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Contes Français

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sabre.


Ces meurtres semblaient accomplis par les mêmes

hommes, qu'on ne pouvait découvrir.


Le pays fut terrorisé. On fusilla des paysans sur une

simple dénonciation, on emprisonna des femmes; on voulut

[25]
obtenir, par la peur, des révélations des enfants. On ne

découvrit rien.


Mais voilà qu'un matin, on aperçut le père Milon étendu

dans son écurie, la figure coupée d'une balafre.


Deux uhlans éventrés furent retrouvés à trois kilomètres

[30]
de la ferme. Un d'eux tenait encore à la main son

arme ensanglantée. Il s'était battu, défendu.


Un conseil de guerre ayant été aussitôt constitué, en

plein air, devant la ferme, le vieux fut amené.


Il avait soixante-huit ans. Il était petit, maigre, un peu

tors, avec de grandes mains pareilles à des pinces de crabe.

[5]
Ses cheveux ternes, rares et légers comme un duvet de

jeune canard, laissaient voir partout la chair du crâne.

La peau brune et plissée du cou montrait de grosses veines

qui s'enfonçaient sous les mâchoires et reparaissaient aux

tempes. Il passait dans la contrée pour avare et difficile

[10]
en affaires.


On le plaça debout, entre quatre soldats, devant la

table de cuisine tirée dehors. Cinq officiers et le colonel

s'assirent en face de lui.


Le colonel prit la parole en français.


[15]
--Père Milon, depuis que nous sommes ici, nous n'avons

eu qu'à nous louer de vous. Vous avez toujours été complaisant

et même attentionné pour nous. Mais aujourd'hui

une accusation terrible pèse sur vous, et il faut que la

lumière se fasse. Comment avez-vous reçu la blessure que

[20]
vous portez sur la figure?


Le paysan ne répondit rien.


Le colonel reprit:


--Votre silence vous condamne, père Milon. Mais je

veux que vous me répondiez, entendez-vous? Savez-vous

[25]
qui a tué les deux uhlans qu'on a trouvés ce matin près du

Calvaire?


Le vieux articula nettement:


--C'est mé.


Le colonel, surpris, se tut une seconde, regardant

[30]
fixement le prisonnier. Le père Milon demeurait impassible,

avec son air abruti de paysan, les yeux baissés comme s'il

eût parlé à son curé. Une seule chose pouvait révéler un


trouble intérieur, c'est qu'il avalait coup sur coup sa

salive, avec un effort visible, comme si sa gorge eût été

tout à fait étranglée.


La famille du bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux

[5]
petits enfants se tenaient à dix pas en arrière, effarés et

consternés.


Le colonel reprit:


--Savez-vous aussi qui a tué tous les éclaireurs de notre

armée qu'on retrouve chaque matin, par la campagne,

[10]
depuis un mois?


Le vieux répondit avec la même impassibilité de brute:


--C'est mé.


~-C'est vous qui les avez tués tous?


--Tretous, oui, c'est mé.


[15]
--Vous seul?


--Mé seul.


--Dites-moi comment vous vous y preniez.


Cette fois l'homme parut ému; la nécessité de parler

longtemps le gênait visiblement. Il balbutia:


[20]
--Je sais-ti, mé? J'ai fait ça comme ça s'trouvait.


Le colonel reprit:


--Je vous préviens qu'il faudra que vous me disiez

tout. Vous ferez donc bien de vous décider immédiatement.

Comment avez-vous commencé?


[25]
L'homme jeta un regard inquiet sur sa famille attentive

derrière lui. Il hésita un instant encore, puis, tout à coup,

se décida.


--Je r'venais un soir, qu'il était p't-être dix heures, le

lend'main que vous étiez ici. Vous, et pi vos soldats,

vous m'aviez pris pour pu de chinquante écus de fourrage

avec une vaque et deux moutons. Je me dis: Tant qu'i

me prendront de fois vingt écus, tant que je leur y revaudrai


ça. Et pi j'avais d'autres choses itou su l'coeur, que

j'vous dirai. V'là qu'j'en aperçois un d'vos cavaliers qui

fumait sa pipe su mon fossé, derrière ma grange. J'allai

décrocher ma faux et je r'vins à p'tits pas par derrière,

[5]
qu'il n'entendit seulement rien. Et j'li coupai la tête

d'un coup, d'un seul, comme un épi, qu'il n'a pas seulement

dit «ouf!» Vous n'auriez qu'à chercher au fond d'la mare;

vous le trouveriez dans un sac à charbon, avec une pierre

de la barrière.


[10]
«J'avais mon idée. J'pris tous ses effets d'puis les

bottes jusqu'au bonnet et je les cachai dans le four à

plâtre du bois Martin, derrière la cour.»


Le vieux se tut. Les officiers, interdits, se regardaient.

L'interrogatoire recommença; et voici ce qu'ils apprirent:


[15]
Une fois son meurtre accompli, l'homme avait vécu avec

cette pensée: «Tuer des Prussiens!» Il les haïssait d'une

haine sournoise et acharnée de paysan cupide et patriote

aussi. Il avait son idée, comme il disait. Il attendit

quelques jours.


[20]
On le laissait libre d'aller et de venir, d'entrer et de

sortir à sa guise, tant il s'était montré humble envers les

vainqueurs, soumis et complaisant. Or il voyait, chaque

soir, partir les estafettes; et il sortit, une nuit, ayant

entendu le nom du village où se rendaient les cavaliers, et

[25]
ayant appris, dans la fréquentation des soldats, les quelques

mots d'allemand qu'il lui fallait.


Il sortit de sa cour, se glissa dans le bois, gagna le four

à plâtre, pénétra au fond de la longue galerie et, ayant

retrouvé par terre les vêtements du mort, il s'en vêtit.


[30]
Alors il se mit à rôder par les champs, rampant, suivant


les talus pour se cacher, écoutant les moindres bruits,

inquiet comme un braconnier.


Lorsqu'il crut l'heure arrivée, il se rapprocha de la route

et se cacha dans une broussaille. Il attendit encore.

[5]
Enfin, vers minuit, un galop de cheval sonna sur la terre

dure du chemin. L'homme mit l'oreille à terre pour

s'assurer qu'un seul cavalier s'approchait, puis il

s'apprêta.


Le uhlan arrivait au grand trot, rapportant des dépêches.

[10]
Il allait, l'oeil en éveil, l'oreille tendue. Dès qu'il ne fut

plus qu'à dix pas, le père Milon se traîna en travers de la

route en gémissant: «
Hilfe! Hilfe!
A l'aide, à l'aide!»

Le cavalier s'arrêta, reconnut un Allemand démonté, le

crut blessé, descendit de cheval, s'approcha sans soupçonner

[15]
rien, et, comme il se penchait sur l'inconnu, il reçut au

milieu du ventre la longue lame courbée du sabre. Il

s'abattit, sans agonie, secoué seulement par quelques frissons

suprêmes.


Alors le Normand, radieux, d'une joie muette de vieux

[20]
paysan, se releva, et, pour son plaisir, coupa la gorge du

cadavre. Puis, il le traîna jusqu'au fossé et l'y jeta.


Le cheval, tranquille, attendait son maître. Le père

Milon se mit en selle, et il partit au galop à travers les

plaines.


[25]
Au bout d'une heure, il aperçut encore deux uhlans

côte à côte qui rentraient au quartier. Il alla droit sur

eux, criant encore: «
Hilfe! Hilfe!
» Les Prussiens le

laissaient venir, reconnaissant l'uniforme, sans méfiance.

aucune. Et il passa, le vieux, comme un boulet entre les

[30]
deux, les abattant l'un et l'autre avec son sabre et un

revolver.


Puis il égorgea les chevaux, des chevaux allemands!


Puis il rentra doucement au four à plâtre et cacha un

cheval au fond de la sombre galerie. Il y quitta son uniforme,

reprit ses hardes de gueux et, regagnant son lit,

dormit jusqu'au matin.


[5]
Pendant quatre jours, il ne sortit pas, attendant la fin

de l'enquête ouverte; mais, le cinquième jour, il repartit,

et tua encore deux soldats par le même stratagème. Dès

lors, il ne s'arrêta plus. Chaque nuit, il errait, il rôdait à

l'aventure, abattant des Prussiens tantôt ici, tantôt là,

[10]
galopant par les champs déserts, sous la lune, uhlan perdu,

chasseur d'hommes. Puis, sa tâche finie, laissant derrière

lui des cadavres couchés le long des routes, le vieux cavalier

rentrait cacher au fond du tour à plâtre son cheval et son

uniforme.


[15]
Il allait vers midi, d'un air tranquille, porter de l'avoine

et de l'eau à sa monture restée au fond du souterrain, et

il la nourrissait à profusion, exigeant d'elle un grand

travail.


Mais, la veille, un de ceux qu'il avait attaqués se tenait

[20]
sur ses gardes et avait coupé d'un coup de sabre la figure

du vieux paysan.


Il les avait tués cependant tous les deux! Il était

revenu encore, avait caché le cheval et repris ses humbles

habits; mais, en rentrant, une faiblesse l'avait saisi et il

[25]
s'était traîné jusqu'à l'écurie, ne pouvant plus gagner la

maison.


On l'avait trouvé là tout sanglant, sur la paille...


Quand il eut fini son récit, il releva soudain la tête et

regarda fièrement les officiers prussiens.


[30]
Le colonel, qui tirait sa moustache, lui demanda:


--Vous n'avez plus rien à dire?


--Non, pu rien; l'compte est juste: j'en ai tué seize, pas

un de pus, pas un de moins.


--Vous savez que vous allez mourir?


[5]
--J'vous ai pas d'mandé de grâce.


--Avez-vous été soldat?


--Oui. J'ai fait campagne, dans le temps. Et puis,

c'est vous qu'avez tué mon père, qu'était soldat de

l'Empereur premier. Sans compter que vous avez tué mon

[10]
fils cadet, François, le mois dernier, auprès d'Évreux. Je

vous en devais, j'ai payé. Je sommes quittes.


Les officiers se regardaient.


Le vieux reprit:


--Huit pour mon père, huit pour mon fieu, je sommes

[15]
quittes. J'ai pas été vous chercher querelle, mé! J'vous

connais point! J'sais pas seulement d'où qu'vous v'nez.

Vous v'là chez mé, que vous y commandez comme si

c'était chez vous. Je m'suis vengé su l's autres. J'm'en

r'pens point.


[20]
Et, redressant son torse ankylosé, le vieux croisa ses

bras dans une pose d'humble héros.


Les Prussiens se parlèrent bas longtemps. Un capitaine,

qui avait aussi perdu son fils, le mois dernier, défendait ce

gueux magnanime.


[25]
Alors le colonel se leva et, s'approchant du père Milon,

baissant la voix:


--Écoutez, le vieux, il y a peut-être un moyen de vous

sauver la vie, c'est de...


Mais le bonhomme n'écoutait point, et, les yeux plantés

[30]
droit sur l'officier vainqueur, tandis que le vent agitait les

poils follets de son crâne, il fit une grimace affreuse qui

crispa sa maigre face toute coupée par la balafre, et,


gonflant sa poitrine, il cracha, de toute sa force, en pleine

figure du Prussien.


Le colonel, affolé, leva la main, et l'homme, pour la

seconde fois, lui cracha par la figure.


[5]
Tous les officiers s'étaient dressés et hurlaient des ordres

en même temps.


En moins d'une minute, le bonhomme, toujours impassible,

fut collé contre le mur et fusillé, alors qu'il envoyait

des sourires à Jean, son fils ainé; à sa bru et aux deux petits,

[10]
qui regardaient, éperdus.



DAUDET


LE CURÉ DE CUCUGNAN

Tous les ans, à la Chandeleur, les poètes provençaux

publient en Avignon un joyeux petit livre rempli jusqu'aux

bords de beaux vers et de jolis contes. Celui de cette

année m'arrive à l'instant, et j'y trouve un adorable

[5]
fabliau que je vais essayer de vous traduire en l'abrégeant

un peu... Parisiens, tendez vos mannes. C'est de la

fine fleur de farine provençale qu'on va vous servir cette

fois...


........................................................


L'abbé Martin était curé... de Cucugnan.


[10]
Bon comme le pain, franc comme l'or, il aimait

paternellement ses Cucugnanais; pour lui, son Cucugnan aurait

été le paradis sur terre, si les Cucugnanais lui avaient

donné un peu plus de satisfaction. Mais, hélas! les

araignées filaient dans son confessionnal, et, le beau jour

[15]
de Pâques, les hosties restaient au fond de son saint-ciboire.

Le bon prêtre en avait le coeur meurtri, et toujours

il demandait à Dieu la grâce de ne pas mourir avant

d'avoir ramené au bercail son troupeau dispersé.


Or, vous allez voir que Dieu l'entendit.


[20]
Un dimanche, après l'Évangile, M. Martin monta en

chaire.


......................................................


--Mes frères, dit-il, vous me croirez si vous voulez:

l'autre nuit, je me suis trouvé, moi misérable pécheur, à

la porte du paradis.


«Je frappai: saint Pierre m'ouvrit!


«--Tiens! c'est vous, mon brave monsieur Martin, me

fit-il; quel bon vent...? et qu'y a-t-il pour votre service?


«--Beau saint Pierre, vous qui tenez le grand livre et

[5]
la clef, pourriez-vous me dire, si je ne suis pas trop curieux,

combien vous avez de Cucugnanais en paradis?


«--Je n'ai rien à vous refuser, monsieur Martin; asseyez-vous,

nous allons voir la chose ensemble.


«Et saint Pierre prit son gros livre, l'ouvrit, mit ses

[10]
besicles:


«--Voyons un peu: Cucugnan, disons-nous. Cu...

Cu. ..Cucugnan. Nous y sommes. Cucugnan... Mon

brave monsieur Martin, la page est toute blanche. Pas

une âme. ..Pas plus de Cucugnanais que d'arêtes dans

[15]
une dinde.


«--Comment! Personne de Cucugnan ici? Personne?

Ce n'est pas possible! Regardez mieux...


«--Personne, saint homme. Regardez vous-même, si

vous croyez que je plaisante.


[20]
«Moi, pécaïre! je frappais des pieds, et, les mains jointes,

je criais miséricorde. Alors, saint Pierre:


«--Croyez-moi, monsieur Martin, il ne faut pas ainsi

vous mettre le coeur à l'envers, car vous pourriez en avoir

quelque mauvais-coup de sang. Ce n'est pas votre faute,

[25]
après tout. Vos Cucugnanais, voyez-vous, doivent faire

à coup sûr leur petite quarantaine en purgatoire.


«-Ah! par charité, grand saint Pierre! faites que je

puisse au moins les voir et les consoler.


«--Volontiers, mon ami... Tenez, chaussez vite ces

[30]
sandales, car les chemins ne sont pas beaux de reste...

Voilà qui est bien... Maintenant, cheminez droit devant

vous. Voyez~vous là-bas, au fond, en tournant? Vous


trouverez une porte d'argent toute constellée de croix

noires... a main droite... Vous frapperez, on vous

ouvrira... Adessias! Tenez-vous sain et gaillardet.


...................................................


«Et je cheminai... je cheminai! Quelle battue! j'ai

[5]
la chair de poule, rien que d'y songer. Un petit sentier,

plein de ronces, d'escarboucles qui luisaient et de serpents

qui sifflaient, m'amena jusqu'à la porte d'argent.


«--Pan! pan!


«--Qui frappe? me fait une voix rauque et dolente.


[10]
«--Le curé de Cucugnan.


«--De...?


«--De Cucugnan.


«--Ah!... Entrez.


«J'entrai. Un grand bel ange, avec des ailes sombres

[15]
comme la nuit, avec une robe resplendissante comme le

jour, avec une clef de diamant pendue a sa ceinture, écrivait,

cra-cra, dans un grand livre plus gros que celui de

saint Pierre...


«--Finalement, que voulez-vous et que demandez-vous?

[20]
dit l'ange.


«--Bel ange de Dieu, je veux savoir,--je suis bien

curieux peut-être,--si vous avez ici les Cucugnanais.


«--Les...?


«--Les Cucugnanais, les gens de Cucugnan... que

[25]
c'est moi qui suis leur prieur.


«--Ah! l'abbé Martin, n'est-ce pas?


«--Pour vous servir, monsieur l'ange.


«--Vous dites donc Cucugnan...


«Et l'ange ouvre et feuillette son grand livre,


mouillant son doigt de salive pour que le feuillet glisse

mieux...


«--Cucugnan, dit-il poussant un long soupir... Monsieur

Martin, nous n'avons en purgatoire personne de

[5]
Cucugnan.


«--Jésus! Marie! Joseph! personne de Cucugnan en

purgatoire! O grand Dieu! où sont-ils donc?


«--Eh! saint homme, ils sont en paradis. Où diantre

voulez-vous qu'ils soient?


[10]
«--Mais j'en viens, du paradis...


«--Vous en venez!!... Eh bien?


«--Eh bien! ils n'y sont pas!... Ah! bonne mère des

anges!...


«--Que voulez-vous, monsieur le curé? s'ils ne sont ni

[15]
en paradis ni en purgatoire, il n'y a pas de milieu, ils

sont....


«--Sainte croix! Jésus, fils de David! Aï! aï! aï! est-il

possible?... Serait-ce un mensonge du grand saint Pierre?

...Pourtant je n'ai pas entendu chanter le coq!... Aï

[20]
pauvres nous! comment irai-je en paradis si mes

Cucugnanais n'y sont pas?


«--Écoutez, mon pauvre monsieur Martin, puisque

vous voulez, coûte que coûte, être sûr de tout ceci, et voir

de vos yeux de quoi il retourne, prenez ce sentier, filez

[25]
en courant, si vous savez courir... Vous trouverez, à

gauche, un grand portail. Là, vous vous renseignerez sur

tout. Dieu vous le donne!


«Et l'ange ferma la porte.


«C'était un long sentier tout pavé de braise rouge. Je

[30]
chancelais comme si j'avais bu; à chaque pas, je


trébuchais; j'étais tout en eau, chaque poil de mon corps avait

sa goutte de sueur, et je haletais de soif... Mais, ma foi,

grâce aux sandales que le bon saint Pierre m'avait prêtées,

je ne me brûlai pas les pieds.


[5]
«Quand j'eus fait assez de faux pas clopin-clopant, je

vis à ma main gauche une porte... non, un portail, un

énorme portail, tout bâillant, comme la porte d'un grand

four. Oh! mes enfants, quel spectacle! Là on ne demande

pas mon nom; là, point de registre. Par fournées et à

[10]
pleine porte, on entra là, mes frères, comme le dimanche

vous entrez au cabaret.


«Je suais à grosses gouttes, et pourtant j'étais transi,

j'avais le frisson. Mes cheveux se dressaient. Je sentais

le brûlé, la chair rôtie, quelque chose comme l'odeur qui

[15]
se répand dans notre Cucugnan quand Éloy, le maréchal,

brûle pour la ferrer la botte d'un vieil âne. Je perdais

haleine dans cet air puant et embrasé; j'entendais une

clameur horrible, des gémissements, des hurlements et des

jurements.


[20]
«--Eh bien! entres-tu ou n'entres~tu pas, toi?

me fait, en me piquant de sa fourche, un démon

cornu.


«--Moi? Je n'entre pas. Je suis un ami de Dieu.


«--Tu es un ami de Dieu... Eh! b... de teigneux!

[25]
que viens-tu faire ici?...


«--Je viens... Ah! ne m'en parlez pas, que je ne puis

plus me tenir sur mes jambes... Je viens... je viens de

loin... humblement vous demander... si... si, par

coup de hasard... vous n'auriez pas ici... quelqu'un

[30]
...quelqu'un de Cucugnan...


«--Ah! feu de Dieu! tu fais la bête, toi, comme si tu

ne savais pas que tout Cucugnan est ici. Tiens, laid


corbeau, regarde, et tu verras comme nous les arrangeons ici,

tes fameux Cucugnanais...


..........................................................


«Et je vis, au milieu d'un épouvantable tourbillon de

flamme:


[5]
«Le long Coq-Galine,--vous l'avez tous connu, mes

frères,--Coq-Galine, qui se grisait si souvent, et si souvent

secouait les puces à sa pauvre Clairon.


«Je vis Catarinet... cette petite gueuse... avec son

nez en l'air... qui couchait toute seule à la grange... Il

[10]
vous en souvient, mes drôles!... Mais passons, j'en ai

trop dit.


«Je vis Pascal Doigt-de-Poix, qui faisait son huile avec

les olives de M. Julien.


«Je vis Babet la glaneuse, qui, en glanant, pour avoir

[15]
plus vite noué sa gerbe, puisait à poignées aux gerbiers.


«Je vis maître Grapasi, qui huilait si bien la roue de sa

brouette.


«Et Dauphine, qui vendait si cher l'eau de son

puits.


[20]
«Et le Tortillard, qui, lorsqu'il me rencontrait portant

le bon Dieu, filait son chemin, la barrette sur la tête et la

pipe au bec... et fier comme Artaban... comme s'il

avait rencontré un chien.


«Et Coulau avec sa Zette, et Jacques, et Pierre, et

[25]
Toni...


...........................................................


Ému, blême de peur, l'auditoire gémit, en voyant, dans

l'enfer tout ouvert, qui son père et qui sa mère, qui sa

grand'mère et qui sa soeur...


--Vous sentez bien, mes frères, reprit le bon abbé,


Martin, vous sentez bien que ceci ne peut pas durer. J'ai

charge d'âmes, et je veux, je veux vous sauver de l'abîme

où vous êtes tous en train de rouler tête première. Demain

je me mets à l'ouvrage, pas plus tard que demain.

[5]
Et l'ouvrage ne manquera pas! Voici comment je m'y

prendrai. Pour que tout se fasse bien, il faut tout faire

avec ordre. Nous irons rang par rang, comme à Jonquières

quand on danse.


«Demain lundi, je confesserai les vieux et les vieilles.

[10]
Ce n'est rien.


«Mardi, les enfants. J'aurai bientôt fait.


«Mercredi, les garçons et les filles. Cela pourra être

long.


«Jeudi, les hommes. Nous couperons court.


[15]
«Vendredi, les femmes. Je dirai: Pas d'histoires!


«Samedi, le meunier!... Ce n'est pas trop d'un jour

pour lui tout seul...


«Et, si dimanche nous avons fini, nous serons bien

heureux.


[20]
«Voyez-vous, mes enfants, quand le blé est mûr, il faut

le couper; quand le vin est tiré, il faut le boire. Voilà

assez de linge sale, il s'agit de le laver, et de le bien laver.


«C'est la grâce que je vous souhaite.
Amen!


......................................................


Ce qui fut dit fut fait. On coula la lessive.


[25]
Depuis ce dimanche mémorable, le parfum des vertus

de Cucugnan se respire à dix lieues à l'entour.


Et le bon pasteur M. Martin, heureux et plein d'allégresse,

a rêvé l'autre nuit que, suivi de tout son troupeau,

il gravissait, en resplendissante procession, au milieu des

[30]
cierges allumés, d'un nuage d'encens qui embaumait et


des enfants de choeur qui chantaient
Te Deum
, le chemin

éclairé de la cité de Dieu.


Et voilà l'histoire du curé de Cucugnan, telle que m'a

ordonné de vous le dire ce grand gueusard de Roumanille,

[5]
qui la tenait lui-même d'un autre bon compagnon.


LE SOUS-PRÉFET AUX CHAMPS

M. le sous-préfet est en tournée. Cocher devant, laquais
derrière, la calèche de la sous-préfecture l'emporte
majestueusement au concours régional de la Combe-aux-Fées.
Pour cette journée mémorable, M. le sous-préfet a
[5] mis son bel habit brodé, son petit claque, sa culotte
collante à bandes d'argent et son épée de gala à poignée de
nacre... Sur ses genoux repose une grande serviette en
chagrin gaufré qu'il regarde tristement.

M. le sous-préfet regarde tristement sa serviette en
[10] chagrin gaufré; il songe au fameux discours qu'il va falloir
prononcer tout à l'heure devant les habitants de la
Combe-aux-Fées:

--Messieurs et chers administrés...

Mais il a beau tortiller la soie blonde de ses favoris et
[15] répéter vingt fois de suite:

--Messieurs et chers administrés... la suite du discours
ne vient pas.

La suite du discours ne vient pas... Il fait si chaud
dans cette calèche!... A perte de vue, la route de la
[20] Combe-aux-Fées poudroie sous le soleil du Midi...
L'air est embrasé... et sur les ormeaux du bord du
chemin, tout couverts de poussière blanche, des milliers
de cigales se répondent d'un arbre à l'autre... Tout à
coup M. le sous-préfet tressaille. Là-bas, au pied d'un
[25]coteau, il vient d'apercevoir un petit bois de chênes verts
qui semble lui faire signe.

Le petit bois de chênes verts semble lui faire signe:


M. le sous-préfet est séduit; il saute à bas de sa calèche

[5]
et dit à ses gens de l'attendre, qu'il va composer son

discours dans le petit bois de chênes verts.


Dans le petit bois de chênes verts il y a des oiseaux, des

violettes, et des sources sous l'herbe fine... Quand ils

ont aperçu M. le sous-préfet avec sa belle culotte et sa

[10]
serviette en chagrin gaufré, les oiseaux ont eu peur et se

sont arrêtés de chanter, les sources n'ont plus osé faire de

bruit, et les violettes se sont cachées dans le gazon.

Tout ce petit monde-là n'a jamais vu de sous-préfet, et se

demande à voix basse quel est ce beau seigneur qui se

[15]
promène en culotte d'argent.


A voix basse, sous la feuillée, on se demande quel est

ce beau seigneur en culotte d'argent... Pendant ce

temps-là, M. le sous-préfet, ravi du silence et de la fraîcheur

du bois, relève les pans de son habit, pose son claque

[20]
sur l'herbe et s'assied dans la mousse au pied d'un jeune

chêne; puis il ouvre sur ses genoux sa grande serviette de

chagrin gaufré et en tire une large feuille de papier

ministre.


--C'est un artiste! dit la fauvette.


[25]
--Non, dit le bouvreuil, ce n'est pas un artiste, puisqu'il

a une culotte en argent; c'est plutôt un prince.


--C'est plutôt un prince, dit le bouvreuil.


~-Ni un artiste, ni un prince, interrompt un vieux rossignol,

qui a chanté toute une saison dans les jardins de

[30]
la sous-préfecture... Je sais ce que c'est: c'est un

sous-préfet!


Et tout le petit bois va chuchotant:


--C'est un sous-préfet! c'est un sous-préfet!

--Comme il est chauve! remarque une alouette à grande

huppe.


Les violettes demandent:


[5]
--Est-ce que c'est méchant?


--Est-ce que c'est méchant? demandent les violettes.


Le vieux rossignol répond:


--Pas du tout!


Et sur cette assurance, les oiseaux se remettent à

[10]
chanter, les sources à courir, les violettes à embaumer,

comme si le monsieur n'était pas là... Impassible au

milieu de tout ce joli tapage, M. le sous-préfet invoque

dans son coeur la Muse des comices agricoles, et, le crayon

levé, commence à déclamer de sa voix de cérémonie:


[15]
--Messieurs et chers administrés...


--Messieurs et chers administrés, dit le sous-préfet de

sa voix de cérémonie...


Un éclat de rire l'interrompt; il se retourne et ne voit

rien qu'un gros pivert qui le regarde en riant, perché sur

[20]
son claque. Le sous-préfet hausse les épaules et veut

continuer son discours; mais le pivert l'interrompt encore

et lui crie de loin:


--A quoi bon?


--Comment! à quoi bon? dit le sous-préfet, qui devient

[25]
tout rouge; et, chassant d'un geste cette bête

effrontée, il reprend de plus belle:


--Messieurs et chers administrés...


--Messieurs et chers administrés..., a repris le sous-préfet

de plus belle.


[30]
Mais alors, voilà, les petites violettes qui se haussent

vers lui sur le bout de leurs tiges et qui lui disent

doucement:


--Monsieur le sous-préfet, sentez-vous comme nous

sentons bon?


Et les sources lui font sous la mousse une musique divine;

et dans les branches, au-dessus de sa tête, des tas

[5]
de fauvettes viennent lui chanter leurs plus jolis airs; et

tout le petit bois conspire pour l'empêcher de composer

son discours.


Tout le petit bois conspire pour l'empêcher de composer

son discours... M. le sous-préfet, grisé de parfums, ivre

[10]
de musique, essaye vainement de résister au nouveau

charme qui l'envahit. Il s'accoude sur l'herbe, dégrafe

son bel habit, balbutie encore deux ou trois fois:


--Messieurs et chers administrés... Messieurs et

chers admi... Messieurs et chers...


[15]
Puis il envoie les administrés au diable; et la Muse des

comices agricoles n'a plus qu'à se voiler la face.


Voile-toi la face, ô Muse des comices agricoles!... Lorsque,

au bout d'une heure, les gens de la sous-préfecture,

inquiets de leur maître sont entrés dans le petit bois, ils

[20]
ont vu un spectacle qui les a fait reculer d'horreur...

M. le sous-préfet était couché sur le ventre, dans l'herbe,

débraillé comme un bohème. Il avait mis son habit bas;

...et, tout en mâchonnant des violettes, M. le sous-préfet

faisait des vers.


LE PAPE EST MORT

J'ai passé mon enfance dans une grande ville de province

coupée en deux par une rivière très-encombrée, très-remuante,

où j'ai pris de bonne heure le goût des voyages

et la passion de la vie sur l'eau. Il y a surtout un coin de

[5]
quai, près d'une certaine passerelle Saint-Vincent, auquel

je ne pense jamais, même aujourd'hui, sans émotion.

Je revois l'écriteau cloué au bout d'une vergue:
Cornet
,

bateaux de louage, le petit escalier qui s'enfonçait dans

l'eau, tout glissant et noirci de mouillure, la flottille de

[10]
petits canots fraîchement peints de couleurs vives s'alignant

au bas de l'échelle, se balançant doucement bord à

bord, comme allégés par les jolis noms qu'ils portaient à

leur arrière en lettres blanches:
l'Oiseau-Mouche,
l'Hirondelle
.


[15]
Puis, parmi les longs avirons reluisants de céruse qui

étaient en train de sécher contre le talus, le père Cornet

s'en allant avec son seau à peinture, ses grands pinceaux,

sa figure tannée, crevassée, ridée de mille petites fossettes

comme la rivière un soir de vent frais... Oh! ce père

[20]
Cornet. Ç'a été le satan de mon enfance, ma passion

douloureuse, mon péché, mon remords. M'en a-t-il fait

commettre des crimes avec ses canots! Je manquais

l'école, je vendais mes livres. Qu'est-ce que je n'aurais

pas vendu pour une après-midi de canotage!


[25]
Tous mes cahiers de classe au fond du bateau, la veste

à bas, le chapeau en arrière, et dans les cheveux le bon

coup d'éventail de la brise d'eau, je tirais ferme sur mes

rames, en fronçant les sourcils pour bien me donner la


tournure d'un vieux loup de mer. Tant que j'étais en

ville, je tenais le milieu de la rivière, a égale distance des

deux rives, où le vieux loup de mer aurait pu être reconnu.

Quel triomphe de me mêler à ce grand mouvement de

[5]
barques, de radeaux, de trains de bois, de mouches à

vapeur qui se côtoyaient, s'évitaient, séparés seulement

par un mince liséré d'écume! Il y avait de lourds bateaux

qui tournaient pour prendre le courant, et cela en

déplaçait une foule d'autres.


[10]
Tout à coup les roues d'un vapeur battaient l'eau près

de moi; ou bien une ombre lourde m'arrivait dessus,

c'était l'avant d'un bateau de pommes.


«Gare donc, moucheron!» me criait une voix enrouée;

et je suais, je me débattais, empêtré dans le va-et-vient

[15]
de cette vie du fleuve que la vie de la rue traversait

incessamment par tous ces ponts, toutes ces passerelles qui

mettaient des reflets d'omnibus sous la coupe des avirons.

Et le courant si dur à la pointe des arches, et les remous,

les tourbillons, le fameux trou de la Mort-gui-trompe!

[20]
Pensez que ce n'était pas une petite affaire de se guider

là-dedans avec des bras de douze ans et personne pour

tenir la barre.


Quelquefois j'avais la chance de rencontrer la chaîne.

Vite je m'accrochais tout au bout de ces longs trains de

[25]
bateaux qu'elle remorquait, et, les rames immobiles,

étendues comme des ailes qui planent, je me laissais aller à

cette vitesse silencieuse qui coupait la rivière en longs

rubans d'écume et faisait filer des deux côtés les arbres,

les maisons du quai. Devant moi, loin, bien loin, j'entendais

[30]
le battement monotone de l'hélice, un chien qui

aboyait sur un des bateaux de la remorque, où montait

d'une cheminée basse un petit filet de fumée; et tout cela


me donnait l'illusion d'un grand voyage, de la vraie vie

de bord.


Malheureusement, ces rencontres de la chaîne étaient

rares. Le plus souvent il fallait ramer et ramer aux heures

[5]
de soleil. Oh! les pleins midis tombant d'aplomb sur la

rivière, il me semble qu'ils me brillent encore. Tout

flambait, tout miroitait. Dans cette atmosphère aveuglante

et sonore qui flotte au-dessus des vagues et vibre à

tous leurs mouvements, les courts plongeons de mes rames,

[10]
les cordes des haleurs soulevées de l'eau toutes ruisselantes

faisaient passer des lumières vives d'argent poli.

Et je ramais en fermant les yeux. Par moments, à la

vigueur de mes efforts, à l'élan de l'eau sous ma barque,

je me figurais que j'allais très-vite; mais en relevant la

[15]
tête, je voyais toujours le même arbre, le même mur en

face de moi sur la rive.


Enfin, à force de fatigues, tout moite et rouge de chaleur,

je parvenais à sortir de la ville. Le vacarme des bains

froids, des bateaux de blanchisseuses, des pontons

[20]
d'embarquement diminuait. Les ponts s'espaçaient sur la

rive élargie. Quelques jardins de faubourg, une cheminée

d'usine, s'y reflétaient de loin en loin. A l'horizon

tremblaient des îles vertes. Alors, n'en pouvant plus, je venais

me ranger contre la rive, au milieu des roseaux tout

[25]
bourdonnants; et là, abasourdi par le soleil, la fatigue,
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