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Contes Français

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détachement qui devait simplement explorer une partie du

pays et se replier ensuite. Tout semblait calme dans la

[10]
campagne; rien n'indiquait une résistance préparée.


Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans

une petite vallée que coupaient des ravins profonds,

quand une fusillade violente les arrêta net, jetant bas une

vingtaine des leurs; et une troupe de francs-tireurs,

[15]
sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main,

s'élança en avant, la baïonnette au fusil.


Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement

surpris et éperdu qu'il ne pensait même pas à fuir. Puis

un désir fou de détaler le saisit; mais il songea aussitôt

[20]
qu'il courait comme une tortue en comparaison des maigres

Français qui arrivaient en bondissant comme un

troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant

lui un large fossé plein de broussailles couvertes de feuilles

sèches, il y sauta à pieds joints, sans songer même à la

[25]
profondeur, comme on saute d'un pont dans une rivière.


Il passa, à la façon d'une flèche, à travers une couche

épaisse de lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la

face et les mains, et il tomba lourdement assis sur un lit

de pierres.


[30]
Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il

avait fait. Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il

se traîna avec précaution, à quatre pattes, au fond de


cette ornière, sous le toit de branchages enlacés, allant le

plus vite possible, en s'éloignant du lieu de combat.

Puis il s'arrêta et s'assit de nouveau, tapi comme un

lièvre au milieu des hautes herbes sèches.


Il entendit pendant quelque temps encore des détonations,

[5]
des cris et des plaintes. Puis les clameurs de la

lutte s'affaiblirent, cessèrent. Tout redevint muet et

calme.


Soudain quelque chose remua: contre lui. Il eut un

[10]
sursaut épouvantable. C'était un petit oiseau qui, s'étant

posé sur une branche, agitait des feuilles mortes. Pendant

près d'une heure, le coeur de Walter Schnaffs en battit à

grands coups pressés.


La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le

[15]
soldat se mit à songer. Qu'allait-il faire? Qu'allait-il

devenir? Rejoindre son armée?... Mais comment?

Mais par où? Et il lui faudrait recommencer l'horrible

vie d'angoisses, d'épouvantes, de fatigues et de souffrances

qu'il menait depuis le commencement de la guerre! Non!

[20]
Il ne se sentait plus ce courage. Il n'aurait plus l'énergie

qu'il fallait pour supporter les marches et affronter les

dangers de toutes les minutes.


Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et

s'y cacher jusqu'à la fin des hostilités. Non, certes. S'il

[25]
n'avait pas fallu manger, cette perspective ne l'aurait

pas trop atterré; mais il fallait manger, manger tous les

jours.


Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme,

sur le territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient

[30]
défendre. Des frissons lui couraient sur la peau.


Soudain il pensa: «Si seulement j'étais prisonnier!» Et

son coeur frémit de désir, d'un désir violent, immodéré,


d'être prisonnier des Français. Prisonnier! Il serait

sauvé, nourri, logé, à l'abri des balles et des sabres, sans

appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée.

Prisonnier! Quel rêve!


[5]
Et sa résolution fut prise immédiatement:


--Je vais me constituer prisonnier.


Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d'une

minute. Mais il demeura immobile, assailli soudain par

des réflexions fâcheuses et par des terreurs nouvelles.


[10]
Où allait-il se constituer prisonnier? Comment? De

quel côté? Et des images affreuses, des images de mort,

se précipitèrent dans son âme.


Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant

seul, avec son casque à pointe, par la campagne.


[15]
S'il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un

Prussien perdu, un Prussien sans défense, le tueraient

comme un chien errant! Ils le massacreraient avec leurs

fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs pelles! Ils en

feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des

[20]
vaincus exaspérés.


S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs,

des enragés sans loi ni discipline, le fusilleraient pour

s'amuser, pour passer une heure, histoire de rire en voyant

sa tête. Et il se croyait déjà appuyé contre un mur en

[25]
face de douze canons de fusils, dont les petits trous ronds

et noirs semblaient le regarder.


S'il rencontrait l'armée française elle-même? Les

hommes d'avant-garde le prendraient pour un éclaireur,

pour quelque hardi et malin troupier parti seul en reconnaissance,

[30]
et ils lui tireraient dessus. Et il entendait déjà

les détonations irrégulières des soldats couchés dans les

broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ,


affaissait, troué comme une écumoire par les balles qu'il

sentait entrer dans sa chair.


Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans

issue.


[5]
La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire.

Il ne bougeait plus. Tressaillant à tous les bruits inconnus

et légers qui passent dans les ténèbres. Un lapin, tapant

du cul au bord d'un terrier, faillit faire s'enfuir Walter

Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient l'âme, le

[10]
traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des

blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de

voir dans l'ombre; et il s'imaginait à tout moment entendre

marcher près de lui.


Après d'interminables heures et des angoisses de damné,

[15]
il aperçut, à travers son plafond de branchages, le ciel qui

devenait clair. Alors, un soulagement immense le pénétra;

ses membres se détendirent, reposés soudain; son coeur

s'apaisa; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit.


Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près

[20]
au milieu du ciel; il devait être midi. Aucun bruit ne

troublait la paix morne des champs; et Walter Schnaffs

s'aperçut qu'il était atteint d'une faim aiguë.


Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson

des soldats; et son estomac lui faisait mal.


[25]
Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient

faibles, et se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois

heures encore, il établit le pour et le contre, changeant

à tout moment de résolution, combattu, malheureux,

tiraillé par les raisons les plus contraires.


[30]
Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de

guetter le passage d'un villageois seul, sans armes, et sans

outils de travail dangereux, de courir au-devant de lui et


de se remettre en ses mains en lui faisant bien comprendre

qu'il se rendait.


Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir,

et il sortit sa tête au bord de son trou, avec des précautions

[5]
infinies.


Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là-bas,

à droite, un petit village envoyait au ciel la fumée de

ses toits, la fumée de ses cuisines! Là-bas, à gauche; il

apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un grand

[10]
château flanqué de tourelles.


Il attendit jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne

voyant rien que des vols de corbeaux, n'entendant rien

que les plaintes sourdes de ses entrailles.


Et la nuit encore tomba sur lui.


[15]
Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un

sommeil fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil

d'homme affamé.


L'aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en

observation. Mais la campagne restait vide comme la

[20]
veille; et une peur nouvelle entrait dans l'esprit de Walter

Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il se voyait étendu

au fond de son trou, sur le dos, les deux yeux fermés. Puis

des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient

de son cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant

[25]
partout à la fois, se glissant sous ses vêtements pour

mordre sa peau froide. Et un grand corbeau lui piquait

les yeux de son bec effilé.


Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir

de faiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il

[30]
s'apprêtait à s'élancer vers le village, résolu à tout oser, à

tout braver, quand il aperçut trois paysans qui s'en allaient

aux champs avec leurs fourches sur l'épaule, et il se replongea

dans sa cachette.


Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement

du fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le coeur

battant, vers le château lointain, préférant entrer

là-dedans plutôt qu'au village qui lui semblait redoutable

[5]
comme une tanière pleine de tigres.


Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même

ouverte; et une forte odeur de viande cuite s'en échappait,

une odeur qui pénétra brusquement dans le nez et jusqu'au

fond du ventre de Walter Schnaffs, qui le crispa, le fit

[10]
haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant au coeur une

audace désespérée.


Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans

le cadre de la fenêtre.


Huit domestiques dînaient autour d'une grande table.

[15]
Mais soudain une bonne demeura béante, laissant tomber

son verre, les yeux fixes. Tous les regards suivirent le sien!


On aperçut l'ennemi!


Seigneur! les Prussiens attaquaient le château! ...


Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés

[20]
sur huit tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis

une levée tumultueuse, une bousculade mêlée, une fuite

éperdue vers la porte du fond. Les chaises tombaient, les

hommes renversaient les femmes et passaient dessus. En

deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec la table

[25]
couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait,

toujours debout dans sa fenêtre.


Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur

d'appui et s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée

le faisait trembler comme un fiévreux: mais une terreur le

[30]
retenait, le paralysait encore. Il écouta. Toute la maison

semblait frémir; des portes se fermaient, des pas rapides

couraient sur le plancher de dessus. Le Prussien inquiet

tendait l'oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit


des bruits sourds comme si des corps fussent tombés dans

la terre molle, au pied des murs, des corps humains sautant

du premier étage.


Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le

[5]
grand château devint silencieux comme un tombeau.

Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte,

et il se mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées

comme s'il eût craint d'être interrompu trop tôt, de ne

pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux mains les

[10]
morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des

paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans

l'estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il

s'interrompait, prêt à crever à la façon d'un tuyau trop

plein. Il prenait à la cruche au cidre et se déblayait

[15]
l'oesophage comme on lave un conduit bouché.


Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les

bouteilles; puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti,

rouge, secoué par des hoquets, l'esprit troublé et la bouche

grasse, il déboutonna son uniforme pour souffler, incapable

[20]
d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses

idées s'engourdissaient; il posa son front pesant dans ses

bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion

des choses et des faits.


Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus

[25]
des arbres du parc. C'était l'heure froide qui

précède le jour.


Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et

muettes; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dans

l'ombre une pointe d'acier.

[30]
Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire.

Deux fenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée.


Soudain, une voix tonnante hurla:


--En avant! nom d'un nom! à l'assaut! mes enfants!


Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les

vitres s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança,

[5]
brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante

soldats armés jusqu'aux cheveux, bondirent dans

la cuisine où reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et,

lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le culbutèrent,

le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la

[10]
tête.


Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre,

battu, crossé et fou de peur.


Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui

planta son pied sur le ventre en vociférant:


[15]
--Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous!


Le Prussien n'entendit que ce seul mot «prisonnier,» et

il gémit: «
ya, ya, ya


Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une

vive curiosité par ses vainqueurs qui soufflaient comme des

[20]
baleines. Plusieurs s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion

et de fatigue.


Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin

prisonnier!


Un autre officier entra et prononça:


[25]
--Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs

semblent avoir été blessés. Nous restons maîtres de la

place.


Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra:


«Victoire!»


Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa

[30]
poche:


«Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre


en retraite, emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on

évalue à cinquante hommes hors»


Le jeune officier reprit:


[5]
--Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel?


Le colonel répondit:


--Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif

avec de l'artillerie et des forces supérieures.


Et il donna l'ordre de repartir.


[10]
La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du

château, et se mit en mouvement, enveloppant de partout

Walter Schnaffs garrotté, tenu par six guerriers le revolver

au poing.


Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la

[15]
route. On avançait avec prudence, faisant halte de temps

en temps.


Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de la

Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce

fait d'armes.


[20]
La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand

on aperçut le casque du prisonnier, des clameurs formidables

éclatèrent. Les femmes levaient les bras; des vieilles

pleuraient; un aïeul lança sa béquille au Prussien et blessa

le nez d'un de ses gardiens.


[25]
Le colonel hurlait.


--Veillez à la sûreté du captif.


On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut

ouverte, et Walter Schnaffs jeté dedans, libre de liens.

Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour

[30]
du bâtiment.


Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient

depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie,


se mit à danser, à danser éperdument, en levant les bras et

les jambes, à danser en poussant des cris frénétiques,

jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur.


Il était prisonnier! Sauvé!


[5]
C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à

l'ennemi après six heures seulement d'occupation.


Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette

affaire à la tête des gardes nationaux de la Roche-Oysel,

fut décoré.



TOMBOUCTOU

Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre

d'or du soleil couchant. Tout le ciel était rouge, aveuglant;

et, derrière la Madeleine, une immense nuée

flamboyante jetait dans toute la longue avenue une

[5]
oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de

brasier.


La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammée

et semblait dans une apothéose. Les visages

étaient dorés; les chapeaux noirs et les habits avaient des

[10]
reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait des

flammes sur l'asphalte des trottoirs.


Devant les cafés, un peuple d'hommes buvait les boissons

brillantes et colorées qu'on aurait prises pour des pierres

précieuses fondues dans le cristal.


[15]
Au milieu des consommateurs aux légers vêtements plus

foncés, deux officiers en grande tenue faisaient baisser

tous les yeux par l'éblouissement de leurs dorures. Ils

causaient, joyeux sans motif, dans cette gloire de vie, dans

ce rayonnement radieux du soir; et ils regardaient la foule,

[20]
les hommes lents et les femmes pressées qui laissaient

derrière elles une odeur savoureuse et troublante.


Tout à coup un nègre énorme, vêtu de noir, ventru,

chamarré de breloques sur un gilet de coutil, la face luisante

comme si elle eût été cirée, passa devant eux avec

[25]
un air de triomphe. Il riait aux passants, il riait aux

vendeurs de journaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris


entier. Il était si grand qu'il dépassait toutes les têtes;

et, derrière lui, tous les badauds se retournaient pour le

contempler de dos.


Mais soudain il aperçut les officiers, et, culbutant les

[5]
buveurs, il s'élança. Dès qu'il fut devant leur table, il

planta sur eux ses yeux luisants et ravis, et les coins de sa

bouche lui montèrent jusqu'aux oreilles, découvrant ses

dents blanches, claires comme un croissant de lune dans

un ciel noir. Les deux hommes, stupéfaits, contemplaient

[10]
ce géant d'ébène, sans rien comprendre à sa gaieté.


Et il s'écria, d'une voix qui fit rire toutes les tables:


--Bonjou, mon lieutenant.


Un des officiers était chef de bataillon, l'autre colonel.


Le premier dit:


[15]
--Je ne vous connais pas, monsieur; j'ignore ce que

vous voulez.


Le nègre reprit:

--Moi aimé beaucoup toi, lieutenant Védié, siège Bézi,

beaucoup raisin, cherché moi.


[20]
L'officier, tout à fait éperdu, regardait fixement l'homme,

cherchant au fond de ses souvenirs; mais brusquement il

s'écria:


--Tombouctou?


Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un

[25]
rire d'une invraisemblable violence et beuglant:


--Si, si, ya, mon lieutenant, reconné Tombouctou. ya,

bonjou.


Le commandant lui tendit la main en riant lui-même de

tout son coeur. Alors Tombouctou redevint grave. Il

[30]
saisit la main de l'officier, et, si vite que l'autre ne put

l'empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre et arabe.

Confus, le militaire lui dit d'une voix sévère:


--Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique.

Assieds-toi là et dis-moi comment je te trouve ici.


Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant

il parlait vite:


[5]
--Gagné beaucoup d'agent, beaucoup, grand'estaurant,

bon mangé, Prussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup,

cuisine française, Tombouctou, cuisinié de l'Empéeu, deux

cent mille francs à moi. Ah! ah! ah! ah!


Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le

[10]
regard.


Quand l'officier, qui comprenait son étrange langage,

l'eut interrogé quelque temps, il lui dit:


--Eh bien, au revoir, Tombouctou; à bientôt.


Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois, la main qu'on

[15]
lui tendait, et riant toujours, cria:


--Bonjou, bonjou, mon lieutenant!


Il s'en alla, si content, qu'il gesticulait en marchant, et

qu'on le prenait pour un fou.


Le colonel demanda:


[20]
--Qu'est-ce que cette brute?


--Un brave garçon et un brave soldat. Je vais vous

dire ce que je sais de lui; c'est assez drôle.


Vous savez qu'au commencement de la guerre de 1870

je fus enfermé dans Bézières, que ce nègre appelle Bézi.

[25]
Nous n'étions point assiégés, mais bloqués. Les lignes

prussiennes nous entouraient de partout, hors de portée des

canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant

peu à peu.


J'étais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait


composée de troupes de toute nature, débris de régiments

écharpés, fuyards, maraudeurs, séparés des corps d'armée.

Nous avions de tout enfin, même onze turcos arrivés un

soir on ne sait comment, on ne sait par où. Ils s'étaient

[5]
présentés aux portes de la ville, harassés, déguenillés,

affamés et saouls. On me les donna.


Je reconnus bientôt qu'ils étaient rebelles à toute discipline,

toujours dehors et toujours gris. J'essayai de la

salle de police, même de la prison, rien n'y fit. Mes

[10]
hommes disparaissaient des jours entiers, comme s'ils se

fussent enfoncés sous terre, puis reparaissaient ivres à

tomber. Ils n'avaient pas d'argent. Où buvaient-ils?

Et comment, et avec quoi?


Cela commençait à m'intriguer vivement, d'autant plus

[15]
que ces sauvages m'intéressaient avec leur rire éternel et

leur caractère de grands enfants espiègles.


Je m'aperçus alors qu'ils obéissaient aveuglément au

plus grand d'eux tous, celui que vous venez de voir. Il

les gouvernait à son gré, préparait leurs mystérieuses

[20]
entreprises en chef tout-puissant et incontesté. Je le fis

venir chez moi et je l'interrogeai. Notre conversation dura

bien trois heures, tant j'avais de peine à pénétrer son surprenant

charabia. Quant à lui, le pauvre diable, il faisait

des efforts inouïs pour être compris, inventait des mots,

[25]
gesticulait, suait de peine, s'essuyait le front, soufflait,

s'arrêtait et repartait brusquement, quand il croyait avoir

trouvé un nouveau moyen de s'expliquer.


Je devinai enfin qu'il était fils d'un grand chef, d'une

sorte de roi nègre des environs de Tombouctou. Je lui

[30]
demandai son nom. Il répondit quelque chose comme

Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus

simple de lui donner le nom de son pays: «Tombouctou.»


Et, huit jours plus tard, toute la garnison ne le nommait

plus autrement.


Mais une envie folle nous tenait de savoir où cet ex-prince

africain trouvait à boire. Je le découvris d'une

[5]
singulière façon.


J'étais un matin sur les remparts, étudiant l'horizon,

quand j'aperçus dans une vigne quelque chose qui remuait.

On arrivait au temps des vendanges, les raisins

étaient mûrs, mais je ne songeais guère à cela. Je pensai

[10]
qu'un espion s'approchait de la ville, et j'organisai une

expédition complète pour saisir le rôdeur. Je pris moi-même

le commandement, après avoir obtenu l'autorisation

du général.


J'avais fait sortir, par trois portes différentes, trois

[15]
petites troupes qui devaient se rejoindre auprès de la vigne

suspecte et la cerner. Pour couper la retraite à l'espion,

un de ces détachements avait à taire une marche d'une

heure au moins. Un homme resté en observation sur les

murs m'indiqua par signe que l'être aperçu n'avait point

[20]
quitté le champ. Nous allions en grand silence, rampant,

presque couchés dans les ornières. Enfin, nous touchons

au point désigné; je déploie brusquement mes soldats, qui

s'élancent dans la vigne, et trouvent.... Tombouctou

voyageant à quatre pattes au milieu des ceps et mangeant

[25]
du raisin, ou plutôt happant du raisin comme un chien

qui mange sa soupe, à pleine bouche, à la plante même,

en arrachant la grappe d'un coup de dent.


Je voulus le faire relever; il n'y fallait pas songer, et je

compris alors pourquoi il se traînait ainsi sur les mains

[30]
et sur les genoux. Dès qu'on l'eut planté sur ses jambes

il oscilla quelques secondes, tendit les bras et s'abattit

sur le nez. Il était gris comme je n'ai jamais vu un

homme être gris.


On le rapporta sur deux échalas, il ne cessa de rire

tout le long de la route en gesticulant des bras et des

jambes.


C'était là tout le mystère. Mes gaillards buvaient au

[5]
raisin lui-même. Puis, lorsqu'ils étaient saouls à ne plus

bouger, ils dormaient sur place.


Quant à Tombouctou, son amour de la vigne passait

toute croyance et toute mesure. Il vivait là-dedans à la

façon des grives, qu'il haïssait d'ailleurs d'une haine de

[10]
rival jaloux. Il répétait sans cesse:


--Les gives mangé tout le raisin, capules!


Un soir on vint me chercher. On apercevait par la

plaine quelque chose arrivant vers nous. Je n'avais point

pris ma lunette, et je distinguais fort mal. On eût dit un

[15]
grand serpent qui se déroulait, un convoi, que sais-je?


J'envoyai quelques hommes au-devant de cette étrange

caravane qui fit bientôt son entrée triomphale. Tombouctou

et neuf de ses compagnons portaient sur une sorte

d'autel, fait avec des chaises de campagne, huit têtes

[20]
coupées, sanglantes et grimaçantes. Le dixième turco

traînait un cheval à la queue duquel un autre était attaché,

et six autres bêtes suivaient encore, retenues de la même

façon.


Voici ce que j'appris. Étant partis aux vignes, mes

[25]
Africains avaient aperçu tout à coup un détachement

prussien s'approchant d'un village. Au lieu de fuir, ils

s'étaient cachés; puis, lorsque les officiers eurent mis pied

à terre devant une auberge pour se rafraîchir, les onze

gaillards s'élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se

[30]
crurent attaqués, tuèrent les deux sentinelles, plus le

colonel et les cinq officiers de son escorte.


Ce jour-là, j'embrassai Tombouctou. Mais je m'aperçus


qu'il marchait avec peine. Je le crus blessé; il se mit à

rire et me dit:


--Moi, povisions pou pays.


C'est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour

[5]
l'honneur, mais bien pour le gain. Tout ce qu'il trouvait,

tout ce qui lui paraissait avoir une valeur quelconque,

tout ce qui brillait surtout, il le plongeait dans sa poche!

Quelle poche! un gouffre qui commençait à la hanche et

finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier,

[10]
il l'appelait sa «profonde,» et c'était sa profonde, en effet!


Donc il avait détaché l'or des uniformes prussiens, le

cuivre des casques, les boutons, etc., et jeté le tout dans

sa «profonde» qui était pleine à déborder.


Chaque jour, il précipitait là-dedans tout objet luisant

[15]
qui lui tombait sous les yeux, morceaux d'étain ou pièces

d'argent, ce qui lui donnait parfois une tournure infiniment

drôle.


Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont

il semblait bien frère, ce fils de roi, torturé par le besoin

[20]
d'engloutir les corps brillants. S'il n'avait pas eu sa

profonde, qu'aurait-il fait? Il les aurait sans doute

avalés.


Chaque matin sa poche était vide. Il avait donc un

magasin général où s'entassaient ses richesses. Mais où?

[25]
Je ne l'ai pu découvrir.


Le général, prévenu du haut fait de Tombouctou, fit

bien vite enterrer les corps demeurés au village voisin,

pour qu'on ne découvrit point qu'ils avaient été décapités.

Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le maire et sept

[30]
habitants notables furent fusillés sur-le-champ, par

représailles, comme ayant dénoncé la présence des Allemands.


L'hiver était venu. Nous étions harassés et désespérés.

On se battait maintenant tous les jours. Les hommes

affamés ne marchaient plus. Seuls les huit turcos (trois

avaient été tués) demeuraient gras et luisants, et vigoureux,

[5]
toujours prêts à se battre. Tombouctou engraissait

même. Il me dit un jour:


--Toi beaucoup faim, moi bon viande.


Et il m'apporta en effet un excellent filet. Mais de

quoi? Nous n'avions plus ni boeufs, ni moutons, ni chèvres,

[10]
ni ânes, ni porcs. Il était impossible de se procurer

du cheval. Je réfléchis à tout cela après avoir dévoré

ma viande. Alors une pensée horrible me vint. Ces

nègres étaient nés bien près du pays où l'on mange des

hommes! Et chaque jour tant de soldats tombaient

[15]
autour de la ville! J'interrogeai Tombouctou. Il ne voulut

pas répondre. Je n'insistai point, mais je refusai désormais

ses présents.


Il m'adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux

avant-postes. Nous étions assis par terre. Je regardais

[20]
avec pitié les pauvres nègres grelottant sous cette

poussière blanche et glacée. Comme j'avais grand froid, je

me mis à tousser. Je sentis aussitôt quelque chose s'abattre

sur moi, comme une grande et chaude couverture.

C'était le manteau de Tombouctou qu'il me jetait sur les

[25]
épaules.


Je me levai et, lui rendant son vêtement:


--Garde ça, mon garçon; tu en as plus besoin que moi.


Il répondit:


--Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi

[30]
chaud, chaud.


Et il me contemplait avec des yeux suppliants.


Je repris:


--Allons, obéis, garde ton manteau, je le veux.


Le nègre alors se leva, tira son sabre qu'il savait rendre

coupant comme une faulx, et tenant de l'autre main sa

large capote que je refusais:


[5]
--Si toi pas gadé manteau, moi coupé; pésonne

manteau.


Il l'aurait fait. Je cédai.


Huit jours plus tard, nous avions capitulé. Quelques-uns

d'entre nous avaient pu s'enfuir. Les autres allaient

[10]
sortir de la ville et se rendre aux vainqueurs.


Je me dirigeais vers la place d'Armes où nous devions

nous réunir quand je demeurai stupide d'étonnement devant

un nègre géant vêtu de coutil blanc et coiffé d'un

chapeau de paille. C'était Tombouctou. Il semblait

[15]
radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant

une petite boutique où l'on voyait en montre deux

assiettes et deux verres.


Je lui dis:


--Qu'est-ce que tu fais?


[20]
Il répondit:


--Moi pas pati, moi bon cuisiné, moi fait mangé colonel,

Algéie; moi mangé Pussiens, beaucoup volé, beaucoup.


Il gelait à dix degrés. Je grelottais devant ce nègre en

coutil. Alors il me prit par le bras et me fit entrer.

[25]
J'aperçus une enseigne démesurée qu'il allait pendre devant

sa porte sitôt que nous serions partis, car il avait quelque

pudeur.


Et je lus, tracé par la main de quelque complice, cet

appel:


CUISINE MILITAIRE DE M. TOMBOUCTOU

ANCIEN CUISINER DE S. M. L'EMPEREUR.

Artiste de Paris.--Prix modérés.


Malgré le désespoir qui me rongeait le coeur, je ne pus

[5]
m'empêcher de rire, et je laissai mon nègre à son nouveau

commerce.


Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener

prisonnier?


Vous venez de voir qu'il a réussi, le gaillard.

[10]
Bézières, aujourd'hui, appartient à l'Allemagne. Le

restaurant Tombouctou est un commencement de

Revanche.



EN MER

A Henry Céard

On lisait dernièrement dans les journaux les lignes
suivantes:

Boulogne-sur-Mer, 22 janvier.--On nous écrit:

«Un affreux malheur vient de jeter la consternation
[5] parmi notre population maritime déjà si éprouvée depuis
deux années. Le bateau de pêche commandé par le
patron Javel, entrant dans le port, a été jeté à l'Ouest et
est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetée.

«Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes
[10] envoyées au moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes
et le mousse ont péri.

«Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux
sinistres.»

Quel est ce patron Javel? Est-il le frère du manchot?

[15] Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être
sous les débris de son bateau mis en pièces, est celui
auquel je pense, il avait assisté, voici dix-huit ans maintenant,
à un autre drame, terrible et simple comme sont
toujours ces drames formidables des flots.

[20] Javel aîné était alors patron d'un chalutier.

Le chalutier est le bateau de pêche par excellence.
Solide à ne craindre aucun temps, le ventre rond, roulé
sans cesse par les lames comme un bouchon, toujours dehors,
toujours fouetté par les vents durs et salés de la
[25] Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflée,

[5]
pointues.


Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau

se met à pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande

tige de bois garnie de fer qu'il laisse descendre au moyen

de deux câbles glissant sur deux rouleaux aux deux bouts

[10]
de l'embarcation. Et le bateau, dérivant sous le vent et

le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et dévaste

le sol de la mer.


Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes

et un mousse. Il était sorti de Boulogne par un beau

[15]
temps clair pour jeter le chalut.


Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant

força le chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre;

mais la mer démontée battait les falaises, se ruait

contre la terre, rendait impossible l'entrée des ports. Le

[20]
petit bateau reprit le large et revint sur les côtes de France.

La tempête continuait à faire infranchissables les jetées,

enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous les abords

des refuges.


Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots,

[25]
ballotté, secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau,

mais gaillard, malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui

le tenaient parfois cinq ou six jours errant entre les deux

pays voisins sans pouvoir aborder l'un ou l'autre.


Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en

[30]
pleine mer, et, bien que la vague fût encore forte, le

patron commanda de jeter le chalut.
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