sabre.
hommes, qu'on ne pouvait découvrir.
Le pays fut terrorisé. On fusilla des paysans sur une
obtenir, par la peur, des révélations des enfants. On ne
découvrit rien.
dans son écurie, la figure coupée d'une balafre.
de la ferme. Un d'eux tenait encore à la main son
arme ensanglantée. Il s'était battu, défendu.
Un conseil de guerre ayant été aussitôt constitué, en
plein air, devant la ferme, le vieux fut amené.
Il avait soixante-huit ans. Il était petit, maigre, un peu
tors, avec de grandes mains pareilles à des pinces de crabe.
[5]
Ses cheveux ternes, rares et légers comme un duvet de
jeune canard, laissaient voir partout la chair du crâne.
La peau brune et plissée du cou montrait de grosses veines
qui s'enfonçaient sous les mâchoires et reparaissaient aux
tempes. Il passait dans la contrée pour avare et difficile
[10]
en affaires.
On le plaça debout, entre quatre soldats, devant la
table de cuisine tirée dehors. Cinq officiers et le colonel
s'assirent en face de lui.
Le colonel prit la parole en français.
[15]
--Père Milon, depuis que nous sommes ici, nous n'avons
eu qu'à nous louer de vous. Vous avez toujours été complaisant
et même attentionné pour nous. Mais aujourd'hui
une accusation terrible pèse sur vous, et il faut que la
lumière se fasse. Comment avez-vous reçu la blessure que
[20]
vous portez sur la figure?
Le paysan ne répondit rien.
Le colonel reprit:
--Votre silence vous condamne, père Milon. Mais je
veux que vous me répondiez, entendez-vous? Savez-vous
[25]
qui a tué les deux uhlans qu'on a trouvés ce matin près du
Calvaire?
Le vieux articula nettement:
--C'est mé.
Le colonel, surpris, se tut une seconde, regardant
[30]
fixement le prisonnier. Le père Milon demeurait impassible,
avec son air abruti de paysan, les yeux baissés comme s'il
eût parlé à son curé. Une seule chose pouvait révéler un
trouble intérieur, c'est qu'il avalait coup sur coup sa
salive, avec un effort visible, comme si sa gorge eût été
tout à fait étranglée.
La famille du bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux
[5]
petits enfants se tenaient à dix pas en arrière, effarés et
consternés.
Le colonel reprit:
--Savez-vous aussi qui a tué tous les éclaireurs de notre
armée qu'on retrouve chaque matin, par la campagne,
[10]
depuis un mois?
Le vieux répondit avec la même impassibilité de brute:
--C'est mé.
~-C'est vous qui les avez tués tous?
--Tretous, oui, c'est mé.
[15]
--Vous seul?
--Mé seul.
--Dites-moi comment vous vous y preniez.
Cette fois l'homme parut ému; la nécessité de parler
longtemps le gênait visiblement. Il balbutia:
[20]
--Je sais-ti, mé? J'ai fait ça comme ça s'trouvait.
Le colonel reprit:
--Je vous préviens qu'il faudra que vous me disiez
tout. Vous ferez donc bien de vous décider immédiatement.
Comment avez-vous commencé?
[25]
L'homme jeta un regard inquiet sur sa famille attentive
derrière lui. Il hésita un instant encore, puis, tout à coup,
se décida.
--Je r'venais un soir, qu'il était p't-être dix heures, le
lend'main que vous étiez ici. Vous, et pi vos soldats,
vous m'aviez pris pour pu de chinquante écus de fourrage
avec une vaque et deux moutons. Je me dis: Tant qu'i
me prendront de fois vingt écus, tant que je leur y revaudrai
ça. Et pi j'avais d'autres choses itou su l'coeur, que
j'vous dirai. V'là qu'j'en aperçois un d'vos cavaliers qui
fumait sa pipe su mon fossé, derrière ma grange. J'allai
décrocher ma faux et je r'vins à p'tits pas par derrière,
[5]
qu'il n'entendit seulement rien. Et j'li coupai la tête
d'un coup, d'un seul, comme un épi, qu'il n'a pas seulement
dit «ouf!» Vous n'auriez qu'à chercher au fond d'la mare;
vous le trouveriez dans un sac à charbon, avec une pierre
de la barrière.
[10]
«J'avais mon idée. J'pris tous ses effets d'puis les
bottes jusqu'au bonnet et je les cachai dans le four à
plâtre du bois Martin, derrière la cour.»
Le vieux se tut. Les officiers, interdits, se regardaient.
L'interrogatoire recommença; et voici ce qu'ils apprirent:
[15]
Une fois son meurtre accompli, l'homme avait vécu avec
cette pensée: «Tuer des Prussiens!» Il les haïssait d'une
haine sournoise et acharnée de paysan cupide et patriote
aussi. Il avait son idée, comme il disait. Il attendit
quelques jours.
[20]
On le laissait libre d'aller et de venir, d'entrer et de
sortir à sa guise, tant il s'était montré humble envers les
vainqueurs, soumis et complaisant. Or il voyait, chaque
soir, partir les estafettes; et il sortit, une nuit, ayant
entendu le nom du village où se rendaient les cavaliers, et
[25]
ayant appris, dans la fréquentation des soldats, les quelques
mots d'allemand qu'il lui fallait.
Il sortit de sa cour, se glissa dans le bois, gagna le four
à plâtre, pénétra au fond de la longue galerie et, ayant
retrouvé par terre les vêtements du mort, il s'en vêtit.
[30]
Alors il se mit à rôder par les champs, rampant, suivant
les talus pour se cacher, écoutant les moindres bruits,
inquiet comme un braconnier.
Lorsqu'il crut l'heure arrivée, il se rapprocha de la route
et se cacha dans une broussaille. Il attendit encore.
[5]
Enfin, vers minuit, un galop de cheval sonna sur la terre
dure du chemin. L'homme mit l'oreille à terre pour
s'assurer qu'un seul cavalier s'approchait, puis il
s'apprêta.
Le uhlan arrivait au grand trot, rapportant des dépêches.
[10]
Il allait, l'oeil en éveil, l'oreille tendue. Dès qu'il ne fut
plus qu'à dix pas, le père Milon se traîna en travers de la
route en gémissant: «
Hilfe! Hilfe!
A l'aide, à l'aide!»
Le cavalier s'arrêta, reconnut un Allemand démonté, le
crut blessé, descendit de cheval, s'approcha sans soupçonner
[15]
rien, et, comme il se penchait sur l'inconnu, il reçut au
milieu du ventre la longue lame courbée du sabre. Il
s'abattit, sans agonie, secoué seulement par quelques frissons
suprêmes.
Alors le Normand, radieux, d'une joie muette de vieux
[20]
paysan, se releva, et, pour son plaisir, coupa la gorge du
cadavre. Puis, il le traîna jusqu'au fossé et l'y jeta.
Le cheval, tranquille, attendait son maître. Le père
Milon se mit en selle, et il partit au galop à travers les
plaines.
[25]
Au bout d'une heure, il aperçut encore deux uhlans
côte à côte qui rentraient au quartier. Il alla droit sur
eux, criant encore: «
Hilfe! Hilfe!
» Les Prussiens le
laissaient venir, reconnaissant l'uniforme, sans méfiance.
aucune. Et il passa, le vieux, comme un boulet entre les
[30]
deux, les abattant l'un et l'autre avec son sabre et un
revolver.
Puis il égorgea les chevaux, des chevaux allemands!
Puis il rentra doucement au four à plâtre et cacha un
cheval au fond de la sombre galerie. Il y quitta son uniforme,
reprit ses hardes de gueux et, regagnant son lit,
dormit jusqu'au matin.
[5]
Pendant quatre jours, il ne sortit pas, attendant la fin
de l'enquête ouverte; mais, le cinquième jour, il repartit,
et tua encore deux soldats par le même stratagème. Dès
lors, il ne s'arrêta plus. Chaque nuit, il errait, il rôdait à
l'aventure, abattant des Prussiens tantôt ici, tantôt là,
[10]
galopant par les champs déserts, sous la lune, uhlan perdu,
chasseur d'hommes. Puis, sa tâche finie, laissant derrière
lui des cadavres couchés le long des routes, le vieux cavalier
rentrait cacher au fond du tour à plâtre son cheval et son
uniforme.
[15]
Il allait vers midi, d'un air tranquille, porter de l'avoine
et de l'eau à sa monture restée au fond du souterrain, et
il la nourrissait à profusion, exigeant d'elle un grand
travail.
Mais, la veille, un de ceux qu'il avait attaqués se tenait
[20]
sur ses gardes et avait coupé d'un coup de sabre la figure
du vieux paysan.
Il les avait tués cependant tous les deux! Il était
revenu encore, avait caché le cheval et repris ses humbles
habits; mais, en rentrant, une faiblesse l'avait saisi et il
[25]
s'était traîné jusqu'à l'écurie, ne pouvant plus gagner la
maison.
On l'avait trouvé là tout sanglant, sur la paille...
Quand il eut fini son récit, il releva soudain la tête et
regarda fièrement les officiers prussiens.
[30]
Le colonel, qui tirait sa moustache, lui demanda:
--Vous n'avez plus rien à dire?
--Non, pu rien; l'compte est juste: j'en ai tué seize, pas
un de pus, pas un de moins.
--Vous savez que vous allez mourir?
[5]
--J'vous ai pas d'mandé de grâce.
--Avez-vous été soldat?
--Oui. J'ai fait campagne, dans le temps. Et puis,
c'est vous qu'avez tué mon père, qu'était soldat de
l'Empereur premier. Sans compter que vous avez tué mon
[10]
fils cadet, François, le mois dernier, auprès d'Évreux. Je
vous en devais, j'ai payé. Je sommes quittes.
Les officiers se regardaient.
Le vieux reprit:
--Huit pour mon père, huit pour mon fieu, je sommes
[15]
quittes. J'ai pas été vous chercher querelle, mé! J'vous
connais point! J'sais pas seulement d'où qu'vous v'nez.
Vous v'là chez mé, que vous y commandez comme si
c'était chez vous. Je m'suis vengé su l's autres. J'm'en
r'pens point.
[20]
Et, redressant son torse ankylosé, le vieux croisa ses
bras dans une pose d'humble héros.
Les Prussiens se parlèrent bas longtemps. Un capitaine,
qui avait aussi perdu son fils, le mois dernier, défendait ce
gueux magnanime.
[25]
Alors le colonel se leva et, s'approchant du père Milon,
baissant la voix:
--Écoutez, le vieux, il y a peut-être un moyen de vous
sauver la vie, c'est de...
Mais le bonhomme n'écoutait point, et, les yeux plantés
[30]
droit sur l'officier vainqueur, tandis que le vent agitait les
poils follets de son crâne, il fit une grimace affreuse qui
crispa sa maigre face toute coupée par la balafre, et,
gonflant sa poitrine, il cracha, de toute sa force, en pleine
figure du Prussien.
Le colonel, affolé, leva la main, et l'homme, pour la
seconde fois, lui cracha par la figure.
[5]
Tous les officiers s'étaient dressés et hurlaient des ordres
en même temps.
En moins d'une minute, le bonhomme, toujours impassible,
fut collé contre le mur et fusillé, alors qu'il envoyait
des sourires à Jean, son fils ainé; à sa bru et aux deux petits,
[10]
qui regardaient, éperdus.
DAUDET
LE CURÉ DE CUCUGNAN
Tous les ans, à la Chandeleur, les poètes provençaux
publient en Avignon un joyeux petit livre rempli jusqu'aux
bords de beaux vers et de jolis contes. Celui de cette
année m'arrive à l'instant, et j'y trouve un adorable
[5]
fabliau que je vais essayer de vous traduire en l'abrégeant
un peu... Parisiens, tendez vos mannes. C'est de la
fine fleur de farine provençale qu'on va vous servir cette
fois...
........................................................
L'abbé Martin était curé... de Cucugnan.
[10]
Bon comme le pain, franc comme l'or, il aimait
paternellement ses Cucugnanais; pour lui, son Cucugnan aurait
été le paradis sur terre, si les Cucugnanais lui avaient
donné un peu plus de satisfaction. Mais, hélas! les
araignées filaient dans son confessionnal, et, le beau jour
[15]
de Pâques, les hosties restaient au fond de son saint-ciboire.
Le bon prêtre en avait le coeur meurtri, et toujours
il demandait à Dieu la grâce de ne pas mourir avant
d'avoir ramené au bercail son troupeau dispersé.
Or, vous allez voir que Dieu l'entendit.
[20]
Un dimanche, après l'Évangile, M. Martin monta en
chaire.
......................................................
--Mes frères, dit-il, vous me croirez si vous voulez:
l'autre nuit, je me suis trouvé, moi misérable pécheur, à
la porte du paradis.
«Je frappai: saint Pierre m'ouvrit!
«--Tiens! c'est vous, mon brave monsieur Martin, me
fit-il; quel bon vent...? et qu'y a-t-il pour votre service?
«--Beau saint Pierre, vous qui tenez le grand livre et
[5]
la clef, pourriez-vous me dire, si je ne suis pas trop curieux,
combien vous avez de Cucugnanais en paradis?
«--Je n'ai rien à vous refuser, monsieur Martin; asseyez-vous,
nous allons voir la chose ensemble.
«Et saint Pierre prit son gros livre, l'ouvrit, mit ses
[10]
besicles:
«--Voyons un peu: Cucugnan, disons-nous. Cu...
Cu. ..Cucugnan. Nous y sommes. Cucugnan... Mon
brave monsieur Martin, la page est toute blanche. Pas
une âme. ..Pas plus de Cucugnanais que d'arêtes dans
[15]
une dinde.
«--Comment! Personne de Cucugnan ici? Personne?
Ce n'est pas possible! Regardez mieux...
«--Personne, saint homme. Regardez vous-même, si
vous croyez que je plaisante.
[20]
«Moi, pécaïre! je frappais des pieds, et, les mains jointes,
je criais miséricorde. Alors, saint Pierre:
«--Croyez-moi, monsieur Martin, il ne faut pas ainsi
vous mettre le coeur à l'envers, car vous pourriez en avoir
quelque mauvais-coup de sang. Ce n'est pas votre faute,
[25]
après tout. Vos Cucugnanais, voyez-vous, doivent faire
à coup sûr leur petite quarantaine en purgatoire.
«-Ah! par charité, grand saint Pierre! faites que je
puisse au moins les voir et les consoler.
«--Volontiers, mon ami... Tenez, chaussez vite ces
[30]
sandales, car les chemins ne sont pas beaux de reste...
Voilà qui est bien... Maintenant, cheminez droit devant
vous. Voyez~vous là-bas, au fond, en tournant? Vous
trouverez une porte d'argent toute constellée de croix
noires... a main droite... Vous frapperez, on vous
ouvrira... Adessias! Tenez-vous sain et gaillardet.
...................................................
«Et je cheminai... je cheminai! Quelle battue! j'ai
[5]
la chair de poule, rien que d'y songer. Un petit sentier,
plein de ronces, d'escarboucles qui luisaient et de serpents
qui sifflaient, m'amena jusqu'à la porte d'argent.
«--Pan! pan!
«--Qui frappe? me fait une voix rauque et dolente.
[10]
«--Le curé de Cucugnan.
«--De...?
«--De Cucugnan.
«--Ah!... Entrez.
«J'entrai. Un grand bel ange, avec des ailes sombres
[15]
comme la nuit, avec une robe resplendissante comme le
jour, avec une clef de diamant pendue a sa ceinture, écrivait,
cra-cra, dans un grand livre plus gros que celui de
saint Pierre...
«--Finalement, que voulez-vous et que demandez-vous?
[20]
dit l'ange.
«--Bel ange de Dieu, je veux savoir,--je suis bien
curieux peut-être,--si vous avez ici les Cucugnanais.
«--Les...?
«--Les Cucugnanais, les gens de Cucugnan... que
[25]
c'est moi qui suis leur prieur.
«--Ah! l'abbé Martin, n'est-ce pas?
«--Pour vous servir, monsieur l'ange.
«--Vous dites donc Cucugnan...
«Et l'ange ouvre et feuillette son grand livre,
mouillant son doigt de salive pour que le feuillet glisse
mieux...
«--Cucugnan, dit-il poussant un long soupir... Monsieur
Martin, nous n'avons en purgatoire personne de
[5]
Cucugnan.
«--Jésus! Marie! Joseph! personne de Cucugnan en
purgatoire! O grand Dieu! où sont-ils donc?
«--Eh! saint homme, ils sont en paradis. Où diantre
voulez-vous qu'ils soient?
[10]
«--Mais j'en viens, du paradis...
«--Vous en venez!!... Eh bien?
«--Eh bien! ils n'y sont pas!... Ah! bonne mère des
anges!...
«--Que voulez-vous, monsieur le curé? s'ils ne sont ni
[15]
en paradis ni en purgatoire, il n'y a pas de milieu, ils
sont....
«--Sainte croix! Jésus, fils de David! Aï! aï! aï! est-il
possible?... Serait-ce un mensonge du grand saint Pierre?
...Pourtant je n'ai pas entendu chanter le coq!... Aï
[20]
pauvres nous! comment irai-je en paradis si mes
Cucugnanais n'y sont pas?
«--Écoutez, mon pauvre monsieur Martin, puisque
vous voulez, coûte que coûte, être sûr de tout ceci, et voir
de vos yeux de quoi il retourne, prenez ce sentier, filez
[25]
en courant, si vous savez courir... Vous trouverez, à
gauche, un grand portail. Là, vous vous renseignerez sur
tout. Dieu vous le donne!
«Et l'ange ferma la porte.
«C'était un long sentier tout pavé de braise rouge. Je
[30]
chancelais comme si j'avais bu; à chaque pas, je
trébuchais; j'étais tout en eau, chaque poil de mon corps avait
sa goutte de sueur, et je haletais de soif... Mais, ma foi,
grâce aux sandales que le bon saint Pierre m'avait prêtées,
je ne me brûlai pas les pieds.
[5]
«Quand j'eus fait assez de faux pas clopin-clopant, je
vis à ma main gauche une porte... non, un portail, un
énorme portail, tout bâillant, comme la porte d'un grand
four. Oh! mes enfants, quel spectacle! Là on ne demande
pas mon nom; là, point de registre. Par fournées et à
[10]
pleine porte, on entra là, mes frères, comme le dimanche
vous entrez au cabaret.
«Je suais à grosses gouttes, et pourtant j'étais transi,
j'avais le frisson. Mes cheveux se dressaient. Je sentais
le brûlé, la chair rôtie, quelque chose comme l'odeur qui
[15]
se répand dans notre Cucugnan quand Éloy, le maréchal,
brûle pour la ferrer la botte d'un vieil âne. Je perdais
haleine dans cet air puant et embrasé; j'entendais une
clameur horrible, des gémissements, des hurlements et des
jurements.
[20]
«--Eh bien! entres-tu ou n'entres~tu pas, toi?
me fait, en me piquant de sa fourche, un démon
cornu.
«--Moi? Je n'entre pas. Je suis un ami de Dieu.
«--Tu es un ami de Dieu... Eh! b... de teigneux!
[25]
que viens-tu faire ici?...
«--Je viens... Ah! ne m'en parlez pas, que je ne puis
plus me tenir sur mes jambes... Je viens... je viens de
loin... humblement vous demander... si... si, par
coup de hasard... vous n'auriez pas ici... quelqu'un
[30]
...quelqu'un de Cucugnan...
«--Ah! feu de Dieu! tu fais la bête, toi, comme si tu
ne savais pas que tout Cucugnan est ici. Tiens, laid
corbeau, regarde, et tu verras comme nous les arrangeons ici,
tes fameux Cucugnanais...
..........................................................
«Et je vis, au milieu d'un épouvantable tourbillon de
flamme:
[5]
«Le long Coq-Galine,--vous l'avez tous connu, mes
frères,--Coq-Galine, qui se grisait si souvent, et si souvent
secouait les puces à sa pauvre Clairon.
«Je vis Catarinet... cette petite gueuse... avec son
nez en l'air... qui couchait toute seule à la grange... Il
[10]
vous en souvient, mes drôles!... Mais passons, j'en ai
trop dit.
«Je vis Pascal Doigt-de-Poix, qui faisait son huile avec
les olives de M. Julien.
«Je vis Babet la glaneuse, qui, en glanant, pour avoir
[15]
plus vite noué sa gerbe, puisait à poignées aux gerbiers.
«Je vis maître Grapasi, qui huilait si bien la roue de sa
brouette.
«Et Dauphine, qui vendait si cher l'eau de son
puits.
[20]
«Et le Tortillard, qui, lorsqu'il me rencontrait portant
le bon Dieu, filait son chemin, la barrette sur la tête et la
pipe au bec... et fier comme Artaban... comme s'il
avait rencontré un chien.
«Et Coulau avec sa Zette, et Jacques, et Pierre, et
[25]
Toni...
...........................................................
Ému, blême de peur, l'auditoire gémit, en voyant, dans
l'enfer tout ouvert, qui son père et qui sa mère, qui sa
grand'mère et qui sa soeur...
--Vous sentez bien, mes frères, reprit le bon abbé,
Martin, vous sentez bien que ceci ne peut pas durer. J'ai
charge d'âmes, et je veux, je veux vous sauver de l'abîme
où vous êtes tous en train de rouler tête première. Demain
je me mets à l'ouvrage, pas plus tard que demain.
[5]
Et l'ouvrage ne manquera pas! Voici comment je m'y
prendrai. Pour que tout se fasse bien, il faut tout faire
avec ordre. Nous irons rang par rang, comme à Jonquières
quand on danse.
«Demain lundi, je confesserai les vieux et les vieilles.
[10]
Ce n'est rien.
«Mardi, les enfants. J'aurai bientôt fait.
«Mercredi, les garçons et les filles. Cela pourra être
long.
«Jeudi, les hommes. Nous couperons court.
[15]
«Vendredi, les femmes. Je dirai: Pas d'histoires!
«Samedi, le meunier!... Ce n'est pas trop d'un jour
pour lui tout seul...
«Et, si dimanche nous avons fini, nous serons bien
heureux.
[20]
«Voyez-vous, mes enfants, quand le blé est mûr, il faut
le couper; quand le vin est tiré, il faut le boire. Voilà
assez de linge sale, il s'agit de le laver, et de le bien laver.
«C'est la grâce que je vous souhaite.
Amen!
......................................................
Ce qui fut dit fut fait. On coula la lessive.
[25]
Depuis ce dimanche mémorable, le parfum des vertus
de Cucugnan se respire à dix lieues à l'entour.
Et le bon pasteur M. Martin, heureux et plein d'allégresse,
a rêvé l'autre nuit que, suivi de tout son troupeau,
il gravissait, en resplendissante procession, au milieu des
[30]
cierges allumés, d'un nuage d'encens qui embaumait et
M. le sous-préfet est séduit; il saute à bas de sa calèche
[5]
et dit à ses gens de l'attendre, qu'il va composer son
discours dans le petit bois de chênes verts.
Dans le petit bois de chênes verts il y a des oiseaux, des
violettes, et des sources sous l'herbe fine... Quand ils
ont aperçu M. le sous-préfet avec sa belle culotte et sa
[10]
serviette en chagrin gaufré, les oiseaux ont eu peur et se
sont arrêtés de chanter, les sources n'ont plus osé faire de
bruit, et les violettes se sont cachées dans le gazon.
Tout ce petit monde-là n'a jamais vu de sous-préfet, et se
demande à voix basse quel est ce beau seigneur qui se
[15]
promène en culotte d'argent.
A voix basse, sous la feuillée, on se demande quel est
ce beau seigneur en culotte d'argent... Pendant ce
temps-là, M. le sous-préfet, ravi du silence et de la fraîcheur
du bois, relève les pans de son habit, pose son claque
[20]
sur l'herbe et s'assied dans la mousse au pied d'un jeune
chêne; puis il ouvre sur ses genoux sa grande serviette de
chagrin gaufré et en tire une large feuille de papier
ministre.
--C'est un artiste! dit la fauvette.
[25]
--Non, dit le bouvreuil, ce n'est pas un artiste, puisqu'il
a une culotte en argent; c'est plutôt un prince.
--C'est plutôt un prince, dit le bouvreuil.
~-Ni un artiste, ni un prince, interrompt un vieux rossignol,
qui a chanté toute une saison dans les jardins de
[30]
la sous-préfecture... Je sais ce que c'est: c'est un
sous-préfet!
Et tout le petit bois va chuchotant:
--C'est un sous-préfet! c'est un sous-préfet!
--Comme il est chauve! remarque une alouette à grande
huppe.
Les violettes demandent:
[5]
--Est-ce que c'est méchant?
--Est-ce que c'est méchant? demandent les violettes.
Le vieux rossignol répond:
--Pas du tout!
Et sur cette assurance, les oiseaux se remettent à
[10]
chanter, les sources à courir, les violettes à embaumer,
comme si le monsieur n'était pas là... Impassible au
milieu de tout ce joli tapage, M. le sous-préfet invoque
dans son coeur la Muse des comices agricoles, et, le crayon
levé, commence à déclamer de sa voix de cérémonie:
[15]
--Messieurs et chers administrés...
--Messieurs et chers administrés, dit le sous-préfet de
sa voix de cérémonie...
Un éclat de rire l'interrompt; il se retourne et ne voit
rien qu'un gros pivert qui le regarde en riant, perché sur
[20]
son claque. Le sous-préfet hausse les épaules et veut
continuer son discours; mais le pivert l'interrompt encore
et lui crie de loin:
--A quoi bon?
--Comment! à quoi bon? dit le sous-préfet, qui devient
[25]
tout rouge; et, chassant d'un geste cette bête
effrontée, il reprend de plus belle:
--Messieurs et chers administrés...
--Messieurs et chers administrés..., a repris le sous-préfet
de plus belle.
[30]
Mais alors, voilà, les petites violettes qui se haussent
vers lui sur le bout de leurs tiges et qui lui disent
doucement:
--Monsieur le sous-préfet, sentez-vous comme nous
sentons bon?
Et les sources lui font sous la mousse une musique divine;
et dans les branches, au-dessus de sa tête, des tas
[5]
de fauvettes viennent lui chanter leurs plus jolis airs; et
tout le petit bois conspire pour l'empêcher de composer
son discours.
Tout le petit bois conspire pour l'empêcher de composer
son discours... M. le sous-préfet, grisé de parfums, ivre
[10]
de musique, essaye vainement de résister au nouveau
charme qui l'envahit. Il s'accoude sur l'herbe, dégrafe
son bel habit, balbutie encore deux ou trois fois:
--Messieurs et chers administrés... Messieurs et
chers admi... Messieurs et chers...
[15]
Puis il envoie les administrés au diable; et la Muse des
comices agricoles n'a plus qu'à se voiler la face.
Voile-toi la face, ô Muse des comices agricoles!... Lorsque,
au bout d'une heure, les gens de la sous-préfecture,
inquiets de leur maître sont entrés dans le petit bois, ils
[20]
ont vu un spectacle qui les a fait reculer d'horreur...
M. le sous-préfet était couché sur le ventre, dans l'herbe,
débraillé comme un bohème. Il avait mis son habit bas;
...et, tout en mâchonnant des violettes, M. le sous-préfet
faisait des vers.
LE PAPE EST MORT
J'ai passé mon enfance dans une grande ville de province
coupée en deux par une rivière très-encombrée, très-remuante,
où j'ai pris de bonne heure le goût des voyages
et la passion de la vie sur l'eau. Il y a surtout un coin de
[5]
quai, près d'une certaine passerelle Saint-Vincent, auquel
je ne pense jamais, même aujourd'hui, sans émotion.
Je revois l'écriteau cloué au bout d'une vergue:
Cornet
,
bateaux de louage, le petit escalier qui s'enfonçait dans
l'eau, tout glissant et noirci de mouillure, la flottille de
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petits canots fraîchement peints de couleurs vives s'alignant
au bas de l'échelle, se balançant doucement bord à
bord, comme allégés par les jolis noms qu'ils portaient à
leur arrière en lettres blanches:
l'Oiseau-Mouche,
l'Hirondelle
.
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Puis, parmi les longs avirons reluisants de céruse qui
étaient en train de sécher contre le talus, le père Cornet
s'en allant avec son seau à peinture, ses grands pinceaux,
sa figure tannée, crevassée, ridée de mille petites fossettes
comme la rivière un soir de vent frais... Oh! ce père
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Cornet. Ç'a été le satan de mon enfance, ma passion
douloureuse, mon péché, mon remords. M'en a-t-il fait
commettre des crimes avec ses canots! Je manquais
l'école, je vendais mes livres. Qu'est-ce que je n'aurais
pas vendu pour une après-midi de canotage!
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Tous mes cahiers de classe au fond du bateau, la veste
à bas, le chapeau en arrière, et dans les cheveux le bon
coup d'éventail de la brise d'eau, je tirais ferme sur mes
rames, en fronçant les sourcils pour bien me donner la
tournure d'un vieux loup de mer. Tant que j'étais en
ville, je tenais le milieu de la rivière, a égale distance des
deux rives, où le vieux loup de mer aurait pu être reconnu.
Quel triomphe de me mêler à ce grand mouvement de
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barques, de radeaux, de trains de bois, de mouches à
vapeur qui se côtoyaient, s'évitaient, séparés seulement
par un mince liséré d'écume! Il y avait de lourds bateaux
qui tournaient pour prendre le courant, et cela en
déplaçait une foule d'autres.
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Tout à coup les roues d'un vapeur battaient l'eau près
de moi; ou bien une ombre lourde m'arrivait dessus,
c'était l'avant d'un bateau de pommes.
«Gare donc, moucheron!» me criait une voix enrouée;
et je suais, je me débattais, empêtré dans le va-et-vient
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de cette vie du fleuve que la vie de la rue traversait
incessamment par tous ces ponts, toutes ces passerelles qui
mettaient des reflets d'omnibus sous la coupe des avirons.
Et le courant si dur à la pointe des arches, et les remous,
les tourbillons, le fameux trou de la Mort-gui-trompe!
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Pensez que ce n'était pas une petite affaire de se guider
là-dedans avec des bras de douze ans et personne pour
tenir la barre.
Quelquefois j'avais la chance de rencontrer la chaîne.
Vite je m'accrochais tout au bout de ces longs trains de
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bateaux qu'elle remorquait, et, les rames immobiles,
étendues comme des ailes qui planent, je me laissais aller à
cette vitesse silencieuse qui coupait la rivière en longs
rubans d'écume et faisait filer des deux côtés les arbres,
les maisons du quai. Devant moi, loin, bien loin, j'entendais
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le battement monotone de l'hélice, un chien qui
aboyait sur un des bateaux de la remorque, où montait
d'une cheminée basse un petit filet de fumée; et tout cela
me donnait l'illusion d'un grand voyage, de la vraie vie
de bord.
Malheureusement, ces rencontres de la chaîne étaient
rares. Le plus souvent il fallait ramer et ramer aux heures
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de soleil. Oh! les pleins midis tombant d'aplomb sur la
rivière, il me semble qu'ils me brillent encore. Tout
flambait, tout miroitait. Dans cette atmosphère aveuglante
et sonore qui flotte au-dessus des vagues et vibre à
tous leurs mouvements, les courts plongeons de mes rames,
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les cordes des haleurs soulevées de l'eau toutes ruisselantes
faisaient passer des lumières vives d'argent poli.
Et je ramais en fermant les yeux. Par moments, à la
vigueur de mes efforts, à l'élan de l'eau sous ma barque,
je me figurais que j'allais très-vite; mais en relevant la
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tête, je voyais toujours le même arbre, le même mur en
face de moi sur la rive.
Enfin, à force de fatigues, tout moite et rouge de chaleur,
je parvenais à sortir de la ville. Le vacarme des bains
froids, des bateaux de blanchisseuses, des pontons
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d'embarquement diminuait. Les ponts s'espaçaient sur la
rive élargie. Quelques jardins de faubourg, une cheminée
d'usine, s'y reflétaient de loin en loin. A l'horizon
tremblaient des îles vertes. Alors, n'en pouvant plus, je venais
me ranger contre la rive, au milieu des roseaux tout
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bourdonnants; et là, abasourdi par le soleil, la fatigue,