Du Diable à Dieu : $b Histoire d'une conversion
VIII
Avant de poursuivre, il sied d’expliquer ce que sont ces voix dont j’ai parlé à plusieurs reprises. Sinon, l’on pourrait croire qu’il s’agit de phrases entendues comme si un interlocuteur invisible cheminait à côté de vous et vous obsédait de propos amers ou vous donnait, avec mansuétude, de bons conseils.
Or ce n’est pas cela du tout. Jamais rien n’est perçu par le sens de l’ouïe. C’est intérieurement, au plus profond de l’être, que s’élèvent ces dialogues qui nous laissent consolé ou plus triste selon que la voix procède du Bon ou du Mauvais.
L’âme est alors pareille à une futaie où résonneraient tour à tour les chants graves et doux d’une brise céleste et les ricanements de rafales diaboliques.
Cet état ne peut pas, non plus, être comparé à ces périodes de réflexion où l’on cause avec soi-même, où l’on pèse le pour et le contre d’une décision à prendre, où l’on analyse ses sensations, où l’on démonte l’armature de ses sentiments, où l’on dissocie ses idées afin d’en éprouver la valeur.
Ce travail psychologique n’a rien que de naturel. Il est familier à quiconque aime à scruter les mobiles qui le font agir. Il ne viendrait jamais à l’esprit de celui qui le pratique que des forces mystérieuses interviennent pour modifier les opérations de son cerveau.
Mais dans l’âme où le Saint-Esprit daigne faire affluer la Grâce, tandis que le Mauvais, qui s’y était construit une sombre et solide citadelle, regimbe contre cette invasion de la lumière divine, il se passe un phénomène que nulle théorie d’ordre humain ne suffit à expliquer.
En effet, le Moi garde toutes ses facultés intactes. Il demeure le témoin étonné, mais plus lucide que jamais, du combat qui se livre en lui. Si insolites que lui en semblent les péripéties, il a l’intuition que ces lutteurs, qui se disputent la possession de sa conscience, ne sont ni des fantômes créés par son imagination, ni des prestiges nés d’un déséquilibre de ses fonctions mentales.
Ah ! comme, alors, on se rend compte que le libre arbitre existe. Car l’âme en proie à ce conflit demeure entièrement maîtresse de se soumettre à l’un ou à l’autre des belligérants.
Si elle cède à la nature, c’est-à-dire à l’orgueil, au respect humain, aux passions dont le Démon tire tout son pouvoir, elle le fait en connaissance de cause. — J’ajouterai, que ce lui est d’autant plus facile, qu’en agissant de la sorte, elle suit la pente où l’inclinent ses habitudes les plus chères.
Si au contraire elle réprime la nature pour obéir à la Grâce, c’est tout aussi librement qu’elle le fait. L’effort à donner est parfois formidable. Car il s’agit de rompre avec des péchés d’autant plus captieux qu’il serait bien plus commode d’aller le train-train coutumier selon leur molle routine que de les fuir sous les coups de fouet lumineux infligés par la Grâce à ceux qu’elle distingue.
Tant que l’âme, objet de ce duel, persiste à tergiverser, à ne point se fortifier par le sacrement de Pénitence et la Sainte Eucharistie, elle ignore la paix. Les cliquetis du combat ne cessent de reprendre en elle. Bien plus, Dieu permet bientôt que le Démon la fouaille et la torture, la précipite dans d’affreuses ténèbres où il semble que jamais plus aucune étoile ne luira. C’est, je crois, dans ce sens, qu’on peut s’appliquer l’avertissement donné par Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Lorsque l’Esprit immonde est sorti d’un homme, il erre par les lieux arides, cherchant le repos, mais il ne le trouve point. Il dit alors : — Je retournerai dans la demeure d’où je suis sorti. En revenant, il la trouve inhabitée, nettoyée de ce qui la souillait et ornée. Il va prendre alors sept autres esprits plus pervers que lui. Ils entrent tous ensemble dans la demeure et s’y établissent. Et le dernier état de cet homme devient pire que le premier[10]. »
[10] Evangiles : Saint Mathieu, XII, 43-45 ; Saint Luc, XI, 25-26.
J’emploierai encore une image pour mieux spécifier les circonstances de ce duel d’où l’âme doit sortir sauvée ou réprouvée.
C’est un drame à trois personnages : deux sur la scène, un dans la salle de spectacle. L’un, le Démon, c’est l’acteur favori, royalement vêtu, débitant les tirades pompeuses qui lui valurent toujours de frénétiques applaudissements. L’autre, l’Ange de la Grâce, c’est le débutant de génie dont les dires et l’action déconcertent d’abord, puis entraînent le spectateur, — l’âme dont cette rivalité agite toutes les puissances. Il applaudit ; il sent la supériorité de ce nouveau venu sur le vieux turlupin qui le charmait d’habitude. Il chasse celui-ci des planches — pour le rappeler, hélas, dès que sa paresse d’esprit le ramène aux histrionneries dont il s’était fait un besoin. Cependant, l’Ange, quoique méconnu, ne perd point patience ; il attaque constamment l’Autre ; il couvre sa voix cassée des modulations les plus riches et les plus pures.
Si le spectateur finit par lui donner raison et par l’élire pour seul interprète de la Beauté, ce sont alors des fêtes et des ravissements qui passent en splendeur toutes les fantasmagories de l’Autre.
Mais si le spectateur s’entête à revenir au cabotin qui lui frelata le goût, il est perdu. Il s’égare en des ripailles avec cet acteur de clinquant et il devient incapable de comprendre les nobles enseignements du messager divin qui avait assumé la tâche pénible de lui purifier le cœur et le cerveau…
Donc pour me résumer, qu’il soit bien entendu que quand je parle, dans ce récit, des voix qui me sollicitaient, il faut comprendre qu’il s’agit d’un dialogue tout intérieur. Ne pas oublier non plus que je ne cessai pas une minute d’avoir la pleine conscience que l’avenir de mon âme dépendait entièrement du parti que j’allais prendre. Cela devait être souligné, car si je n’avais pas eu cette liberté et si, d’autre part, la Grâce ne m’avait éclairé, mes habitudes d’esprit comme mes passions m’auraient maintenu dans la pratique du péché et pour toujours écarté de l’Eglise.
Voilà, je pense, qui démontre la fragilité de l’hypothèse déterministe puisque si j’avais suivi la nature, j’aurais obéi au mobile le plus fort — celui que m’imposait toute ma vie passée. Au contraire j’entrai dans la voie que ni mes intérêts les plus immédiats, ni mes penchants de poète sensuel ne me désignaient.
Ces éclaircissements donnés, j’en viens à la crise suprême d’où sortit ma conversion définitive.