lune un écusson,

doré de neuf, d'anciennes armoiries repeintes dont il a fait

[15]
marque de fabrique:


HÔTEL CI-DEVANT DE NESMOND

MAJESTÉ JEUNE

FABRICANT D'EAU DE SELTZ


Sur tous les siphons de la fabrique, sur les bordereaux,

[20]
les têtes de lettres, s'étalent ainsi et resplendissent les

vieilles armes des Nesmond.


Après le portail, c'est la cour, une large cour aérée et

claire, qui dans le jour en s'ouvrant fait de la lumière à

toute la rue. Au fond de la cour, une grande bâtisse très

[25]
ancienne, des murailles noires, brodées, ouvragées, des

balcons de fer arrondis, des balcons de pierre à pilastres,


d'immenses fenêtres très-hautes, surmontées de frontons,

de chapiteaux qui s'élèvent aux derniers étages comme

autant de petits toits dans le toit, et enfin sur le faite, au

milieu des ardoises, les lucarnes des mansardes, rondes,

[5]
coquettes, encadrées de guirlandes comme des miroirs.

Avec cela un grand perron de pierre, rongé et verdi par

la pluie, une vigne maigre qui s'accroche aux murs, aussi

noire, aussi tordue que la corde qui se balance là-haut à

la poulie du grenier, je ne sais quel grand air de vétusté et

[10]
de tristesse... C'est l'ancien hôtel de Nesmond.


En plein jour, l'aspect de l'hôtel n'est pas le même. Les

mots: Caisse, Magasin, Entrée des ateliers éclatent partout

en or sur les vieilles murailles, les font vivre, les

rajeunissent. Les camions des chemins de fer ébranlent

[15]
le portail; les commis s'avancent au perron la plume à

l'oreille pour recevoir les marchandises. La cour est

encombrée de caisses, de paniers, de paille, de toile

d'emballage. On se sent bien dans une fabrique... Mais avec

la nuit, le grand silence, cette lune d'hiver qui, dans le

[20]
fouillis des toits compliqués, jette et entremêle des ombres,

l'antique maison des Nesmond reprend ses allures seigneuriales.

Les balcons sont en dentelle; la cour d'honneur

s'agrandit, et le vieil escalier, qu'éclairent des jours

inégaux, vous a des recoins de cathédrale, avec des niches

[25]
vides et des marches perdues qui ressemblent à des autels.


Cette nuit-là surtout, M. Majesté trouve à sa maison

un aspect singulièrement grandiose. En traversant la

cour déserte, le bruit de ses pas l'impressionne. L'escalier

lui parait immense, surtout très lourd à monter. C'est le

[30]
réveillon sans doute... Arrivé au premier étage, il

s'arrête pour respirer, et s'approche d'une fenêtre. Ce

que c'est que d'habiter une maison historique! M. Majesté


n'est pas poète, oh! non; et pourtant, en regardant cette

belle cour aristocratique, où la lune étend une nappe de

lumière bleue, ce vieux logis de grand seigneur qui a si

bien l'air de dormir avec ses toits engourdis sous leur

[5]
capuchon de neige, il lui vient des idées de l'autre monde:


«Hein?... tout de même, si les Nesmond revenaient...»


A ce moment, un grand coup de sonnette retentit. Le

portail s'ouvre à deux battants, si vite, si brusquement,

que le réverbère s'éteint; et pendant quelques minutes il

[10]
se fait là-bas, dans l'ombre de la porte, un bruit confus de

frôlements, de chuchotements. On se dispute, on se

presse pour entrer. Voici des valets, beaucoup de valets,

des carrosses tout en glaces miroitant au clair de lune,

des chaises à porteurs balancées entre deux torches qui

[15]
s'avivent au courant d'air du portail. En rien de temps,

la cour est encombrée. Mais au pied du perron, la confusion

cesse. Des gens descendent des voitures, se saluent,

entrent en causant comme s'ils connaissaient la

maison. Il y a là, sur ce perron, un froissement de soie,

[20]
cliquetis d'épées. Rien que des chevelures blanches,

alourdies et mates de poudre; rien que des petites voix

claires, un peu tremblantes, des petits rires sans timbre,

des pas légers. Tous ces gens ont l'air d'être vieux, vieux.

Ce sont des yeux effacés, des bijoux endormis, d'anciennes

[25]
soies brochées, adoucies de nuances changeantes, que la

lumière des torches fait briller d'un éclat doux; et sur

tout cela flotte un petit nuage de poudre, qui monte des

cheveux échafaudés, roulés en boucles, à chacune de ces

jolies révérences, un peu guindées par les épées et les

[30]
grands paniers... Bientôt toute la maison a l'air d'être

hantée. Les torches brillent de fenêtre en fenêtre, montent

et descendent dans le tournoiement des escaliers, jusqu'aux


lucarnes des mansardes qui ont leur étincelle de fête et

de vie. Tout l'hôtel de Nesmond s'illumine, comme si un

grand coup de soleil couchant avait allumé ses vitres.

«Ah! mon Dieu! ils vont mettre le feu!...» se dit M.

[5]
Majesté. Et, revenu de sa stupeur, il tâche de secouer

l'engourdissement de ses jambes et descend vite dans la

cour, où les laquais viennent d'allumer un grand feu clair.

M. Majesté s'approche; il leur parle. Les laquais ne lui

répondent pas, et continuent de causer tout bas entre eux,

[10]
sans que la moindre vapeur s'échappe de leurs lèvres dans

l'ombre glaciale de la nuit, M. Majesté n'est pas content,

cependant une chose le rassure, c'est que ce grand feu qui

flambe si haut et si droit est un feu singulier, une flamme

sans chaleur, qui brille et ne brûle pas. Tranquillisé de

[15]
ce côté, le bonhomme franchit le perron et entre dans ses

magasins.


Ces magasins du rez-de-chaussée devaient faire autrefois

de beaux salons de réception. Des parcelles d'or terni

brillent encore à tous les angles. Des peintures

[20]
mythologiques tournent au plafond, entourent les glaces, flottent

au-dessus des portes dans des teintes vagues, un peu

ternes, comme le souvenir des années écoulées. Malheureusement

il n'y a plus de rideaux, plus de meubles.

Rien que des paniers, de grandes caisses pleines de siphons

[25]
à têtes d'étain, et les branches desséchées d'un vieux lilas

qui montent toutes noires derrière les vitres. M. Majesté,

en entrant, trouve son magasin plein de lumière et de

monde. Il salue, mais personne ne fait attention à lui.

Les femmes aux bras de leurs cavaliers continuent à

[30]
minauder cérémonieusement sous leurs pelisses de satin. On

se promène, on cause, on se disperse. Vraiment tous ces

vieux marquis ont l'air d'être chez eux. Devant un


trumeau peint, une petite ombre s'arrête, toute tremblante:

«Dire que c'est moi, et que me voilà!» et elle regarde en

souriant une Diane qui se dresse dans la boiserie,--mince

et rose, avec un croissant au front.


[5]
«Nesmond, viens donc voir tes armes!» et tout le monde

rit en regardant le blason des Nesmond qui s'étale sur une

toile d'emballage, avec le nom de Majesté au-dessous.


«Ah! ah! ah!... Majesté!... Il y en a donc encore des

Majestés en France?»


[10]
Et ce sont des gaietés sans fin, de petits rires à son de

flûte, des doigts en l'air, des bouches qui minaudent...


Tout à coup quelqu'un crie:


«Du champagne! du champagne!


--Mais non...


[15]
--Mais si!... si, c'est du champagne... Allons,

comtesse, vite un petit réveillon.»


C'est de l'eau de Seltz de M. Majesté qu'ils ont prise

pour du champagne. On le trouve bien un peu éventé;

mais bah! on le boit tout de même; et comme ces pauvres

[20]
petites ombres n'ont pas la tête bien solide, peu à peu

cette mousse d'eau~de Seltz les anime, les excite, leur donne

envie de danser. Des menuets s'organisent. Quatre fins

violons que Nesmond a fait venir commencent un air de

Rameau, tout en triolets, menu et mélancolique dans sa

[25]
vivacité. Il faut voir toutes ces jolies vieilles tourner

lentement, saluer en mesure d'un air grave. Leurs atours

en sont rajeunis, et aussi les gilets d'or, les habits brochés,

les souliers à boucles de diamants. Les panneaux eux-mêmes

semblent revivre en entendant ces anciens airs.

[30]
La vieille glace, enfermée dans le mur depuis deux cents

ans, les reconnaît aussi, et tout, éraflée, noircie aux angles,

elle s'allume doucement et renvoie aux danseurs leur


image, un peu effacée, comme attendrie d'un regret. Au

milieu de toutes ces élégances, M. Majesté se sent gêné.

Il s'est blotti derrière une caisse et regarde...


Petit à petit cependant le jour arrive. Par les portes

[5]
vitrées du magasin, on voit la cour blanchir, puis le haut

des fenêtres, puis tout un côté du salon. A mesure que

la lumière vient, les figures s'effacent, se confondent.

Bientôt M. Majesté ne voit plus que deux petits violons

attardés dans un coin, et que le jour évapore en les

[10]
touchant. Dans la cour, il aperçoit encore, mais si vague, la

forme d'une chaise à porteurs, une tête poudrée semée

d'émeraudes, les dernières étincelles d'une torche que les

laquais ont jetée sur le pavé, et qui se mêlent avec le feu

des roues d'une voiture de roulage entrant à grand bruit

par le portail ouvert...


LA VISION DU JUGE DE COLMAR

Avant qu'il eût prêté serment à l'empereur Guillaume,

il n'y avait pas d'homme plus heureux que le petit juge

Dollinger, du tribunal de Colmar, lorsqu'il arrivait à

l'audience avec sa toque sur l'oreille, son gros ventre, sa

[5]
lèvre en fleur et ses trois mentons bien posés sur un ruban

de mousseline.


--«Ah! le bon petit somme que je vais faire,» avait-il

l'air de se dire en s'asseyant, et c'était plaisir de le voir

allonger ses jambes grassouillettes, s'enfoncer sur son

[10]
grand fauteuil, sur ce rond de cuir frais et moelleux auquel

il devait d'avoir encore l'humeur égale et le teint clair,

après trente ans de magistrature assise.


Infortuné Dollinger!


C'est ce rond de cuir qui l'a perdu. Il se trouvait si

[15]
bien dessus, sa place était si bien faite sur ce coussinet de

moleskine, qu'il a mieux aimé devenir Prussien que de

bouger de là. L'empereur Guillaume lui a dit: «Restez

assis, monsieur Dollinger!» et Dollinger est resté assis;

et aujourd'hui le voilà conseiller à la cour de Colmar,

[20]
rendant bravement la justice au nom de Sa Majesté

berlinoise.


Autour de lui, rien n'est changé: c'est toujours le même

tribunal fané et monotone, la même salle de catéchisme

avec ses bancs luisants, ses murs nus, son bourdonnement

[25]
d'avocats, le même demi-jour tombant des hautes fenêtres

à rideaux de serge, le même grand christ poudreux qui


penche la tête, les bras étendus. En passant à la Prusse,

la cour de Colmar n'a pas dérogé: il y a toujours un buste

d'empereur au fond du prétoire... Mais c'est égal!

Dollinger se sent dépaysé. Il a beau se rouler dans son

[5]
fauteuil, s'y enfoncer rageusement; il n'y trouve plus les

bons petits sommes d'autrefois, et quand par hasard il lui

arrive encore de s'endormir à l'audience, c'est pour faire

des rêves épouvantables...


Dollinger rêve qu'il est sur une haute montagne, quelque

[10]
chose comme le Honeck ou le ballon d'Alsace... Qu'est-ce

qu'il fait là, tout seul, en robe de juge, assis sur son grand

fauteuil à ces hauteurs immenses où l'on ne voit plus rien

que des arbres rabougris et des tourbillons de petites

mouches?... Dollinger ne le sait pas. Il attend, tout

[15]
frissonnant de la sueur froide et de l'angoisse du cauchemar.

Un grand soleil rouge se lève de l'autre côté du

Rhin, derrière les sapins de la forêt Noire, et, à mesure

que le soleil monte, en bas, dans les vallées de Thann, de

Munster, d'un bout à l'autre de l'Alsace, c'est un roulement

[20]
confus, un bruit de pas, de voitures en marche, et

cela grossit, et cela s'approche, et Dollinger a le coeur

serré! Bientôt, par la longue route tournante qui grimpe

aux flancs de la montagne, le juge de Colmar voit venir à

lui un cortège lugubre et interminable, tout le peuple

[25]
d'Alsace qui s'est donné rendez-vous à cette passe des

Vosges pour émigrer solennellement.


En avant montent de longs chariots attelés de quatre

boeufs, ces longs chariots à claire-voie que l'on rencontre

tout débordants de gerbes au temps des moissons, et qui

[30]
maintenant s'en vont chargés de meubles, de hardes,

d'instruments de travail. Ce sont les grands lits, les hautes

armoires, les garnitures d'indienne, les huches, les rouets,


les petites chaises des enfants, les fauteuils des ancêtres,

vieilles reliques entassées, tirées de leurs coins, dispersant

au vent de la route la sainte poussière des foyers. Des

maisons entières partent dans ces chariots. Aussi

[5]
n'avancent-ils qu'en gémissant, et les boeufs les tirent avec

peine, comme si le sol s'attachait aux roues, comme si ces

parcelles de terre sèche restées aux herses, aux charrues,

aux pioches, aux râteaux, rendant la charge encore plus

lourde, faisaient de ce départ un déracinement. Derrière

[10]
se presse une foule silencieuse, de tout rang, de tout âge,

depuis les grands vieux à tricorne qui s'appuient en

tremblant sur des bâtons, jusqu'aux petits blondins frisés,

vêtus d'une bretelle et d'un pantalon de futaine, depuis

l'aïeule paralytique que de fiers garçons portent sur leurs

[15]
épaules, jusqu'aux enfants de lait que les mères serrent

contre leurs poitrines; tous, les vaillants comme les infirmes,

ceux qui seront les soldats de l'année prochaine et ceux

qui ont fait la terrible campagne, des cuirassiers amputés

qui se traînent sur des béquilles, des artilleurs hâves,

[20]
exténués, ayant encore dans leurs uniformes en loque la

moisissure des casemates de Spandau; tout cela défile

fièrement sur la route, au bord de laquelle le juge de Colmar

est assis, et, en passant devant lui, chaque visage se

détourne avec une terrible expression de colère et de

[25]
dégoût...


Oh! le malheureux Dollinger! il voudrait se cacher, s'enfuir;

mais impossible. Son fauteuil est incrusté dans la

montagne, son rond de cuir dans son fauteuil, et lui dans

son rond de cuir. Alors il comprend qu'il est là comme au

[30]
pilori, et qu'on a mis le pilori aussi haut pour que sa honte

se vît de plus loin... Et le défilé continue, village par

village, ceux de la frontière suisse menant d'immenses


troupeaux, ceux de la Saar poussant leurs durs outils de

fer dans des wagons à minerais. Puis les villes arrivent,

tout le peuple des filatures, les tanneurs, les tisserands,

les ourdisseurs, les bourgeois, les prêtres, les rabbins, les

[5]
magistrats, des robes noires, des robes rouges. ..Voilà le

tribunal de Colmar, son vieux président en tête. Et

Dollinger, mourant de honte, essaye de cacher sa figure,

mais ses mains sont paralysées; de fermer les yeux,

mais ses paupières restent immobiles et droites. Il faut

[10]
qu'il voie et qu'on le voie, et qu'il ne perde pas un des

regards de mépris que ses collègues lui jettent en

passant...


Ce juge au pilori, c'est quelque chose de terrible! Mais

ce qui est plus terrible encore, c'est qu'il a tous les siens

[15]
dans cette foule, et que pas un n'a l'air de le reconnaître.

Sa femme, ses enfants passent devant lui en baissant

la tête. On dirait qu'ils ont honte, eux aussi! Jusqu'à

son petit Michel qu'il aime tant, et qui s'en va pour toujours

sans seulement le regarder. Seul, son vieux président

[20]
s'est arrêté une minute pour lui dire à voix basse:


«Venez avec nous, Dollinger. Ne restez pas là, mon

ami...»


Mais Dollinger ne peut pas se lever. Il s'agite, il appelle,

et le cortège défile pendant des heures; et lorsqu'il

[25]
s'éloigne au jour tombant, toutes ces belles vallées pleines

de clochers et d'usines se font silencieuses. L'Alsace

entière est partie. Il n'y a plus que le juge de Colmar

qui reste là-haut, cloué sur son pilori, assis et

inamovible...


[30]
...Soudain la scène change. Des ifs, des croix noires,

des rangées de tombes, une foule en deuil. C'est le

cimetière de Colmar, un jour de grand enterrement. Toutes

les cloches de la ville sont en branle. Le conseiller Dollinger

vient de mourir. Ce que l'honneur n'avait pas pu

faire, la mort s'en est chargée. Elle a dévissé de son rond

[5]
de cuir le magistrat inamovible, et couché tout de son

long l'homme qui s'entêtait à rester assis...


Rêver qu'on est mort et se pleurer soi-même, il n'y a

pas de sensation plus horrible. Le coeur navré, Dollinger

assiste à ses propres funérailles; et ce qui le désespère

[10]
encore plus que sa mort, c'est que dans cette foule immense

qui se presse autour de lui, il n'a pas un ami, pas

un parent. Personne de Colmar, rien que des Prussiens!

Ce sont des soldats prussiens qui ont fourni l'escorte, des

magistrats prussiens qui mènent le deuil, et les discours

[15]
qu'on prononce sur sa tombe sont des discours prussiens,

et la terre qu'on lui jette dessus et qu'il trouve si froide

est de la terre prussienne, hélas!


Tout à coup la foule s'écarte, respectueuse; un magnifique

cuirassier blanc s'approche, cachant sous son manteau

[20]
quelque chose qui a l'air d'une grande couronne

d'immortelles. Tout autour on dit:


«Voilà Bismarck...voilà Bismarck...» Et le juge de

Colmar pense avec tristesse:


«C'est beaucoup d'honneur que vous me faites, monsieur

[25]
le comte, mais si j'avais là mon petit Michel...»


Un immense éclat de rire l'empêche d'achever, un rire

fou, scandaleux, sauvage, inextinguible.


«Qu'est-ce qu'ils ont donc?» se demande le juge épouvanté.

Il se dresse, il regarde... C'est son rond, son rond

[30]
de cuir que M. de Bismarck vient de déposer religieusement

sur sa tombe avec cette inscription en entourage

dans la moleskine:


AU JUGE DOLLINGER

HONNEUR DE LA MAGISTRATURE ASSISE

SOUVENIRS ET REGRETS


D'un bout à l'autre du cimetière, tout le monde rit, tout

[5]
le monde se tord, et cette grosse gaieté prussienne résonne

jusqu'au fond du caveau, où le mort pleure de honte,

écrasé sous un ridicule éternel...



ERCKMANN-CHATRIAN

LA MONTRE DU DOYEN

I

Le jour d'avant la Noël 1832, mon ami Wilfrid, sa

contre-basse en sautoir, et moi mon violon sous le bras,

nous allions de la Forêt Noire à Heidelberg. Il faisait un

temps de neige extraordinaire; aussi loin que s'étendaient

[5]
nos regards sur l'immense plaine déserte, nous ne découvrions

plus de trace de route, de chemin, ni de sentier.

La bise sifflait son ariette stridente avec une persistance

monotone, et Wilfrid, la besace aplatie sur sa maigre échine,

ses longues jambes de héron étendues, la visière de sa

[10]
petite casquette plate rabattue sur le nez, marchait devant

moi, fredonnant je ne sais quelle joyeuse chanson. J'emboîtais

le pas, ayant de la neige jusqu'aux genoux, et je

sentais la mélancolie me gagner insensiblement.


Les hauteurs de Heidelberg commençaient à poindre

[15]
tout au bout de l'horizon, et nous espérions arriver avant

la nuit close, lorsque nous entendîmes un cheval galoper

derrière nous. Il était alors environ cinq heures du soir,

et de gros flocons de neige tourbillonnaient dans l'air

grisâtre. Bientôt le cavalier fut à vingt pas. Il ralentit

[20]
sa marche, nous observant du coin de l'oeil; de notre part,

nous l'observions aussi.


Figurez-vous un gros homme roux de barbe et de

cheveux, coiffé d'un superbe tricorne, la capote brune,

recouverte d'une pelisse de renard flottante, les mains


enfoncées dans des gants fourrés remontant jusqu'aux

coudes: quelque échevin ou bourgmestre à large panse,

une belle valise établie sur la croupe de son vigoureux

roussin. Bref, un véritable personnage.


[5]
«Hé! hé! mes garçons, fit-il en sortant une de ses grosses

mains des moufles suspendues à sa rhingrave, nous allons

à Heidelberg, sans doute, pour faire de la musique?»


Wilfrid regarda le voyageur de travers et répondit

brusquement:


[10]
«Cela vous intéresse, monsieur?


--Eh! oui... J'aurais un bon conseil à vous donner.


--Un conseil?


--Mon Dieu... Si vous le voulez bien.»


Wilfrid allongea le pas sans répondre, et, de mon côté,

[15]
je m'aperçus que le voyageur avait exactement la mine

d'un gros chat: les oreilles écartées de la tête, les paupières

demi-closes, les moustaches ébouriffées, l'air tendre et

paterne.


«Mon cher ami, reprit-il en s'adressant à moi, franchement,

[20]
vous feriez bien de reprendre la route d'où vous

venez.


--Pourquoi, monsieur?


--L'illustre maëstro Pimenti, de Novare, vient d'annoncer

un grand concert à Heidelberg pour Noël; toute

[25]
la ville y sera, vous ne gagnerez pas un kreutzer.»


Mais Wilfrid, se retournant de mauvaise humeur, lui

répliqua:


«Nous nous moquons de votre maëstro et de tous les

Pimenti du monde. Regardez ce jeune homme, regardez-le

[30]
bien! Ça n'a pas encore un brin de barbe au menton; ça

n'a jamais joué que dans les petits
bouchons
de la Forêt

Noire pour faire danser les
bourengrédel
et les


charbonnières. Eh bien, ce petit bonhomme, avec ses longues

boucles blondes et ses grands yeux bleus, défie tous vos

charlatans italiens; sa main gauche renferme des trésors

de mélodie, de grâce et de souplesse... Sa droite a le plus

[5]
magnifique coup d'archet que le Seigneur-Dieu daigne

accorder parfois aux pauvres mortels, dans ses moments

de bonne humeur.


--Eh! eh! fit l'autre, en vérité?


--C'est comme je vous le dis,» s'écria Wilfrid, se

[10]
remettant à courir, en soufflant dans ses doigts rouges.


Je crus qu'il voulait se moquer du voyageur, qui nous

suivait toujours au petit trot.


Nous fîmes ainsi plus d'une demi-lieue en silence. Tout

à coup l'inconnu, d'une voix brusque, nous dit:


[15]
«Quoi qu'il en soit de votre mérite, retournez dans la

Forêt Noire; nous avons assez de vagabonds à Heidelberg,

sans que vous veniez en grossir le nombre... Je vous

donne un bon conseil, surtout dans les circonstances

présentes... Profitez-en!»


[20]
Wilfrid indigné allait lui répondre, mais il avait pris le

galop et traversait déjà la grande avenue de l'Électeur.

Une immense file de corbeaux: venaient de s'élever dans la

plaine, et semblaient suivre le gros homme, en remplissant

le ciel de leurs clameurs.


[25]
Nous arrivâmes à Heidelberg vers sept heures du soir,

et nous vîmes, en effet, l'affiche magnifique de Pimenti sur

toutes les murailles de la ville: «Grand concerto, solo, etc.»


Dans la soirée même, en parcourant les brasseries des

théologiens et des philosophes, nous rencontrâmes plusieurs

[30]
musiciens de la Forêt Noire, de vieux camarades, qui nous

engagèrent dans leur troupe. Il y avait le vieux Brêmer,

le violoncelliste; ses deux fils Ludwig et Karl, deux bons


seconds violons; Heinrich Siebel, la clarinette; la grande

Berthe avec sa harpe; puis Wilfrid et sa contre-basse, et

moi comme premier violon.


Il fut arrêté que nous irions ensemble, et qu'après la

[5]
Noël, nous partagerions en frères. Wilfrid avait déjà

loué, pour nous deux, une chambre au sixième étage de

la petite auberge du
Pied-de-Mouton
, à quatre kreutzers

la nuit. A proprement parler, ce n'était qu'un grenier;

mais heureusement il y avait un fourneau de tôle, et nous

[10]
y fimes du feu pour nous sécher.


Comme nous étions assis tranquillement à rôtir des

marrons et à boire une cruche de vin, voilà que la petite

Annette, la fille d'auberge, en petite jupe coquelicot et

cornette de velours noir, les joues vermeilles, les lèvres roses

[15]
comme un bouquet de cerises... Annette monte l'escalier

quatre à quatre, frappe à la porte, et vient se jeter dans,

mes bras, toute réjouie.


Je connaissais cette jolie petite depuis longtemps, nous

étions du même village, et puisqu'il faut tout vous dire, ses

[20]
yeux pétillants, son air espiègle m'avaient captivé le coeur.


«Je viens causer un instant avec toi, me dit-elle, en

s'asseyant sur un escabeau. Je t'ai vu monter tout à

l'heure, et me voilà!»


Elle se mit alors à babiller, me demandant des nouvelles

[25]
de celui-ci, de celui-là, enfin de tout le village: c'était à

peine si j'avais le temps de lui répondre. Parfois elle

s'arrêtait et me regardait avec une tendresse inexprimable.

Nous serions restés là jusqu'au lendemain, si la mère Grédel

Dick ne s'était mise à crier dans l'escalier:


[30]
«Annette! Annette! viendras-tu?


--Me voilà, madame, me voilà!» fit la pauvre enfant, se

levant toute surprise. Elle me donna une petite tape sur


la joue et s'élança vers la porte; mais au moment de sortir

elle s'arrêta:


«Ah! s'écria-t-elle en revenant, j'oubliais de vous dire;

avez-vous appris?


[5]
--Quoi donc?


--La mort de notre pro-recteur Zâhn!


--Et que nous importe cela?


--Oui, mais prenez garde, prenez garde, si vos papiers

ne sont pas en règle. Demain à huit heures, on viendra

[10]
vous les demander. On arrête tant de monde, tant de

monde depuis quinze jours! Le pro-recteur a été assassiné

dans la bibliothèque du cloître Saint-Christophe hier

soir. La semaine dernière on a pareillement assassiné le

vieux sacrificateur Ulmet Élias, de la rue des Juifs!

[15]
Quelques jours avant, on a tué la vieille Christina Hâas et le

marchand d'agates Séligmann! Ainsi, mon pauvre Kasper,

fit-elle tendrement, veille bien sur toi, et que tous vos

papiers soient en ordre.»


Tandis qu'elle parlait, on criait toujours d'en bas:

[20]
«Annette! Annette! viendras-tu? Oh! la malheureuse,

qui me laisse toute seule!»


Et les cris des buveurs s'entendaient aussi, demandant

du vin, de la bière, du jambon, des saucisses. Il fallut

bien partir. Annette descendit en courant comme elle

[25]
était venue, et répondant de sa voix douce:


«Mon Dieu!... mon Dieu!... qu'y a-t-il donc, madame,

pour crier de la sorte?... Ne croirait-on pas que le feu est

dans la maison!...»


Wilfrid alla refermer la porte, et, ayant repris sa place,

[30]
nous nous regardâmes, non sans quelque inquiétude.


«Voilà de singulières nouvelles, dit-il... Au moins tes

papiers sont-ils en règle?


--Sans doute.»


Et je lui fis voir mon livret.


«Bon, le mien est là... Je l'ai fait viser avant de partir

...Mais c'est égal, tous ces meurtres ne nous annoncent

[5]
rien de bon... Je crains que nous ne fassions pas nos

affaires ici... Bien des familles sont dans le deuil... et

d'ailleurs les ennuis, les inquiétudes...


--Bah! tu vois tout en noir,» lui dis-je.


Nous continuâmes à causer de ces événements étranges

[10]
jusque passé minuit. Le feu de notre petit poêle éclairait

toute la chambre. De temps en temps une souris attirée

par la chaleur glissait comme une flèche le long du mur.

On entendait le vent s'engouffrer dans les hautes cheminées

et balayer la poussière de neige des gouttières. Je songeais

[15]
à Annette. Le silence s'était rétabli.


Tout à coup Wilfrid, ôtant sa veste, s'écria:


«Il est temps de dormir... Mets encore une bûche au

fourneau et couchons-nous.


--Oui, c'est ce que nous avons de mieux à faire.»


[20]
Ce disant, je tirai mes bottes, et deux minutes après

nous étions étendus sur la paillasse, la couverture tirée

jusqu'au menton, un gros rondin sous la tête pour oreiller.

Wilfrid ne tarda point à s'endormir. La lumière du petit

poêle allait et venait... Le vent redoublait au dehors...

[25]
et, tout en rêvant, je m'endormis à mon tour comme un

bienheureux.


Vers deux heures du matin je fus éveillé par un bruit

inexplicable; je crus d'abord que c'était un chat courant

sur les gouttières; mais ayant mis l'oreille contre les

[30]
bardeaux, mon incertitude ne fut pas longue: quelqu'un

marchait sur le toit.


Je poussai Wilfrid du coude pour l'éveiller.


«Chut!» fit-il en me serrant la main.


Il avait entendu comme moi. La flamme jetait alors

ses dernières lueurs, qui se débattaient contre la muraille

décrépite. J'allais me lever, quand, d'un seul coup, la

[5]
petite fenêtre, fermée par un fragment de brique, fut

poussée et s'ouvrit: une tête pâle, les cheveux roux, les

yeux phosphorescents, les joues frémissantes, parut...,

regardant à l'intérieur. Notre saisissement fut tel que

nous n'eûmes pas la force de jeter un cri. L'homme passa

[10]
une jambe, puis l'autre, par la lucarne et descendit dans

notre grenier avec tant de prudence, que pas un atome ne

bruit sous ses pas.


Cet homme, large et rond des épaules, court, trapu, la

face crispée comme celle d'un tigre à l'affût, n'était autre

[15]
que le personnage bonasse qui nous avait donné des conseils

sur la route de Heidelberg. Que sa physionomie nous

parut changée alors! Malgré le froid excessif, il était en

manches de chemise; il ne portait qu'une simple culotte

serrée autour des reins, des bas de laine et des souliers à

[20]
boucles d'argent. Un long couteau taché de sang brillait

dans sa main.


Wilfrid et moi nous nous crûmes perdus... Mais lui

ne parut pas nous voir dans l'ombre oblique de la mansarde,

quoique la flamme se fût ranimée au courant d'air glacial

[25]
de la lucarne. Il s'accroupit sur un escabeau et se prit à

grelotter d'une façon bizarre... subitement ses yeux, d'un

vert jaunâtre, s'arrêtèrent sur moi..., ses narines se

dilatèrent..., il me regarda plus d'une longue minute...

Je n'avais plus une goutte de sang dans les veines! Puis,

[30]
se tournant vers le poêle, il toussa d'une voix rauque,

pareille à celle d'un chat, sans qu'un seul muscle de sa face

tressaillit. Il tira du gousset de sa culotte une grosse


montre, fit le geste d'un homme qui regarde l'heure, et,

soit distraction ou tout autre motif, il la déposa sur la

table. Enfin, se levant comme incertain, il considéra la

lucarne, parut hésiter et sortit, laissant la porte ouverte

[5]
tout au large.
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