Du Diable à Dieu : $b Histoire d'une conversion
V
Arrivé à cette étape de mon voyage vers la Vérité, il semblera peut-être, à certains, que j’allais progresser rapidement et, surtout, ne pas retourner en arrière. Combien qui, une fois revenus à Dieu, l’auraient servi sans hésitations désormais ! Mais moi, tout ondoyant encore, bien que j’eusse acquis le sentiment très ferme que mon âme faisait peau neuve, je ne pouvais pas me décider à risquer le pas décisif : c’est-à-dire à rentrer dans l’Eglise.
Si réelle que soit leur foi, les chrétiens savent comme il nous est difficile de nous garder dignes de la Grâce et de maintenir intacte notre cuirasse de prières de façon que la rouille des péchés n’y morde pas et que le Mauvais n’en fausse point l’armature.
A plus forte raison, l’homme en marche pour se convertir ne cesse de trébucher contre tous les obstacles. Ne confiant à personne mes incertitudes et mes désirs du Bien éternel, j’étais très faible contre moi-même. Et je ne laissais pas de jeter des regards affriandés vers les demeures de perdition d’où le Bon Dieu m’avait expulsé. C’était une guerre continuelle où j’aurais été vaincu plus souvent encore si je n’avais été protégé, à mon insu, par la Sainte Vierge.
Certes, la voie où je m’engageais, sous la conduite de la Grâce, était radieuse et traversait des contrées où règne la tiédeur d’un perpétuel renouveau : Et pourtant, il y avait beaucoup de jours où elle me paraissait obscure et froide. Je me disais : — Si je retournais à mon palais de l’orgueil et des sens en liesse ? Mon âme grelotte. Pour la réchauffer, j’y allumerais un grand feu. J’y tendrais des tapisseries où serait tissé le triomphe d’Aphrodite. Et je festoierais sans plus me soucier de ce Dieu qui me sollicite.
La tentation devenait parfois si forte que j’y cédais. Je me gorgeais de fruits défendus, je me soûlais des vins capiteux du dilettantisme. Mais le dégoût me prenait bientôt. Je brisais mon verre sur le plancher, je lançais les plats par la fenêtre. Et tout frémissant d’un remords que je n’avais jamais connu auparavant, je reprenais l’escalade de la colline au sommet de laquelle la Croix scintille comme une étoile.
La miséricorde du Bon Dieu est si grande qu’il me pardonnait mes défections et qu’il m’octroyait de nouvelles forces pour mieux résister aux soubresauts de l’âme lépreuse qui agonisait en moi.
Qu’on songe que je n’avais pour me soutenir ni le Sacrement de Pénitence, ni la Sainte-Eucharistie. J’étais seul — ah ! oui bien seul — depuis ma première enfance qui n’avait reçu que les enseignements de l’incrédulité.
Ensuite, de onze à dix-huit ans, je n’avais point connu de foyer où apprendre l’observation des devoirs moraux les plus élémentaires. En effet, les miens, divisés, en guerre les uns contre les autres, s’occupaient peu de l’enfant sensuel et rêveur que j’étais. S’ils le faisaient, par boutades, c’était pour tenter de m’inculquer leurs rancunes réciproques ou pour expérimenter sur moi des méthodes d’éducation contradictoires. Ainsi, un jour, on s’étonnait naïvement que je fusse indocile, raisonneur et plus enclin à m’en aller rêver sous les arbres qu’à m’intéresser aux querelles de la famille. Alors on me punissait à tour de bras. Le lendemain, l’on déclarait qu’il est bon de laisser les enfants se développer eux-mêmes et que la nature leur apprendra le bien et le mal. Et c’était un prétexte pour ne pas plus se soucier de moi que si je n’eusse pas existé. J’en profitais pour vagabonder dans la campagne et pour esquisser de vagues vers. Car, déjà, l’esprit de poésie me possédait fort.
Cela, c’étaient mes vacances. De retour au collège, il me fallait mâchonner la nourriture coriace que des pédants moroses, ennuyés de leur métier, me distribuaient, parmi une grêle de pensums et de retenues. Entre-temps, j’étais livré à la bise du protestantisme qui me gerçait la surface de l’âme sans, heureusement, pénétrer jusqu’au cœur.
Puis ce fut le régiment où je piaffai comme un poulain échappé. Puis la vie littéraire à Paris. Nous étions une troupe de poètes épris d’art jusqu’à la frénésie — épris aussi de sensations outrancières. Entre tous ces compagnons de la vie intense, j’étais le plus ardent. Si l’un proposait : « Allons faire la fête, » je m’écriais aussitôt : — N’y allons pas ; courons-y !
Trois choses me préservèrent relativement : mon goût du travail ; mon penchant vers la solitude en pleine nature qui amenèrent ma fuite de Paris pour vivre à la campagne. Enfin, l’amour d’une femme admirable d’un dévouement et d’une constance qui ne se démentirent jamais, malgré les chagrins dont je l’avais abreuvée… Elle mourut, hélas, trop tôt, dans des conditions tragiques. Et je la remplaçai, follement, par la dame aux yeux noirs qui me fit tant de mal…
En retraçant, à grands traits, ces épisodes de mon enfance et de ma jeunesse, comme en récapitulant, plus haut, mes avatars politiques et mes voltiges à travers cent doctrines, j’ai voulu montrer à quel point j’étais peu armé pour résister au mal. Sans la Grâce du Bon Dieu, je n’aurais à coup sûr point réussi à jeter définitivement au fossé le lourd fardeau de péchés que je portais.
Or, malgré mes reculs et mes rechutes, je ne laissais pas de progresser. D’abord mes heures d’égarement, loin de Dieu, se faisaient de moins en moins fréquentes. Ensuite il m’arrivait de tenir tête aux tentations. — Oh ! mon moyen de défense n’était pas très compliqué ; je levais les yeux au ciel et je disais : — Mon Dieu ! Mon Dieu ! — Et le Bon Maître me venait en aide.
Chaque fois que j’avais ainsi repoussé les conseils du Mauvais, je me sentais inondé d’une joie intérieure et paisible que je n’avais jamais connue auparavant.
Il est certain que la Grâce ne cessait pas d’opérer mystérieusement en moi sans que j’en eusse l’entière conscience. C’était, je crois, ce travail latent que Notre-Seigneur a désigné dans la parabole de la Semence : « Il en est du Royaume des cieux comme quand un homme jette de la semence en terre. Qu’il dorme ou qu’il veille, jour et nuit, la semence germe et elle croît à son insu[5]. »
[5] Ev. sec. Marcum, IV, 26-27.
Dans le même temps, la phrase de l’Angelus : Et Verbum caro factum est ; et habitavit in nobis me revenait sans cesse à l’esprit. — Dans mes carnets de cette période, je la trouve notée, toutes les quatre ou cinq pages, sous cette formule elliptique : Aujourd’hui, pensé à Verbum et médité.
Elle surgissait, plus particulièrement en moi, dans la solitude de la forêt — alors que j’étais occupé de tout autre chose. Je l’entendais d’abord au plus intime de mon être, puis je la répétais avec un grand frémissement. Je m’arrêtais et, tout en caressant d’une main distraite, le feuillage tendre de quelque bouleau, je tombais dans une rêverie profonde.
— Ce doit être, me disais-je, la clef qui ouvre la porte du sanctuaire où je voudrais entrer. Pourquoi me hante-t-elle, avec tant de persistance, cette phrase ? On dirait que le Bon Dieu tient à ce que j’en approfondisse le sens.
Je m’étonnais ; j’admirais ; et je concluais que cette affirmation : le Verbe s’est fait chair ; et il habita parmi nous résumait certainement le miracle des miracles de la charité divine puisqu’il y était formulé que pour nous guérir du péché et nous ouvrir le Ciel, Dieu avait daigné emprunter notre humanité.
Ces réflexions me causaient un attendrissement tel que j’en demeurais ému des journées entières…
Ce fut à la même époque que je commençai à prier le Bon Dieu dans toutes les circonstances où j’étais affligé par des peines morales aussi bien que par des ennuis matériels. Je m’agenouillais et je prononçais la brève prière suivante : — Mon Dieu, puisque vous existez, venez à mon aide, j’ai confiance en vous.
Je puis le certifier : jamais il n’arriva que je ne fusse pas exaucé. — Ce n’était pas toujours de la façon dont je m’y attendais : mais c’était toujours pour mon plus grand bien.
J’aurais dû m’éperdre en hymnes de reconnaissance. Mais voyez la mauvaise nature du demi-converti : après un remerciement hâtif, je ne songeais plus qu’à jouir du bienfait qui venait de m’être octroyé. Ma conscience m’en faisait des reproches et tentait de me ramener à l’idée de Dieu. Mais je répondais : — Plus tard ! Plus tard ! Nous avons bien le temps !…
Seigneur, il a fallu que, las de mon ingratitude, vous me brisiez par les plus dures souffrances, pour que je comprisse l’énormité de ma dette envers Vous.
Je continuais également à regimber contre mon désir réel d’étudier et de pratiquer cette religion catholique que j’avais reconnue comme la seule vraie. J’avais beau regarder, avec l’envie violente d’y entrer, du côté de l’Eglise, je ne parvenais pas à me décider.
Les mêmes futiles objections, que j’ai rapportées au chapitre précédent, se hérissaient sans trêve devant moi. Elles se corroboraient de sophismes cent fois rabâchés et qu’il serait fastidieux de transcrire. Je n’en rapporterai qu’un seul parce qu’il m’a poursuivi presque jusqu’à la dernière minute qui précéda le triomphe de la Grâce. Le voici : — Me faire catholique pratiquant ce serait aliéner mon indépendance, car je me connais, une fois que j’aurai pris mon parti, j’irai jusqu’au bout, n’étant point l’homme des moyens termes. Je me tiendrai pour engagé d’honneur à obéir en tout aux prescriptions de l’Eglise. Et, si je manque à quelqu’une, j’en souffrirai. Je me trouverai dans un état peut-être pire que celui — pourtant peu délectable — où je me débats… Donc je reste libre !
Piètre liberté ! Je devais apprendre que l’unique indépendance consiste à porter joyeusement le joug adorable du Bon Dieu. Car, en dehors de Lui et de son Eglise, on n’est que le prisonnier, cruellement entravé, de l’erreur et des passions.
A force de tergiverser de la sorte, je finis par choir dans une mélancolie profonde. Rien d’étonnant à cette humeur noire. Mon âme était malade et je ne faisais pas ce qu’il eût fallu pour qu’elle guérît. J’accolais, en moi, un enfant sain à un vieillard fiévreux : le chrétien naissant au païen moribond. Et naturellement celui-ci communiquait son mal à celui-là. Bref, rien ne me sourit plus de mes distractions anciennes. Une tristesse permanente me tenait le cœur comprimé. Alors l’idée de suicide — qui devait me torturer si effroyablement lors de la crise décisive d’où sortit ma conversion — entra en moi. Et des poèmes funèbres en résultèrent qui traduisaient la désolation de mon âme. Je dois en citer quelques fragments[6].
[6] On comprend bien que ce n’est point par vanité littéraire que je le fais. Etant poète, il était logique que mes chagrins s’exprimassent en vers. Ceux-là sont caractéristiques ; c’est pourquoi je les cite.
Navré que la forêt, elle-même, ne réussît plus à me faire oublier mes tourments, je disais :
Puis ma mélancolie s’avivant au souffle d’une de ces bises qui, aux jours d’équinoxe, tonnent parmi les futaies, je m’écriais :
Enfin la hantise de la mort envahissant de plus en plus mes pensées, je m’adressais à elle et je m’écriais :
Ce poème de la mort résumait d’ailleurs toutes mes désillusions et même mes incertitudes, car outre une imprécation contre le paganisme et une autre contre la science, il contenait deux strophes où les vertus de la Sainte-Eucharistie sont mises en doute. Inutile de dire que je les réprouve et que je les effacerai de mon livre.
On voit que j’étais arrivé au plus noir de la désespérance. Sur ces entrefaites, en mars 1906, des nécessités de vie courante m’obligèrent de me fixer pour quelque temps à Paris.
A partir de cette époque les événements se précipitent jusqu’au jour béni où la Sainte-Vierge prit mon âme entre ses mains miséricordieuses et l’offrit, toute frémissante de douleur, au Bon Dieu.