pays et se replier ensuite. Tout semblait calme dans la
campagne; rien n'indiquait une résistance préparée.
s'élança en avant, la baïonnette au fusil.
surpris et éperdu qu'il ne pensait même pas à fuir. Puis
troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant
profondeur, comme on saute d'un pont dans une rivière.
de pierres.
avait fait. Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il
cette ornière, sous le toit de branchages enlacés, allant le
plus vite possible, en s'éloignant du lieu de combat.
Puis il s'arrêta et s'assit de nouveau, tapi comme un
lièvre au milieu des hautes herbes sèches.
Il entendit pendant quelque temps encore des détonations,
[5]
des cris et des plaintes. Puis les clameurs de la
lutte s'affaiblirent, cessèrent. Tout redevint muet et
calme.
Soudain quelque chose remua: contre lui. Il eut un
[10]
sursaut épouvantable. C'était un petit oiseau qui, s'étant
posé sur une branche, agitait des feuilles mortes. Pendant
près d'une heure, le coeur de Walter Schnaffs en battit à
grands coups pressés.
La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le
[15]
soldat se mit à songer. Qu'allait-il faire? Qu'allait-il
devenir? Rejoindre son armée?... Mais comment?
Mais par où? Et il lui faudrait recommencer l'horrible
vie d'angoisses, d'épouvantes, de fatigues et de souffrances
qu'il menait depuis le commencement de la guerre! Non!
[20]
Il ne se sentait plus ce courage. Il n'aurait plus l'énergie
qu'il fallait pour supporter les marches et affronter les
dangers de toutes les minutes.
Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et
s'y cacher jusqu'à la fin des hostilités. Non, certes. S'il
[25]
n'avait pas fallu manger, cette perspective ne l'aurait
pas trop atterré; mais il fallait manger, manger tous les
jours.
Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme,
sur le territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient
[30]
défendre. Des frissons lui couraient sur la peau.
Soudain il pensa: «Si seulement j'étais prisonnier!» Et
son coeur frémit de désir, d'un désir violent, immodéré,
d'être prisonnier des Français. Prisonnier! Il serait
sauvé, nourri, logé, à l'abri des balles et des sabres, sans
appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée.
Prisonnier! Quel rêve!
[5]
Et sa résolution fut prise immédiatement:
--Je vais me constituer prisonnier.
Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d'une
minute. Mais il demeura immobile, assailli soudain par
des réflexions fâcheuses et par des terreurs nouvelles.
[10]
Où allait-il se constituer prisonnier? Comment? De
quel côté? Et des images affreuses, des images de mort,
se précipitèrent dans son âme.
Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant
seul, avec son casque à pointe, par la campagne.
[15]
S'il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un
Prussien perdu, un Prussien sans défense, le tueraient
comme un chien errant! Ils le massacreraient avec leurs
fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs pelles! Ils en
feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des
[20]
vaincus exaspérés.
S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs,
des enragés sans loi ni discipline, le fusilleraient pour
s'amuser, pour passer une heure, histoire de rire en voyant
sa tête. Et il se croyait déjà appuyé contre un mur en
[25]
face de douze canons de fusils, dont les petits trous ronds
et noirs semblaient le regarder.
S'il rencontrait l'armée française elle-même? Les
hommes d'avant-garde le prendraient pour un éclaireur,
pour quelque hardi et malin troupier parti seul en reconnaissance,
[30]
et ils lui tireraient dessus. Et il entendait déjà
les détonations irrégulières des soldats couchés dans les
broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ,
affaissait, troué comme une écumoire par les balles qu'il
sentait entrer dans sa chair.
Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans
issue.
[5]
La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire.
Il ne bougeait plus. Tressaillant à tous les bruits inconnus
et légers qui passent dans les ténèbres. Un lapin, tapant
du cul au bord d'un terrier, faillit faire s'enfuir Walter
Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient l'âme, le
[10]
traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des
blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de
voir dans l'ombre; et il s'imaginait à tout moment entendre
marcher près de lui.
Après d'interminables heures et des angoisses de damné,
[15]
il aperçut, à travers son plafond de branchages, le ciel qui
devenait clair. Alors, un soulagement immense le pénétra;
ses membres se détendirent, reposés soudain; son coeur
s'apaisa; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit.
Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près
[20]
au milieu du ciel; il devait être midi. Aucun bruit ne
troublait la paix morne des champs; et Walter Schnaffs
s'aperçut qu'il était atteint d'une faim aiguë.
Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson
des soldats; et son estomac lui faisait mal.
[25]
Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient
faibles, et se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois
heures encore, il établit le pour et le contre, changeant
à tout moment de résolution, combattu, malheureux,
tiraillé par les raisons les plus contraires.
[30]
Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de
guetter le passage d'un villageois seul, sans armes, et sans
outils de travail dangereux, de courir au-devant de lui et
de se remettre en ses mains en lui faisant bien comprendre
qu'il se rendait.
Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir,
et il sortit sa tête au bord de son trou, avec des précautions
[5]
infinies.
Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là-bas,
à droite, un petit village envoyait au ciel la fumée de
ses toits, la fumée de ses cuisines! Là-bas, à gauche; il
apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un grand
[10]
château flanqué de tourelles.
Il attendit jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne
voyant rien que des vols de corbeaux, n'entendant rien
que les plaintes sourdes de ses entrailles.
Et la nuit encore tomba sur lui.
[15]
Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un
sommeil fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil
d'homme affamé.
L'aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en
observation. Mais la campagne restait vide comme la
[20]
veille; et une peur nouvelle entrait dans l'esprit de Walter
Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il se voyait étendu
au fond de son trou, sur le dos, les deux yeux fermés. Puis
des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient
de son cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant
[25]
partout à la fois, se glissant sous ses vêtements pour
mordre sa peau froide. Et un grand corbeau lui piquait
les yeux de son bec effilé.
Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir
de faiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il
[30]
s'apprêtait à s'élancer vers le village, résolu à tout oser, à
tout braver, quand il aperçut trois paysans qui s'en allaient
aux champs avec leurs fourches sur l'épaule, et il se replongea
dans sa cachette.
Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement
du fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le coeur
battant, vers le château lointain, préférant entrer
là-dedans plutôt qu'au village qui lui semblait redoutable
[5]
comme une tanière pleine de tigres.
Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même
ouverte; et une forte odeur de viande cuite s'en échappait,
une odeur qui pénétra brusquement dans le nez et jusqu'au
fond du ventre de Walter Schnaffs, qui le crispa, le fit
[10]
haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant au coeur une
audace désespérée.
Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans
le cadre de la fenêtre.
Huit domestiques dînaient autour d'une grande table.
[15]
Mais soudain une bonne demeura béante, laissant tomber
son verre, les yeux fixes. Tous les regards suivirent le sien!
On aperçut l'ennemi!
Seigneur! les Prussiens attaquaient le château! ...
Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés
[20]
sur huit tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis
une levée tumultueuse, une bousculade mêlée, une fuite
éperdue vers la porte du fond. Les chaises tombaient, les
hommes renversaient les femmes et passaient dessus. En
deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec la table
[25]
couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait,
toujours debout dans sa fenêtre.
Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur
d'appui et s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée
le faisait trembler comme un fiévreux: mais une terreur le
[30]
retenait, le paralysait encore. Il écouta. Toute la maison
semblait frémir; des portes se fermaient, des pas rapides
couraient sur le plancher de dessus. Le Prussien inquiet
tendait l'oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit
des bruits sourds comme si des corps fussent tombés dans
la terre molle, au pied des murs, des corps humains sautant
du premier étage.
Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le
[5]
grand château devint silencieux comme un tombeau.
Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte,
et il se mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées
comme s'il eût craint d'être interrompu trop tôt, de ne
pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux mains les
[10]
morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des
paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans
l'estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il
s'interrompait, prêt à crever à la façon d'un tuyau trop
plein. Il prenait à la cruche au cidre et se déblayait
[15]
l'oesophage comme on lave un conduit bouché.
Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les
bouteilles; puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti,
rouge, secoué par des hoquets, l'esprit troublé et la bouche
grasse, il déboutonna son uniforme pour souffler, incapable
[20]
d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses
idées s'engourdissaient; il posa son front pesant dans ses
bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion
des choses et des faits.
Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus
[25]
des arbres du parc. C'était l'heure froide qui
précède le jour.
Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et
muettes; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dans
l'ombre une pointe d'acier.
[30]
Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire.
Deux fenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée.
Soudain, une voix tonnante hurla:
--En avant! nom d'un nom! à l'assaut! mes enfants!
Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les
vitres s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança,
[5]
brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante
soldats armés jusqu'aux cheveux, bondirent dans
la cuisine où reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et,
lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le culbutèrent,
le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la
[10]
tête.
Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre,
battu, crossé et fou de peur.
Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui
planta son pied sur le ventre en vociférant:
[15]
--Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous!
Le Prussien n'entendit que ce seul mot «prisonnier,» et
il gémit: «
ya, ya, ya
.»
Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une
vive curiosité par ses vainqueurs qui soufflaient comme des
[20]
baleines. Plusieurs s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion
et de fatigue.
Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin
prisonnier!
Un autre officier entra et prononça:
[25]
--Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs
semblent avoir été blessés. Nous restons maîtres de la
place.
Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra:
«Victoire!»
Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa
[30]
poche:
«Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre
en retraite, emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on
évalue à cinquante hommes hors»
Le jeune officier reprit:
[5]
--Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel?
Le colonel répondit:
--Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif
avec de l'artillerie et des forces supérieures.
Et il donna l'ordre de repartir.
[10]
La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du
château, et se mit en mouvement, enveloppant de partout
Walter Schnaffs garrotté, tenu par six guerriers le revolver
au poing.
Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la
[15]
route. On avançait avec prudence, faisant halte de temps
en temps.
Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de la
Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce
fait d'armes.
[20]
La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand
on aperçut le casque du prisonnier, des clameurs formidables
éclatèrent. Les femmes levaient les bras; des vieilles
pleuraient; un aïeul lança sa béquille au Prussien et blessa
le nez d'un de ses gardiens.
[25]
Le colonel hurlait.
--Veillez à la sûreté du captif.
On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut
ouverte, et Walter Schnaffs jeté dedans, libre de liens.
Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour
[30]
du bâtiment.
Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient
depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie,
se mit à danser, à danser éperdument, en levant les bras et
les jambes, à danser en poussant des cris frénétiques,
jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur.
Il était prisonnier! Sauvé!
[5]
C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à
l'ennemi après six heures seulement d'occupation.
Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette
affaire à la tête des gardes nationaux de la Roche-Oysel,
fut décoré.
TOMBOUCTOU
Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre
d'or du soleil couchant. Tout le ciel était rouge, aveuglant;
et, derrière la Madeleine, une immense nuée
flamboyante jetait dans toute la longue avenue une
[5]
oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de
brasier.
La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammée
et semblait dans une apothéose. Les visages
étaient dorés; les chapeaux noirs et les habits avaient des
[10]
reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait des
flammes sur l'asphalte des trottoirs.
Devant les cafés, un peuple d'hommes buvait les boissons
brillantes et colorées qu'on aurait prises pour des pierres
précieuses fondues dans le cristal.
[15]
Au milieu des consommateurs aux légers vêtements plus
foncés, deux officiers en grande tenue faisaient baisser
tous les yeux par l'éblouissement de leurs dorures. Ils
causaient, joyeux sans motif, dans cette gloire de vie, dans
ce rayonnement radieux du soir; et ils regardaient la foule,
[20]
les hommes lents et les femmes pressées qui laissaient
derrière elles une odeur savoureuse et troublante.
Tout à coup un nègre énorme, vêtu de noir, ventru,
chamarré de breloques sur un gilet de coutil, la face luisante
comme si elle eût été cirée, passa devant eux avec
[25]
un air de triomphe. Il riait aux passants, il riait aux
vendeurs de journaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris
entier. Il était si grand qu'il dépassait toutes les têtes;
et, derrière lui, tous les badauds se retournaient pour le
contempler de dos.
Mais soudain il aperçut les officiers, et, culbutant les
[5]
buveurs, il s'élança. Dès qu'il fut devant leur table, il
planta sur eux ses yeux luisants et ravis, et les coins de sa
bouche lui montèrent jusqu'aux oreilles, découvrant ses
dents blanches, claires comme un croissant de lune dans
un ciel noir. Les deux hommes, stupéfaits, contemplaient
[10]
ce géant d'ébène, sans rien comprendre à sa gaieté.
Et il s'écria, d'une voix qui fit rire toutes les tables:
--Bonjou, mon lieutenant.
Un des officiers était chef de bataillon, l'autre colonel.
Le premier dit:
[15]
--Je ne vous connais pas, monsieur; j'ignore ce que
vous voulez.
Le nègre reprit:
--Moi aimé beaucoup toi, lieutenant Védié, siège Bézi,
beaucoup raisin, cherché moi.
[20]
L'officier, tout à fait éperdu, regardait fixement l'homme,
cherchant au fond de ses souvenirs; mais brusquement il
s'écria:
--Tombouctou?
Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un
[25]
rire d'une invraisemblable violence et beuglant:
--Si, si, ya, mon lieutenant, reconné Tombouctou. ya,
bonjou.
Le commandant lui tendit la main en riant lui-même de
tout son coeur. Alors Tombouctou redevint grave. Il
[30]
saisit la main de l'officier, et, si vite que l'autre ne put
l'empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre et arabe.
Confus, le militaire lui dit d'une voix sévère:
--Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique.
Assieds-toi là et dis-moi comment je te trouve ici.
Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant
il parlait vite:
[5]
--Gagné beaucoup d'agent, beaucoup, grand'estaurant,
bon mangé, Prussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup,
cuisine française, Tombouctou, cuisinié de l'Empéeu, deux
cent mille francs à moi. Ah! ah! ah! ah!
Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le
[10]
regard.
Quand l'officier, qui comprenait son étrange langage,
l'eut interrogé quelque temps, il lui dit:
--Eh bien, au revoir, Tombouctou; à bientôt.
Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois, la main qu'on
[15]
lui tendait, et riant toujours, cria:
--Bonjou, bonjou, mon lieutenant!
Il s'en alla, si content, qu'il gesticulait en marchant, et
qu'on le prenait pour un fou.
Le colonel demanda:
[20]
--Qu'est-ce que cette brute?
--Un brave garçon et un brave soldat. Je vais vous
dire ce que je sais de lui; c'est assez drôle.
Vous savez qu'au commencement de la guerre de 1870
je fus enfermé dans Bézières, que ce nègre appelle Bézi.
[25]
Nous n'étions point assiégés, mais bloqués. Les lignes
prussiennes nous entouraient de partout, hors de portée des
canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant
peu à peu.
J'étais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait
composée de troupes de toute nature, débris de régiments
écharpés, fuyards, maraudeurs, séparés des corps d'armée.
Nous avions de tout enfin, même onze turcos arrivés un
soir on ne sait comment, on ne sait par où. Ils s'étaient
[5]
présentés aux portes de la ville, harassés, déguenillés,
affamés et saouls. On me les donna.
Je reconnus bientôt qu'ils étaient rebelles à toute discipline,
toujours dehors et toujours gris. J'essayai de la
salle de police, même de la prison, rien n'y fit. Mes
[10]
hommes disparaissaient des jours entiers, comme s'ils se
fussent enfoncés sous terre, puis reparaissaient ivres à
tomber. Ils n'avaient pas d'argent. Où buvaient-ils?
Et comment, et avec quoi?
Cela commençait à m'intriguer vivement, d'autant plus
[15]
que ces sauvages m'intéressaient avec leur rire éternel et
leur caractère de grands enfants espiègles.
Je m'aperçus alors qu'ils obéissaient aveuglément au
plus grand d'eux tous, celui que vous venez de voir. Il
les gouvernait à son gré, préparait leurs mystérieuses
[20]
entreprises en chef tout-puissant et incontesté. Je le fis
venir chez moi et je l'interrogeai. Notre conversation dura
bien trois heures, tant j'avais de peine à pénétrer son surprenant
charabia. Quant à lui, le pauvre diable, il faisait
des efforts inouïs pour être compris, inventait des mots,
[25]
gesticulait, suait de peine, s'essuyait le front, soufflait,
s'arrêtait et repartait brusquement, quand il croyait avoir
trouvé un nouveau moyen de s'expliquer.
Je devinai enfin qu'il était fils d'un grand chef, d'une
sorte de roi nègre des environs de Tombouctou. Je lui
[30]
demandai son nom. Il répondit quelque chose comme
Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus
simple de lui donner le nom de son pays: «Tombouctou.»
Et, huit jours plus tard, toute la garnison ne le nommait
plus autrement.
Mais une envie folle nous tenait de savoir où cet ex-prince
africain trouvait à boire. Je le découvris d'une
[5]
singulière façon.
J'étais un matin sur les remparts, étudiant l'horizon,
quand j'aperçus dans une vigne quelque chose qui remuait.
On arrivait au temps des vendanges, les raisins
étaient mûrs, mais je ne songeais guère à cela. Je pensai
[10]
qu'un espion s'approchait de la ville, et j'organisai une
expédition complète pour saisir le rôdeur. Je pris moi-même
le commandement, après avoir obtenu l'autorisation
du général.
J'avais fait sortir, par trois portes différentes, trois
[15]
petites troupes qui devaient se rejoindre auprès de la vigne
suspecte et la cerner. Pour couper la retraite à l'espion,
un de ces détachements avait à taire une marche d'une
heure au moins. Un homme resté en observation sur les
murs m'indiqua par signe que l'être aperçu n'avait point
[20]
quitté le champ. Nous allions en grand silence, rampant,
presque couchés dans les ornières. Enfin, nous touchons
au point désigné; je déploie brusquement mes soldats, qui
s'élancent dans la vigne, et trouvent.... Tombouctou
voyageant à quatre pattes au milieu des ceps et mangeant
[25]
du raisin, ou plutôt happant du raisin comme un chien
qui mange sa soupe, à pleine bouche, à la plante même,
en arrachant la grappe d'un coup de dent.
Je voulus le faire relever; il n'y fallait pas songer, et je
compris alors pourquoi il se traînait ainsi sur les mains
[30]
et sur les genoux. Dès qu'on l'eut planté sur ses jambes
il oscilla quelques secondes, tendit les bras et s'abattit
sur le nez. Il était gris comme je n'ai jamais vu un
homme être gris.
On le rapporta sur deux échalas, il ne cessa de rire
tout le long de la route en gesticulant des bras et des
jambes.
C'était là tout le mystère. Mes gaillards buvaient au
[5]
raisin lui-même. Puis, lorsqu'ils étaient saouls à ne plus
bouger, ils dormaient sur place.
Quant à Tombouctou, son amour de la vigne passait
toute croyance et toute mesure. Il vivait là-dedans à la
façon des grives, qu'il haïssait d'ailleurs d'une haine de
[10]
rival jaloux. Il répétait sans cesse:
--Les gives mangé tout le raisin, capules!
Un soir on vint me chercher. On apercevait par la
plaine quelque chose arrivant vers nous. Je n'avais point
pris ma lunette, et je distinguais fort mal. On eût dit un
[15]
grand serpent qui se déroulait, un convoi, que sais-je?
J'envoyai quelques hommes au-devant de cette étrange
caravane qui fit bientôt son entrée triomphale. Tombouctou
et neuf de ses compagnons portaient sur une sorte
d'autel, fait avec des chaises de campagne, huit têtes
[20]
coupées, sanglantes et grimaçantes. Le dixième turco
traînait un cheval à la queue duquel un autre était attaché,
et six autres bêtes suivaient encore, retenues de la même
façon.
Voici ce que j'appris. Étant partis aux vignes, mes
[25]
Africains avaient aperçu tout à coup un détachement
prussien s'approchant d'un village. Au lieu de fuir, ils
s'étaient cachés; puis, lorsque les officiers eurent mis pied
à terre devant une auberge pour se rafraîchir, les onze
gaillards s'élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se
[30]
crurent attaqués, tuèrent les deux sentinelles, plus le
colonel et les cinq officiers de son escorte.
Ce jour-là, j'embrassai Tombouctou. Mais je m'aperçus
qu'il marchait avec peine. Je le crus blessé; il se mit à
rire et me dit:
--Moi, povisions pou pays.
C'est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour
[5]
l'honneur, mais bien pour le gain. Tout ce qu'il trouvait,
tout ce qui lui paraissait avoir une valeur quelconque,
tout ce qui brillait surtout, il le plongeait dans sa poche!
Quelle poche! un gouffre qui commençait à la hanche et
finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier,
[10]
il l'appelait sa «profonde,» et c'était sa profonde, en effet!
Donc il avait détaché l'or des uniformes prussiens, le
cuivre des casques, les boutons, etc., et jeté le tout dans
sa «profonde» qui était pleine à déborder.
Chaque jour, il précipitait là-dedans tout objet luisant
[15]
qui lui tombait sous les yeux, morceaux d'étain ou pièces
d'argent, ce qui lui donnait parfois une tournure infiniment
drôle.
Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont
il semblait bien frère, ce fils de roi, torturé par le besoin
[20]
d'engloutir les corps brillants. S'il n'avait pas eu sa
profonde, qu'aurait-il fait? Il les aurait sans doute
avalés.
Chaque matin sa poche était vide. Il avait donc un
magasin général où s'entassaient ses richesses. Mais où?
[25]
Je ne l'ai pu découvrir.
Le général, prévenu du haut fait de Tombouctou, fit
bien vite enterrer les corps demeurés au village voisin,
pour qu'on ne découvrit point qu'ils avaient été décapités.
Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le maire et sept
[30]
habitants notables furent fusillés sur-le-champ, par
représailles, comme ayant dénoncé la présence des Allemands.
L'hiver était venu. Nous étions harassés et désespérés.
On se battait maintenant tous les jours. Les hommes
affamés ne marchaient plus. Seuls les huit turcos (trois
avaient été tués) demeuraient gras et luisants, et vigoureux,
[5]
toujours prêts à se battre. Tombouctou engraissait
même. Il me dit un jour:
--Toi beaucoup faim, moi bon viande.
Et il m'apporta en effet un excellent filet. Mais de
quoi? Nous n'avions plus ni boeufs, ni moutons, ni chèvres,
[10]
ni ânes, ni porcs. Il était impossible de se procurer
du cheval. Je réfléchis à tout cela après avoir dévoré
ma viande. Alors une pensée horrible me vint. Ces
nègres étaient nés bien près du pays où l'on mange des
hommes! Et chaque jour tant de soldats tombaient
[15]
autour de la ville! J'interrogeai Tombouctou. Il ne voulut
pas répondre. Je n'insistai point, mais je refusai désormais
ses présents.
Il m'adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux
avant-postes. Nous étions assis par terre. Je regardais
[20]
avec pitié les pauvres nègres grelottant sous cette
poussière blanche et glacée. Comme j'avais grand froid, je
me mis à tousser. Je sentis aussitôt quelque chose s'abattre
sur moi, comme une grande et chaude couverture.
C'était le manteau de Tombouctou qu'il me jetait sur les
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épaules.
Je me levai et, lui rendant son vêtement:
--Garde ça, mon garçon; tu en as plus besoin que moi.
Il répondit:
--Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi
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chaud, chaud.
Et il me contemplait avec des yeux suppliants.
Je repris:
--Allons, obéis, garde ton manteau, je le veux.
Le nègre alors se leva, tira son sabre qu'il savait rendre
coupant comme une faulx, et tenant de l'autre main sa
large capote que je refusais:
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--Si toi pas gadé manteau, moi coupé; pésonne
manteau.
Il l'aurait fait. Je cédai.
Huit jours plus tard, nous avions capitulé. Quelques-uns
d'entre nous avaient pu s'enfuir. Les autres allaient
[10]
sortir de la ville et se rendre aux vainqueurs.
Je me dirigeais vers la place d'Armes où nous devions
nous réunir quand je demeurai stupide d'étonnement devant
un nègre géant vêtu de coutil blanc et coiffé d'un
chapeau de paille. C'était Tombouctou. Il semblait
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radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant
une petite boutique où l'on voyait en montre deux
assiettes et deux verres.
Je lui dis:
--Qu'est-ce que tu fais?
[20]
Il répondit:
--Moi pas pati, moi bon cuisiné, moi fait mangé colonel,
Algéie; moi mangé Pussiens, beaucoup volé, beaucoup.
Il gelait à dix degrés. Je grelottais devant ce nègre en
coutil. Alors il me prit par le bras et me fit entrer.
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J'aperçus une enseigne démesurée qu'il allait pendre devant
sa porte sitôt que nous serions partis, car il avait quelque
pudeur.
Et je lus, tracé par la main de quelque complice, cet
appel:
CUISINE MILITAIRE DE M. TOMBOUCTOU
ANCIEN CUISINER DE S. M. L'EMPEREUR.
Artiste de Paris.--Prix modérés.
Malgré le désespoir qui me rongeait le coeur, je ne pus
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m'empêcher de rire, et je laissai mon nègre à son nouveau
commerce.
Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener
prisonnier?
Vous venez de voir qu'il a réussi, le gaillard.
[10]
Bézières, aujourd'hui, appartient à l'Allemagne. Le
restaurant Tombouctou est un commencement de
Revanche.
[5]
pointues.
Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau
se met à pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande
tige de bois garnie de fer qu'il laisse descendre au moyen
de deux câbles glissant sur deux rouleaux aux deux bouts
[10]
de l'embarcation. Et le bateau, dérivant sous le vent et
le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et dévaste
le sol de la mer.
Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes
et un mousse. Il était sorti de Boulogne par un beau
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temps clair pour jeter le chalut.
Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant
força le chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre;
mais la mer démontée battait les falaises, se ruait
contre la terre, rendait impossible l'entrée des ports. Le
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petit bateau reprit le large et revint sur les côtes de France.
La tempête continuait à faire infranchissables les jetées,
enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous les abords
des refuges.
Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots,
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ballotté, secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau,
mais gaillard, malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui
le tenaient parfois cinq ou six jours errant entre les deux
pays voisins sans pouvoir aborder l'un ou l'autre.
Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en
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pleine mer, et, bien que la vague fût encore forte, le
patron commanda de jeter le chalut.