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Du Diable à Dieu : $b Histoire d'une conversion

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XII

Douceur ineffable de la Grâce, lorsqu’elle rentre, en ondes radieuses, dans l’âme qui croyait l’avoir perdue.

C’est d’abord comme un Angelus qui tinte lentement sur la campagne par une aube un peu brumeuse de la fin d’avril. On sent qu’il va faire beau, car on devine le ciel bleu par-dessus les vapeurs diaphanes qui flottent sur les pommiers chargés de délicates floraisons. La cloche épand ses notes assourdies à travers les volutes neigeuses du brouillard que nuancent des clartés roses. Tout est calme, recueillement, attente émue de la pleine lumière.

Puis la Grâce se fait plus éclatante. L’Angelus s’est tu : la nature prie. Et c’est alors le lever du soleil qui monte rapidement de l’horizon et couvre de sa gloire les jeunes verdures. Il aspire la brume, il chasse les fantômes de la nuit qui se traînaient encore dans les coins d’ombre, tandis que de larges souffles chargés du parfum des violettes, font frémir les frondaisons légères des peupliers et des bouleaux. Tout être tressaille à l’unisson ; et l’hymne du printemps s’épanouit dans l’air frais du matin… Ainsi de l’âme pénitente à qui la Grâce prodigue ses mystérieuses splendeurs.

Qu’il eut raison le Père Lacordaire quand il dit dans le passage de ses Mémoires où il parle des effets de la Grâce : « Les deux grands biens de notre nature, la vérité et la béatitude font irruption ensemble au centre de notre être, s’y engendrant l’un l’autre, s’y soutenant l’un par l’autre, lui formant comme un arc-en-ciel qui teint de ses couleurs toutes nos pensées, tous nos sentiments, toutes nos vertus, tous nos actes enfin, jusqu’à celui de notre mort qui s’empreint, au loin, des rayons de l’éternité. Tout chrétien connaît plus ou moins cet état ; mais il n’est jamais plus vif et plus saisissant qu’en un jour de conversion. Et c’est pourquoi l’on pourrait dire de l’incroyance, lorsqu’elle est vaincue, ce qui a été dit du péché originel : « Felix culpa, heureuse faute ! »

O sainte Eglise catholique, dispensatrice des vérités du Bon Dieu, que tu es admirable quand tu recueilles, en toute mansuétude, l’enfant prodigue qui, dompté par la Grâce, vient se prosterner devant tes autels…

Telles étaient mes pensées pendant que, sous les auspices de l’abbé M… à qui je rendais quotidiennement visite, je me préparais au sacrement de Pénitence. Je ne saurais exprimer à quel point je me trouvais dans un parfait équilibre de toutes mes fonctions. Non seulement mon cœur battait à l’aise, mais les associations d’idées se faisaient si nettes dans mon cerveau que je pouvais les enregistrer, avec tous leurs détails, dans ma mémoire. Je m’assimilais aussi, avec une facilité extraordinaire, les enseignements du catéchisme — ce livre d’une si étonnante profondeur pour qui reçut le don de le comprendre. Puis j’assistais aux offices ; j’y priais de mon mieux et j’y méditais les beautés de la liturgie. Et plus j’avançais dans la voie lumineuse, plus la foi poussait de solides racines au tréfonds de mon être. Je la sentais s’épanouir en moi comme un chêne vigoureux que les tempêtes peuvent assaillir mais non renverser.

Pour fuir les bruits de la ville et son agitation fiévreuse, j’avais repris mes habitudes de l’été précédent. Je passais la plus grande partie de mon temps dans l’un de ces beaux jardins publics qui empêchent Paris de devenir tout à fait une sentine funeste aux corps comme aux âmes. J’y récupérais un peu de ma chère solitude.

Mais que ma disposition d’esprit différait de ce qu’elle avait été naguère. En juin, je ne savais pas encore au juste où j’allais, je vacillais, indécis, entre mon bon ange et le démon. En octobre, au contraire, assuré de ma rédemption, éclairé, soutenu par l’Abbé M…, je vivais une vie intérieure toute de ravissements et d’adoration.

Enfin, le jour arriva où l’abbé M… m’annonça qu’il me jugeait suffisamment instruit pour que je fisse ma confession générale.

— Vous viendrez dans ma cellule à l’heure habituelle, me dit-il. Auparavant, examinez-vous à fond et tâchez d’établir aussi exactement que possible le bilan de vos fautes. Et surtout, écartez toute crainte de n’être point pardonné qui tendrait à vous décourager ; car ce n’est là qu’une tentation diabolique contre laquelle je vous ai déjà mis en garde.

— Je n’éprouve plus rien de tel, lui répondis-je. Je n’ai plus qu’un grand désir de me délivrer du poids qui pèse sur mes épaules et de recevoir la sainte Eucharistie.

De fait, à aucune des étapes de ma conversion, le Mauvais ne m’avait pareillement laissé en repos. On eût dit que me sentant bien gardé, il renonçait à me chercher noise. Comme toutes ses ruses se résument en ceci qu’il voudrait nous empêcher de prier, il est tout naturel qu’il demeure impuissant contre celui qui ne cesse de lui opposer un bouclier d’oraisons. Or il n’est pas exagéré de dire qu’à cette époque, je passais rarement plus d’une heure sans prier, et que je faisais de longues stations dans les églises où, à l’abri du Saint-Sacrement, j’élevais mon âme vers Dieu.

Ainsi prémuni, pour me préparer à ma confession, j’allai, dès une heure de l’après-midi, au parc Montsouris. Je m’y installai sur un banc, près du lac où voguent des flottilles de canards multicolores. L’atmosphère était d’une tiédeur exquise. De minces nuées, chatoyantes comme des gorges de tourterelles, passaient dans le ciel pâle où luisait un doux soleil d’arrière-saison. L’automne commençait à dorer les feuillages. En face de moi, s’élevait un saule-pleureur qui trempait sa chevelure harmonieuse dans l’eau limpide. Aux intervalles de ma méditation, j’admirais sa souplesse et l’élégance de ses formes. Et — fiction qu’on voudra bien me pardonner — je m’imaginais que mon ange gardien battait des ailes à travers ses ramures ondoyantes.

J’avais pris avec moi une Concordance des Evangiles que l’abbé M… m’avait donnée et mon catéchisme. Tantôt j’étudiais, dans ce petit livre, les raisons qui expliquent à quel point le sacrement de pénitence constitue un acte d’une portée si divine et si humaine à la fois. Tantôt je recensais mes péchés : et alors, si leur nombre et leur gravité m’effrayaient très fort, je me rassurais à la pensée que j’allais bientôt me débarrasser de ces souillures, et qu’ils me seraient remis non pas tant à cause de mes remords que par la charité miraculeuse de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Puis je lisais les chapitres du Saint-Livre qui retracent la Passion, qui peignent le Jardin des Olives, les Juges iniques, les Juifs acharnés, la voie douloureuse, le crucifiement, le partage de la robe, l’éponge imbibée de vinaigre, les outrages de la plèbe, jusqu’au cri qui fit trembler le ciel, la terre et les enfers et qui annonçait que l’univers coupable entrait dans le règne de la Grâce : « Tout est consommé ! »

Surtout, assistant, par la foi, au supplice de l’Agneau, je mettais mes bras autour du gibet où le bon Larron fut garrotté. Et je m’écriais avec lui : « Seigneur, souvenez-vous de moi dans votre Royaume… »

Puis, faisant un juste retour sur moi-même, j’ajoutais : — Mon bon Sauveur, je sais que vous avez voulu toutes ces ignominies et toutes ces tortures pour me racheter de la servitude du péché. Qu’est-ce le peu que j’endurai au regard des souffrances que Vous, la plus innocente des victimes, vous avez acceptées par amour pour moi ? Comment pourrais-je reconnaître ce sacrifice ? Mais j’ai confiance en Vous et je Vous aime. Ayez pitié de moi, Seigneur Jésus ; médecin des âmes, guérissez-moi de la lèpre qui ronge, depuis si longtemps, mon esprit et mes sens. N’oubliez pas que Votre Mère auguste a daigné intercéder pour le pauvre caillou brisé que je suis…

Me disant ces choses et bien d’autres analogues, je me sentais pénétré d’une contrition toute salutaire. C’était un mélange de honte à cause de mes fautes et de regret poignant parce que j’avais contribué, pendant tant d’années, à remettre en croix l’Agneau rédempteur. — Et cependant l’espoir de ma purification prochaine lénifiait l’amertume de mon repentir.

L’après-midi passa de la sorte. Quand vint l’heure d’aller au presbytère, je me trouvai fortifié d’une décision souveraine. Ce fut sans nulle hésitation que je marchai vers la confession.

Dès que je fus entré dans la cellule de l’abbé M…, ce bon père s’informa d’abord de mes dispositions. Je lui dis que je n’éprouvais que cet unique désir : me libérer du péché.

Il me fit agenouiller sur un prie-Dieu, devant un crucifix. Puis, après les prières sacramentelles, je récitai le confiteor et je commençai l’étalage de mes fautes…

Et alors, comment exprimer cela — les mots ont peur comme des poules, disait Verlaine — à mesure que j’avouais mes fautes, il me semblait que Notre-Seigneur, lui-même, était là. Il me semblait que, d’une main caressante et impérieuse à la fois, il cueillait mes péchés dans mon âme et les éparpillait en poussière devant ses pieds adorables. En même temps, je sentais ma pauvre âme, toute ployée sous le faix du mal, se redresser peu à peu, reprendre enfin sa rectitude, puis s’épanouir en des flots d’amour et de reconnaissance…

Quand j’eus fini, quand l’abbé M… eut prononcé, sur ma tête inclinée, la sublime formule de l’absolution, je me relevai. Il m’ouvrit les bras et je m’y précipitai tout en pleurs.

Certes, nous étions aussi émus l’un que l’autre. Car si je mettais dans cette accolade toute ma gratitude pour lui qui m’avait été tellement auxiliateur, lui rendait grâces au Seigneur de l’avoir désigné pour guider, vers le bercail de l’Unique Pasteur, la brebis rebelle qui s’en était enfuie depuis son baptême.

Nous causâmes ensuite quelques minutes. Puis, comme d’autres soins le sollicitaient, je me retirai après qu’il m’eut recommandé de me trouver le lendemain, à la première heure, à Saint-Sulpice pour communier.

Dans la rue, je marchais tout allègre. Je me disais : — Je suis pardonné, je suis pardonné, quel bonheur !… Cent alleluia me chantaient dans le cœur et il me semblait que j’avais rajeuni de dix ans.

Je me souvins alors d’une page d’En Route où cette sensation de délivrance est on ne peut mieux notée. — Durtal s’éperd en remords de ses péchés et le Prieur de la Trappe lui dit : « La croix, qui était faite de tous les péchés du monde, pesait d’un tel poids que les genoux de Jésus fléchirent et qu’il tomba. Un homme de Cyrène passait là qui aida Notre-Seigneur à la porter. Vous, en détestant vos péchés, vous avez allégé cette croix du fardeau de vos fautes et l’ayant rendue moins pesante, vous avez ainsi permis à Notre-Seigneur de la soulever… »

Et moi aussi, pensai-je, Notre-Seigneur m’a permis de l’aider à porter sa croix. Gloire à Lui !…

Le lendemain matin, je me réveillai vers quatre heures. Je me préparai à la communion par la lecture de l’Evangile où il est raconté comment Notre-Seigneur institua la Sainte-Cène. Puis je priai Dieu de m’octroyer la faveur de recevoir sa chair et son sang avec l’humilité nécessaire.

Quand je sortis pour me rendre à Saint-Sulpice, j’éprouvais une joie paisible à l’idée que, dans quelques minutes, l’œuvre de ma rédemption serait tout à fait accomplie et j’admirais à quel point tous les obstacles s’étaient aplanis depuis que je m’étais mis sous la direction de l’abbé M.

Entré dans l’église, j’allai à la chapelle du Sacré-Cœur où ce bon père dit, tous les jours, la messe de six heures et demie. Il y avait fort peu de monde : quelques femmes du peuple, deux ou trois religieuses, un seul homme en plus du pauvre moi. Je m’agenouillai près d’eux et j’ouvris mon âme au Seigneur, le suppliant d’y entrer quoiqu’elle fût si imparfaite.

A mesure que le moment de la communion approchait je me sentis soulevé par un de ces élans d’adoration qui enlèvent l’âme, parmi des ondes de lumière intérieure, jusqu’aux pieds du Trône divin. Je balbutiais : — O mon Dieu, je ne suis pas digne, mais venez en moi pour que je vous possède.

Et dans mon âme rénovée ne cessaient d’affluer les splendeurs de la Grâce. Aussi, lorsque je quittai ma chaise j’étais si pénétré de cette clarté indicible qu’il me semblait que mon être entier était pareil à une blanche flamme qui montait joyeusement se perdre dans le ciel.

Me fais-je comprendre ? Cet état n’ayant rien de terrestre, il est à peu près impossible de l’analyser. Ce que je puis dire, c’est que ni les plaisirs des sens les plus raffinés ni même les ivresses cérébrales que procurent l’art et la poésie n’approchent de cette extase où l’âme, qui s’unit à Dieu, se fond tout entière.

L’abbé M… me communia. Je regagnai ma place ; et tandis que je récitais mon action de grâces, je savourais pleinement la paix radieuse qui régnait en moi. Ah ! que ne peut-on arrêter le temps à cette heure solennelle de quiétude et d’innocence. Pourquoi faut-il que le monde revienne vous obséder de ses bas appétits et de ses viles rumeurs ?…

Pendant la journée qui suivit, je vécus dans une sorte de rêve lumineux. Toutes mes pensées se tournaient vers le Seigneur ; toutes les choses me semblaient avoir revêtu un aspect de fête. A la lettre, je voyais l’univers avec des yeux nouveaux.

Sainte Eucharistie, qu’ils sont à plaindre les ignorants et les égarés qui méconnaissent vos vertus ! Pour moi, je sais que vous êtes la source de tout bien, la fontaine d’espoir et d’énergie où, aux jours de tristesse et de découragement, l’âme puise le réconfort et la joie. Faites, ô mon Dieu, que je ne l’oublie jamais. Gardez-moi digne d’approcher toujours de votre Sainte-Table dans les mêmes sentiments où je me trouvai ce jour de ma première communion.

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