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Contes Français
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entendu de paroles plus émouvantes que ne l'étaient celles
de ce pêcheur. Nous fîmes quelques pas en silence, mesurant
[25]
 tous deux la profondeur muette de cette vie inconnue,
admirant la noblesse de ce dévouement qui s'ignorait lui-même;
la force de cette faiblesse nous étonna; cette insoucieuse
générosité nous rapetissa. Je voyais ce pauvre
être tout instinctif rivé sur ce rocher comme un galérien
[30]
 l'est à son boulet, y guettant depuis vingt ans des coquillages
pour gagner sa vie, et soutenu dans sa patience par
un seul sentiment. Combien d'heures consumées au coin
d'une grève! Combien d'espérances renversées par un
grain, par un changement de temps! il restait suspendu
au bord d'une table de granit, le bras tendu comme celui
d'un faquir de l'Inde, tandis que son père, assis sur une
[5]
 escabelle, attendait, dans le silence et les ténèbres, le plus
grossier des coquillages, et du pain, si le voulait la mer.
--Buvez-vous quelquefois du vin? lui demandai-je.
--Trois ou quatre fois par an.
--Eh bien! vous en boirez aujourd'hui, vous et votre
[10]
 père, et nous vous enverrons un pain blanc.
--Vous êtes bien bon, monsieur.
--Nous vous donnerons à dîner si vous voulez nous conduire
par le bord de la mer jusqu'à Batz, où nous irons
voir la tour qui domine le bassin et les côtes entre Batz
[15]
 et le Croisic.
--Avec plaisir, nous dit-il. Allez droit devant vous,
en suivant le chemin dans lequel vous êtes, je vous y
retrouverai après m'être débarrassé de mes agrès et de ma
pêche.
[20]
 Nous fîmes un même signe de consentement, et il
s'élança joyeusement vers la ville. Cette rencontre nous
maintint dans la situation morale où nous étions, mais
elle en avait affaibli la gaieté.
--Pauvre homme, me dit Pauline avec cet accent qui
[25]
 ôte à la compassion d'une femme ce que la pitié peut
avoir de blessant, n'a-t-on pas honte de se trouver heureux
en voyant cette misère?
--Rien n'est plus cruel que d'avoir des désirs impuissants,
lui répondis-je. Ces deux pauvres êtres, le père et
[30]
 le fils, ne sauront pas plus combien ont été vives nos
sympathies que le monde ne sait combien leur vie est belle,
car ils amassent des trésors dans le ciel.
~-Le pauvre pays! dit-elle en me montrant le long
d'un champ environné d'un mur à pierres sèches, des
bouses de vache appliquées symétriquement. J'ai demandé
ce que c'était que cela. Une paysanne, occupée
[5]
 à les coller, m'a répondu qu'elle 
faisait du bois
.
Imaginez-vous, mon ami, que, quand ces bouses sont séchées,
ces pauvres gens les récoltent, les entassent et s'en chauffent.
Pendant l'hiver, on les vend comme on vend des
mottes de tan. Enfin, que crois-tu que gagne la couturière
[10]
 la plus chèrement payée? Cinq sous par jour, dit-elle
après une pause; mais on la nourrit.
--Vois, lui dis-je, les vents de mer dessèchent ou renversent
tout, il n'y a point d'arbres; les débris des embarcations
hors de service se vendent aux riches, car le
[15]
 prix des transports les empêche sans doute de consommer
le bois de chauffage dont abonde la Bretagne Ce pays
n'est beau que pour les grandes ames; les gens sans coeur
n'y vivraient pas; il ne peut être habité que par des
poètes ou par des bernicles. N'a-t-il pas fallu que l'entrepôt
[20]
 du sel se plaçât sur ce rocher pour qu'il fût habité?
D'un côté, la mer; ici des sables; en haut, l'espace.
Nous avions déjà dépassé la ville, et nous étions dans
l'espèce de désert qui sépare le Croisic du bourg de Batz.
Figurez-vous, mon cher oncle, une lande de deux lieues
[25]
 remplie par le sable luisant qui se trouve au bord de la
mer. Çà et là quelques rochers y levaient leurs têtes, et
vous eussiez dit des animaux gigantesques couchés dans
les dunes. Le long de la mer apparaissaient quelques
récifs autour desquels se jouait l'eau, en leur donnant
[30]
 l'apparence de grandes roses blanches flottant sur l'étendue
liquide et venant se poser sur le rivage. En voyant
cette savane terminée par l'Océan sur la droite, bordée
sur la gauche par le grand lac que fait l'irruption de la
mer entre le Croisic et les hauteurs sablonneuses de Guérande,
au bas desquelles se trouvent des marais salants
dénués de végétation, je regardai Pauline en lui demandant
[5]
 si elle se sentait le courage d'affronter les ardeurs
du soleil et la force de marcher dans le sable.
--J'ai des brodequins, allons-y, me dit-elle en me montrant
la tour de Batz qui arrêtait la vue par une construction
placée là comme une pyramide, mais une pyramide
[10]
 fuselée, découpée, une pyramide si poétiquement ornée,
qu'elle permettait à l'imagination d'y voir la première
des ruines d'une grande ville asiatique. Nous fîmes
quelques pas pour aller nous asseoir sur la portion d'une
roche qui se trouvait encore ombrée; mais il était onze
[15]
 heures du matin, et cette ombre, qui cessait à nos pieds,
s'effaçait avec rapidité.
--Combien ce silence est beau, me dit-elle, et comme
la profondeur en est étendue par le retour égal du
frémissement de la mer sur cette plage.
[20]
--Si tu veux livrer ton entendement aux trois immensités
qui nous entourent, l'eau, l'air et les sables, en
écoutant exclusivement le son répété du flux et du reflux,
lui répondis-je, tu n'en supporteras pas le langage, tu
croiras y découvrir une pensée qui t'accablera. Hier,
[25]
 au coucher du soleil, j'ai eu cette sensation; elle m'a
brisé.
--Oh! oui, parlons, dit-elle après une longue pause.
Aucun orateur n'est plus terrible. Je crois découvrir les
causes des harmonies qui nous environnent, reprit-elle.
[30]
 Ce paysage, qui n'a que trois couleurs tranchées, le jaune
brillant des sables, l'azur du ciel et le vert uni de la mer,
est grand sans être sauvage, il est immense, sans être
désert; il est monotone, sans être fatigant; il n'a que trois
éléments, il est varié.
--Les femmes seules savent rendre ainsi leurs impressions,
répondis-je, tu serais désespérante pour un poète,
[5]
 chère âme que j'ai si bien devinée!
--L'excessive chaleur du midi jette à ces trois expressions
de l'infini une couleur dévorante, reprit Pauline en
riant. Je conçois ici les poésies et les passions de l'Orient.
--Et moi, j'y conçois le désespoir.
[10]
--Oui, dit-elle, cette dune est un cloître sublime.
Nous entendîmes le pas pressé de notre guide; il s'était
endimanché. Nous lui adressâmes quelques paroles insignifiantes;
il crut voir que nos dispositions d'âme avaient
changé; et, avec cette réserve que donne le malheur, il
[15]
 garda le silence. Quoique nous nous pressassions de
temps en temps la main pour nous avertir de la mutualité
de nos idées et de nos impressions, nous marchâmes pendant
une demi-heure en silence, soit que nous fussions
accablés par la chaleur qui s'élançait en ondées brillantes
[20]
 du milieu des sables, soit que la difficulté de la marche
employât notre attention. Nous allions en nous tenant
par la main, comme deux enfants; nous n'eussions pas
fait douze pas si nous nous étions donné le bras. Le
chemin qui mène au bourg de Batz n'était pas tracé; il
[25]
 suffisait d'un coup de vent pour effacer les marques que
laissaient les pieds de chevaux ou les jantes de charrette;
mais l'oeil exercé de notre guide reconnaissait à quelques
fientes de bestiaux, à quelques parcelles de crottin, ce
chemin qui tantôt descendait vers la mer, tantôt remontait
[30]
 vers les terres, au gré des pentes, ou pour tourner des
rochers. A midi, nous n'étions qu'à mi-chemin.
--Nous nous reposerons là-bas, dis-je en montrant le
promontoire composé de rochers assez élevés pour faire
supposer que nous y trouverions une grotte.
En m'entendant, le pêcheur, qui avait suivi la direction
de mon doigt, hocha la tête, et me dit:--Il y a là quelqu'un.
[5]
 Ceux qui viennent du bourg de Batz au Croisic,
ou du Croisic au bourg de Batz, font tous un détour pour
n'y point passer.
Les paroles de cet homme furent dites à voix basse, et
supposaient un mystère.
[10]
--Est-ce donc un voleur, un assassin?
Notre guide ne nous répondit que par une aspiration
creusée qui redoubla notre curiosité.
--Mais, si nous y passons, nous arrivera-t-il quelque
malheur?
[15]
--Oh! non.
--Y passerez-vous avec nous?
--Non, monsieur.
--Nous irons donc, si vous nous assurez qu'il n'y a nul
danger pour nous.
[20]
--Je ne dis pas cela, répondit vivement le pêcheur. Je
dis seulement que celui qui s'y trouve ne vous dira rien
et ne vous fera aucun mal. Oh! mon Dieu, il ne bougera
seulement pas de sa place.
--Qui est-ce donc?
[25]
--Un homme!
Jamais deux syllabes ne furent prononcées d'une façon
si tragique. En ce moment, nous étions à une vingtaine
de pas de ce récif dans lequel se jouait la mer; notre
guide prit le chemin qui entourait les rochers; nous continuâmes
[30]
 droit devant nous; mais Pauline me prit le bras.
Notre guide hâta le pas, afin de se trouver en même temp
que nous à l'endroit où les deux chemins se rejoignaient.
Il supposait sans doute qu'après avoir vu l'homme, nous
irions d'un pas pressé. Cette circonstance alluma notre
curiosité, qui devint alors si vive, que nos coeurs palpitèrent
comme si nous eussions éprouvé un sentiment de
[5]
 peur. Malgré la chaleur du jour et l'espèce de fatigue que
nous causait la marche dans les sables, nos âmes étaient
encore livrées à la mollesse indicible d'une merveilleuse
extase; elles étaient pleines de ce plaisir pur qu'on ne
saurait peindre qu'en le comparant à celui qu'on ressent
[10]
 en écoutant quelque délicieuse musique, l'
andiamo mio
ben
ben
 de Mozart. Deux sentiments purs qui se confondent,
ne sont-ils pas comme deux belles voix qui chantent? Pour
pouvoir bien apprécier l'émotion qui vint nous saisir, il
faut donc partager l'état à demi voluptueux dans lequel
[15]
 nous avaient plongés les événements de cette matinée.
Admirez pendant longtemps une tourterelle aux jolies
couleurs, posée sur un souple rameau, près d'une source,
vous jetterez un cri de douleur en voyant tomber sur elle
un émouchet qui lui enfonce ses griffes d'acier jusqu'au
[20]
 coeur et l'emporte avec la rapidité meurtrière que la poudre
communique au boulet. Quand nous eûmes fait un pas
dans l'espace qui se trouvait devant la grotte, espèce
d'esplanade située à cent pieds au-dessus de l'Océan, et
défendue contre ses fureurs par une cascade de rochers
[25]
 abruptes, nous éprouvâmes un frémissement électrique
assez semblable au sursaut que cause un bruit soudain
au milieu d'une nuit silencieuse. Nous avions vu, sur un
quartier de granit, un homme assis qui nous avait regardés.
Son coup d'oeil, semblable à la flamme d'un
[30]
 canon, sortit de deux yeux ensanglantés, et son immobilité
stoïque ne pouvait se comparer qu'à l'inaltérable
attitude des piles granitiques qui l'environnaient. Ses
yeux se remuèrent par un mouvement lent, son corps demeura
fixe, comme s'il eût été pétrifié; puis, après nous
avoir jeté ce regard qui nous frappa violemment, il reporta
ses yeux sur l'étendue de l'Océan, et la contempla
[5]
 malgré la lumière qui en jaillissait, comme on dit que les
aigles contemplent le soleil, sans baisser ses paupières, qu'il
ne releva plus. Cherchez à vous rappeler, mon cher oncle,
une de ces vieilles truisses de chêne, dont le tronc noueux,
ébranché de la veille, s'élève fantastiquement sur un
[10]
 chemin désert, et vous aurez une image vraie de cet homme.
C'était des formes herculéennes ruinées, un visage de
Jupiter Olympien, mais détruit par l'âge, par les rudes
travaux de la mer, par le chagrin, par une nourriture grossière,
et comme noirci par un éclat de foudre. En voyant
[15]
 ses mains poilues et dures, j'aperçus des nerfs qui ressemblaient
à des veines de fer. D'ailleurs, tout en lui dénotait
une constitution vigoureuse. Je remarquai dans un
coin de la grotte une assez grande quantité de mousse, et
sur une grossière tablette taillée par le hasard au milieu
[20]
 du granit, un pain rond cassé qui couvrait une cruche de
grès. Jamais mon imagination, quand elle me reportait
vers les déserts où vécurent les premiers anachorètes de
la chrétienté, ne m'avait dessiné de figure plus grandement
religieuse ni plus horriblement repentante que l'était celle
[25]
 de cet homme. Vous qui avez pratiqué le confessionnal,
mon cher oncle, vous n'avez jamais peut-être vu un si
beau remords, mais ce remords était noyé dans les ondes
de la prière, la prière continue d'un muet désespoir. Ce
pêcheur, ce marin, ce Breton grossier était sublime par
[30]
 un sentiment inconnu. Mais ces yeux avaient-ils pleuré?
Cette main de statue ébauchée avait-elle frappé? Ce
front rude, empreint de probité farouche, et sur lequel la
force avait néanmoins laissé 1es vestiges de cette douceur
qui est l'apanage de toute force vraie, ce front sillonné de
rides, était-il en harmonie avec un grand coeur? Pourquoi
cet homme dans le granit? Pourquoi le granit dans cet
[5]
 homme? Où était l'homme, où était le granit? Il nous
tomba tout un monde de pensées dans la tête. Comme
l'avait supposé notre guide, nous passâmes en silence,
promptement, et il nous revit émus de terreur ou saisis
d'étonnement, mais il ne s'arma point contre nous de la
[10]
 réalité de ses prédictions.
--Vous l'avez vu? dit-il.
--Quel est cet homme? dis-je.
--On l'appelle l'
Homme au voeu
.
Vous figurez~vous bien à ce mot le mouvement par
[15]
 lequel nos deux têtes se tournèrent vers notre pêcheur!
C'était un homme simple; il comprit notre muette interrogation,
et voici ce qu'il nous dit dans son langage,
auquel je tâche de conserver son allure populaire.
--Madame, ceux du Croisic, comme ceux de Batz,
[20]
 croient que cet homme est coupable de quelque chose, et
fait une pénitence ordonnée par un fameux recteur auquel
il est allé se confesser plus loin que Nantes. D'autres
croient que Cambremer, c'est son nom, a une mauvaise
chance qu'il communique à qui passe sous son air. Aussi
[25]
 plusieurs, avant de tourner sa roche, regardent-ils d'où
vient le vent! S'il est de galerne, dit-il en nous montrant
l'ouest, ils ne continueraient pas leur chemin quand il
s'agirait d'aller quérir un morceau de la vraie croix; ils
retournent, ils ont peur. D'autres, les riches du Croisic,
[30]
 disent que Cambremer a fait un voeu, d'où son nom
l'
Homme au voeu
. Il est là nuit et jour, sans en sortir.
Ces dires ont une apparence de raison. Voyez-vous, dit-il
en se retournant pour nous montrer une chose que nous
n'avions pas remarquée, il a planté là, à gauche, une
croix de bois pour annoncer qu'il s'est mis sous la protection
de Dieu, de la sainte Vierge et des saints. Il ne se
[5]
 serait pas sacré comme ça, que la frayeur qu'il donne au
monde fait qu'il est là en sûreté comme s'il était gardé par
de la troupe. Il n'a pas dit un mot depuis qu'il s'est enfermé
en plein air; il se nourrit de pain et d'eau que lui
apporte tous les matins la fille de son frère, une petite
[10]
 tronquette de douze ans, à laquelle il a laissé ses biens, et
qu'est une jolie créature douce comme un agneau, une
bien mignonne fille, bien plaisante. Elle vous a, dit-il en
montrant son pouce, des yeux bleus 
longs comme ça
, sous
une chevelure de chérubin. Quand on lui demande: «Dis
[15]
 donc, Pérotte?... (Ça veut dire chez nous Pierrette, fit-il
en s'interrompant; elle est vouée à saint Pierre; Cambremer
s'appelle Pierre, il a été son parrain). Dis donc, Pérotte,
reprit-il qué qui te dit ton oncle?--Il ne me dit rin,
qu'elle répond, rin du tout, rin.--Eh bien! qué qu'il te
[20]
 fait?--Il m'embrasse au front le dimanche.--Tu n'en
as pas peur?--Ah ben! qu'a dit, il est mon parrain. Il
n'a pas voulu d'autre personne pour lui apporter à manger.»
Pérotte prétend qu'il sourit quand elle vient, mais
autant dire un rayon de soleil dans la brouine, car on dit
[25]
 qu'il est nuageux comme un brouillard.
--Mais, lui dis-je, vous excitez notre curiosité sans la
satisfaire. Savez-vous ce qui l'a conduit là? Est-ce le
chagrin? est-ce le repentir? est-ce une manie? est-ce un
crime? est-ce...
[30]
--Eh, monsieur, il n'y a guère que mon père et moi qui
sachions la vérité de la chose. Défunt ma mère servait un
homme de justice à qui Cambremer a tout dit par ordre
du prêtre qui ne lui a donné l'absolution qu'à cette
condition-là, à entendre les gens du port. Ma pauvre
mère a entendu Cambremer sans le vouloir, parce que
la cuisine du justicier était à côté de sa salle; elle a écouté!
[5]
 Elle est morte; le juge qu'a écouté est défunt aussi. Ma
mère nous a fait promettre, à mon père et à moi, de n'en
rin afférer aux gens du pays; mais je puis vous dire à vous
que le soir où ma mère nous a raconté ça, les cheveux me
grésillaient dans la tête.
[10]
--Eh bien, dis-nous ça, mon garçon, nous n'en parlerons
à personne.
Le pêcheur nous regarda, et continua ainsi:--Pierre
Cambremer, que vous avez vu là, est l'aîné des Cambremer,
qui de père en fils sont marins; leur nom le dit, la mer a
[15]
 toujours plié sous eux. Celui que vous avez vu s'était
fait pêcheur à bateaux. Il avait donc des barques, allait
pêcher la sardine, il pêchait aussi le haut poisson, pour
les marchands. Il aurait armé un bâtiment et pêché la
morue, s'il n'avait pas tant aimé sa femme, qui était une
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 belle femme, une Brouin de Guérande, une fille superbe,
et qui avait bon coeur. Elle aimait tant Cambremer,
qu'elle n'a jamais voulu que son homme la quittât plus
du temps nécessaire à la pêche aux sardines. Ils demeuraient
là-bas, tenez! dit le pêcheur en montant sur une
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 éminence pour nous montrer un îlot dans la petite
méditerranée qui se trouve entre les dunes où nous marchions
et les marais salants de Guérande, voyez~vous cette
maison? Elle était à lui. Jacquette Brouin et Cambremer
n'ont eu qu'un enfant, un garçon qu'ils ont aimé... comme
[30]
 quoi dirai-je? dame! comme on aime un enfant unique;
ils en étaient fous. Leur petit Jacques aurait fait, sous
votre respect, dans la marmite qu'ils auraient trouvé que
c'était du sucre. Combien donc que nous les avons vus
de fois, à la fore, acheter les plus belles breloques pour
lui! C'était de la déraison, tout le monde le leur disait.
Le petit Cambremer, voyant que tout lui était permis, est
[5]
 devenu méchant comme un âne rouge. Quand on venait
dire au père Cambremer:--«Votre fils a manqué tuer le
petit un tel!» il riait et disait:--«Bah! ce sera un fier
marin! il commandera les flottes du roi.» Un
autre:--«Pierre Cambremer, savez-vous que votre gars a crevé
[10]
 l'oeil de la petite Pougaud?--Il aimera les filles!» disait
Pierre. Il trouvait tout bon. Alors mon petit mâtin, à
dix ans, battait tout le monde et s'amusait à couper le cou
aux poules, il éventrait les cochons, enfin il se roulait dans
le sang comme une fouine.--«Ce sera un fameux soldat!
[15]
 disait Cambremer, il a goût au sang.» Voyez-vous, moi,
je me suis souvenu de tout ça, dit le pêcheur. Et Cambremer
aussi, ajouta-t-il après une pause. A quinze ou
seize ans, Jacques Cambremer était... quoi? un requin.
Il allait s'amuser à Guérande, ou faire le joli coeur à
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 Savenay. Fallait des espèces. Alors il se mit à voler
sa mère, qui n'osait en rien dire à son mari. Cambremer
était un homme probe à faire vingt lieues pour rendre à
quelqu'un deux sous qu'on lui aurait donné de trop dans
un compte. Enfin, un jour la mère fut dépouillée de tout.
[25]
 Pendant une pêche de son père, le fils emporta le buffet,
la mette, les draps, le linge, ne laissa que les quatre murs,
il avait tout vendu pour aller faire ses frigousses à Nantes.
La pauvre femme en a pleuré pendant des jours et des
nuits. Fallait dire ça au père à son retour, elle craignait
[30]
 le père, pas pour elle, allez! Quand Pierre Cambremer
revint, qu'il vit sa maison garnie des meubles que l'on
avait prêtés à sa femme, il dit:--Qu'est-ce que c'est que
ça? La pauvre femme était plus morte que vive, elle dit:
--Nous avons été volés.--Où donc est Jacques?
Jacques, il est en riole! Personne ne savait où le drôle était
allé.--Il s'amuse trop! dit Pierre. Six mois après, le
[5]
 pauvre père sut que son fils allait être pris par la justice à
Nantes. Il fait la route à pied, y va plus vite que par mer,
met la main sur son fils et l'amène ici. Il ne lui demande
pas:--Qu'as-tu fait? Il lui dit:--Si tu ne te tiens pas sage
pendant deux ans ici avec ta mère et avec moi, allant à
[10]
 la pêche et te conduisant comme un honnête homme, tu
auras affaire à moi. L'enragé, comptant sur la bêtise de
ses père et mère, lui a fait grimace. Pierre, là-dessus, lui
flanque une mornifle qui vous a mis Jacques au lit pour
six mois. La pauvre mère se mourait de chagrin. Un
[15]
 soir, elle dormait paisiblement à côté de son mari, elle
entend du bruit, se lève, elle reçoit un coup de couteau
dans le bras. Elle crie, on cherche de la lumière. Pierre
Cambremer voit sa femme blessée; il croit que c'est un
voleur, comme s'il y en avait dans notre pays, où l'on
[20]
 peut porter sans crainte dix mille francs en or, du Croisic
à Saint-Nazaire, sans avoir à s'entendre demander ce
qu'on a sous le bras. Pierre cherche Jacques, il ne trouve
point son fils. Le matin, ce monstre-là n'avait-il pas eu
le front de revenir en disant qu'il était allé à Batz. Faut
[25]
 vous dire que sa mère ne savait où cacher son argent.
Cambremer, lui, mettait le sien chez monsieur Dupotet
du Croisic. Les folies de leur fils leur avaient mangé des
cent écus, des cent francs, des louis d'or, ils étaient
quasiment ruinés, et c'était dur pour des gens qui avaient aux
[30]
 environs de douze mille livres, compris leur îlot. Personne
ne sait ce que Cambremer a donné à Nantes pour
ravoir son fils. Le guignon ravageait la famille. Il était
arrivé des malheurs au frère de Cambremer, qui avait
besoin de secours. Pierre lui disait pour le consoler que
Jacques et Pérotte (la fille au cadet Cambremer) se marieraient.
Puis, pour lui faire gagner son pain, il l'employait
[5]
 à la pêche; car Joseph Cambremer en était réduit à vivre
de son travail. Sa femme avait péri de la fièvre, il fallait
payer les mois de nourrice de Pérotte. La femme de
Pierre Cambremer devait une somme de cent francs à
diverses personnes pour cette petite, du linge, des hardes,
[10]
 et deux ou trois mois à la grande Frelu qu'avait un enfant
de Simon Gaudry et qui nourrissait Pérotte. La Cambremer
avait cousu une pièce d'Espagne dans la laine de
son matelas, en mettant dessus: A Pérotte. Elle avait
reçu beaucoup d'éducation, elle écrivait comme un greffier,
[15]
 et avait appris à lire à son fils, c'est ce qui l'a perdu.
Personne n'a su comment ça s'est fait, mais ce gredin de
Jacques avait flairé l'or, l'avait pris et était allé riboter
au Croisic. Le bonhomme Cambremer, par un fait exprès,
revenait avec sa barque chez lui. En abordant il voit
[20]
 flotter un bout de papier, le prend, l'apporte à sa femme
qui tombe à la renverse en reconnaissant ses propres
paroles écrites. Cambremer ne dit rien, va au Croisic,
apprend là que son fils est au billard; pour lors, il fait
demander la bonne femme qui tient le café, et lui dit:
[25]
--J'avais dit à Jacques de ne pas se servir d'une pièce
d'or avec quoi il vous payera; rendez-la-moi, j'attendrai
sur la porte, et vous donnerai de l'argent blanc pour. La
bonne femme lui apporta la pièce. Cambremer la prend
en disant:--Bon! et revint chez lui. Toute la ville a su
[30]
 cela. Mais voilà ce que je sais et ce dont les autres ne
font que de se douter en gros. Il dit à sa femme d'approprier
leur chambre qu'est en bas; il fait du feu dans la
cheminée, allume deux chandelles, place deux chaises
d'un côté de l'âtre, et met de l'autre côté un escabeau.
Puis dit à sa femme de lui apprêter ses habits de noces, en
lui commandant de pouiller les siens. Il s'habille. Quand
[5]
 il est vêtu, il va chercher son frère, et lui dit de faire le
guet devant la maison pour l'avertir s'il entendait du
bruit sur les deux grèves, celle-ci et celle des marais de
Guérande. Il rentre quand il juge que sa femme est
habillée, il charge un fusil et le cache dans le coin de la
[10]
 cheminée. Voilà Jacques qui revient; il revient tard; il
avait bu et joué jusqu'à dix heures; il s'était fait passer à
la pointe de Camouf. Son oncle l'entend héler, va le
chercher sur la grève des marais, et le passe sans rien dire.
Quand il entre, son père lui dit:--Assieds-toi là, en lui
[15]
 montrant l'escabeau. Tu es, dit-il, devant ton père et
ta mère que tu as offensés, et qui ont à te juger. Jacques
se mit à beugler, parce que la figure de Cambremer était
tortillée d'une singulière manière. La mère était raide
comme une rame.--Si tu cries, si tu bouges, si tu ne te
[20]
 tiens pas comme un mât sur ton escabeau, dit Pierre en
l'ajustant avec son fusil, je te tue comme un chien. Le
fils devint muet comme un poisson; la mère n'a rien dit.
--Voilà, dit Pierre à son fils, un papier qui enveloppait
une pièce d'or espagnole; la pièce d'or était dans le lit de
[25]
 ta mère; ta mère seule savait l'endroit où elle l'avait mise;
j'ai trouvé le papier sur l'eau en abordant ici; tu viens de
donner ce soir cette pièce d'or espagnole à la mère Fleurant,
et ta mère n'a plus vu sa pièce dans son lit. Explique-toi.
Jacques dit qu'il n'avait pas pris la pièce de sa mère,
[30]
 et que cette pièce lui était restée de Nantes.--Tant mieux,
dit Pierre. Comment peux-tu nous prouver cela?--Je
l'avais.--Tu n'as pas pris celle de ta mère--Non.--
Peux-tu le jurer sur ta vie éternelle? Il allait le jurer; sa
mère leva les yeux sur lui et lui dit:--Jacques, mon
enfant, prends garde, ne jure pas si ce n'est vrai; tu peux
t'amender, te repentir; il est temps encore. Et elle pleura.
[5]
--Vous êtes une ci et une ça, lui dit-il, qu'avez toujours
voulu ma perte. Cambremer pâlit et dit:--Ce que tu
viens de dire à ta mère grossira ton compte. Allons au
fait! Jures-tu?--Oui.--Tiens, dit-il, y avait-il sur ta pièce
cette croix que le marchand de sardines qui me l'a donnée
[10]
 avait faite sur la nôtre? Jacques se dégrisa et pleura.
Assez causé, dit Pierre. Je ne te parle pas de ce que tu as
fait avant cela, je ne veux pas qu'un Cambremer soit fait
mourir sur la place du Croisic. Fais tes prières, et dépêchons-nous!
Il va venir un prêtre pour te confesser. La
[15]
 mère était sortie, pour ne pas entendre condamner son
fils. Quand elle fut dehors, Cambremer l'oncle vint avec
le recteur de Piriac, auquel Jacques ne voulut rien dire.
Il était malin, il connaissait assez son père pour savoir
qu'il ne le tuerait pas sans confession.--Merci, excusez-nous,
[20]
 monsieur, dit Cambremer au prêtre, quand il vit
l'obstination de Jacques. Je voulais donner une leçon à
mon fils et vous prier de n'en rien dire.--Toi, dit-il à
Jacques, si tu ne t'amendes pas, la première fois ce sera
pour de bon, et j'en finirai sans confession. Il l'envoya se
[25]
 coucher. L'enfant crut cela et s'imagina qu'il pourrait se
remettre avec son père. Il dormit. Le père veilla. Quand
il vit son fils au fin fond de son sommeil, il lui couvrit la
bouche avec du chanvre, la lui banda avec un chiffon de
voile bien serré; puis il lui lia les mains et les pieds. Il
[30]
 rageait, il pleurait du sang, disait Cambremer au justicier.
Que voulez-vous! la mère se jeta aux pieds du père.--Il
est jugé, dit-il, tu vas m'aider à le mettre dans la barque.
Elle s'y refusa. Cambremer l'y mit tout seul, l'y assujettit
au fond, lui mit une pierre au cou, sortit du bassin, gagna
la mer, et vint à la hauteur de la roche où il est. Pour
lors, la pauvre mère, qui s'était fait passer ici par son
[5]
 beau-frère, eut beau crier 
Grâce!
 ça servit comme une
pierre à un loup. Il y avait de la lune, elle a vu le père
jetant à la mer son fils qui lui tenait encore aux entrailles,
et comme il n'y avait pas d'air elle a entendu blouf! puis
rin, ni trace, ni bouillon; la mer est d'une fameuse garde,
[10]
 allez! En abordant là pour faire taire sa femme qui
gémissait, Cambremer la trouva quasi morte; il fut impossible
aux deux frères de la porter, il a fallu la mettre dans
la barque qui venait de servir au fils, et ils l'ont ramenée
chez elle en faisant le tour par la passe du Croisic. Ah!
[15]
 ben, la belle Brouin, comme on l'appelait, n'a pas duré
huit jours; elle est morte en demandant à son mari de
brûler la damnée barque. Oh! il l'a fait. Lui, il est devenu
tout chose, il savait plus ce qu'il voulait; il fringalait en
marchant comme un homme qui ne peut pas porter le vin.
[20]
 Puis, il a fait un voyage de dix jours et est revenu se
mettre où vous l'avez vu, et, depuis qu'il y est, il n'a pas
dit une parole.
Le pêcheur ne mit qu'un moment à nous raconter cette
histoire et nous la dit plus simplement encore que je ne
[25]
 l'écris. Les gens du peuple font peu de réflexions en
contant, ils accusent le fait qui les a frappés, et le traduisent
comme ils le sentent. Ce récit fut aussi aigrement incisif
que l'est un coup de hache.
--Je n'irai pas à Batz, dit Pauline en arrivant au contour
[30]
 supérieur du lac. Nous revînmes au Croisic par les
marais salants, dans le dédale desquels nous conduisit le
pêcheur, devenu comme nous silencieux. La disposition
de nos âmes était changée. Nous étions tous deux plongés
en de funestes réflexions, attristés par ce drame qui
expliquait le rapide pressentiment que nous en avions eu à
l'aspect de Cambremer. Nous avions l'un et l'autre assez
[5]
 de connaissance du monde pour deviner de cette triple
vie tout ce que nous en avait tu notre guide. Les malheurs
de ces trois êtres se reproduisaient devant nous comme si
nous les avions vus dans les tableaux d'un drame que ce
père couronnait en expiant son crime nécessaire. Nous
[10]
 n'osions regarder la roche où était l'homme fatal qui
faisait peur à toute une contrée. Quelques nuages embrumaient
le ciel; des vapeurs s'élevaient à l'horizon, nous
marchions au milieu de la nature la plus âcrement sombre
que j'aie jamais rencontrée. Nous foulions une nature qui
[15]
 semblait souffrante, maladive, des marais salants, qu'on
peut à bon droit nommer les écrouelles de la terre. Là, le
sol est divisé en carrés inégaux de forme, tous encaissés par
d'énormes talus de terre grise, tous pleins d'une eau
saumâtre, à la surface de laquelle arrive le sel. Ces
[20]
 ravins, faits à main d'homme, sont intérieurement
partagés en plates-bandes, le long desquelles marchent des
ouvriers armés de longs râteaux, à l'aide desquels ils
écrèment cette saumure, et amènent sur des plates-formes
rondes pratiquées de distance en distance ce sel quand il
[25]
 est bon à mettre en mulons. Nous côtoyâmes pendant
deux heures ce triste damier, où le sel étouffe par son
abondance la végétation, et où nous n'apercevions de
loin en loin que quelques paludiers, nom donné à ceux qui
cultivent le sel. Ces hommes, ou plutôt ce clan de Bretons
[30]
 porte un costume spécial, une jaquette blanche assez
semblable à celle des brasseurs. Ils se marient entre eux.
Il n'y a pas d'exemple qu'une fille de cette tribu ait épousé
un autre homme qu'un paludier. L'horrible aspect de ces
marécages, dont la boue était symétriquement ratissée,
et cette terre grise dont a horreur la Flore bretonne,
s'harmonisaient avec le deuil de notre âme. Quand nous
[5]
 arrivâmes à l'endroit où l'on passe le bras de mer formé
par l'irruption des eaux dans ce fond, et qui sert sans
doute à alimenter les marais salants, nous aperçûmes avec
plaisir les maigres végétations qui garnissent les sables de
la plage. Dans la traversée, nous aperçûmes au milieu
[10]
 du lac l'île où demeurent les Cambremer; nous détournâmes
la tête.
En arrivant à notre hôtel, nous remarquâmes un billard
dans une salle basse, et quand nous apprîmes que c'était
le seul billard public qu'il y eût au Croisic, nous fîmes nos
[15]
 apprêts de départ pendant la nuit; le lendemain, nous
étions à Guérande. Pauline était encore triste, et moi je
ressentais déjà les approches de cette flamme qui me brûle
le cerveau. J'étais si cruellement tourmenté par les
visions que j'avais de ces trois existences, qu'elle me dit:
[20]
--Louis, écris cela, tu donneras le change à la nature de
cette fièvre.
Je vous ai donc écrit cette aventure, mon cher oncle;
mais elle m'a déjà fait perdre le calme que je devais à mes
bains et à notre séjour ici.
MUSSET
CROISILLES
I
Au commencement du règne de Louis XV, un jeune
homme nommé Croisilles, fils d'un orfèvre, revenait de
Paris au Havre, sa ville natale. Il avait été chargé par son
père d'une affaire de commerce, et cette affaire s'était
[5]
 terminée à son gré. La joie d'apporter une bonne nouvelle le
faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume;
car, bien qu'il eût dans ses poches une somme d'argent
assez considérable, il voyageait à pied pour son plaisir.
C'était un garçon de bonne humeur, et qui ne manquait
[10]
 pas d'esprit, mais tellement distrait et étourdi, qu'on le
regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de
travers, sa perruque au vent, son chapeau sous le bras, il
suivait les rives de la Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant,
levé dès le matin, soupant au cabaret, et charmé de
[15]
 traverser ainsi l'une des plus belles contrées de la France.
Tout en dévastant, au passage, les pommiers de la Normandie,
il cherchait des rimes dans sa tête (car tout étourdi
est un peu poète), et il essayait de faire un madrigal pour
une belle demoiselle de son pays; ce n'était pas moins que
[20]
 la fille d'un fermier général, mademoiselle Godeau, la
perle du Havre, riche héritière fort courtisée. Croisilles
n'était point reçu chez M. Godeau autrement que par
hasard, c'est-à-dire qu'il y avait porté quelquefois des
bijoux achetés chez son père. M. Godeau, dont le nom,
tant soit peu commun, soutenait mal une immense fortune,
se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et
se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement
riche. Il n'était donc pas homme à laisser entrer
[5]
 dans son salon le fils d'un orfèvre; mais, comme mademoiselle
Godeau avait les plus beaux yeux du monde, que
Croisilles n'était pas mal tourné, et que rien n'empêche
un joli garçon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles
adorait mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait
[10]
 pas fâchée. Il pensait donc à elle tout en regagnant le
Havre, et, comme il n'avait jamais réfléchi à rien, au
lieu de songer aux obstacles invincibles qui le séparaient
de sa bien-aimée, il ne s'occupait que de trouver une rime
au nom de baptême qu'elle portait. Mademoiselle Godeau
[15]
 s'appelait Julie, et la rime était aisée à trouver. Croisilles,
arrivé à Honfleur, s'embarqua le coeur satisfait, son argent
et son madrigal en poche, et, dès qu'il eut touché le rivage
il courut à la maison paternelle.
Il trouva la boutique fermée; il y frappa à plusieurs reprises,
[20]
 non sans étonnement ni sans crainte, car ce n'était
point un jour de fête; personne ne venait. Il appela son
père, mais en vain. Il entra chez un voisin pour demander
ce qui était arrivé; au lieu de lui répondre, le voisin
détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître.
[25]
 Croisilles répéta ses questions; il apprit que son père,
depuis longtemps gêné dans ses affaires, venait de faire
faillite, et s'était enfui en Amérique, abandonnant à ses
créanciers tout ce qu'il possédait.
Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord
[30]
 frappé de l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais son
père. Il lui paraissait impossible de se trouver ainsi abandonné
tout à coup; il voulut à toute force entrer dans la
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