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Du Diable à Dieu : $b Histoire d'une conversion

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VII

Le petit village d’Arbonne offre cet avantage sur Barbizon, Marlotte, et d’autres localités des environs de Fontainebleau, qu’il n’est pas trop envahi par les citadins en vacances.

Les communications étant assez difficiles, les tramways à vapeur et les chemins de fer s’en trouvant à pas mal de kilomètres, les casinos, musiques tziganes et tournées cabotines y faisant défaut, beaucoup l’ignorent ou ne se soucient pas d’y villégiaturer.

Mon goût de la solitude s’y pouvait donc satisfaire à peu près. En outre, la forêt enveloppe Arbonne presque de toutes parts. Son bornage et ses entours recèlent un grand nombre de sites d’une beauté grave et d’autant plus appréciable pour moi qu’étant peu connus et, souvent, d’un abord malaisé, ils ne sont pas envahis par la race ennuyeuse des touristes.

Sous leurs futaies grandioses, parmi leurs rocs farouches, on ne rencontre point de bicyclistes hurleurs, point d’Anglais croassants et si absorbés par la lecture du Baedecker qu’ils n’ont pas le temps de regarder les gorges et les plattières que ce volume leur signale. Point non plus de ces bourgeoises sautillantes qui, flanquées d’enfants braillards et déprédateurs, jabotent, entre elles, de modes et de cuisine et qui poussent des cris de poule en gésine d’un œuf pour une ronce accrochant leur robe ou pour une couleuvre traversant le chemin.

Sûr de n’être pas horripilé par quelque caravane de ce genre, dès le lendemain de mon arrivée, le 2 septembre, je me levai à l’aube et je gagnai la forêt dont les frondaisons déferlent, avec un murmure solennel, presque jusqu’au seuil de l’auberge où je logeais.

Ce fut le cœur plein d’une joie radieuse que je saluai les pins et les bouleaux qui bordent, en sveltes colonnades, pleines d’harmonies soupirantes, de rayons assoupis sur les mousses et d’ombres légères, le sentier que je suivais.

J’allais, tout heureux, aspirant le parfum des résines et des sèves, cueillant, çà et là, quelques brins de bruyère, ému par les caresses dont les feuillages inclinés me frôlaient le front. — O Nature sylvestre, où circule le souffle de Dieu, que tu m’apparus maternelle et consolatrice !

J’arrivai au pied du rocher de Cornebiche… Là, je m’arrêtai net car j’apercevais, au sommet, le petit oratoire que surmonte une statue de Notre-Dame de Grâce.

Vue ainsi d’en bas, on en distingue à peine les formes. Mais je la connaissais bien, m’étant maintes fois assis à sa base pour admirer le merveilleux paysage qu’on découvre du haut de la colline.

Il me vint aussitôt à l’esprit de monter vers l’oratoire. Car à l’allégresse qui débordait de mon âme se mêlait, plus intense que jamais, ce sentiment du divin qui dominait ma vie intérieure depuis quelques mois. Jusqu’alors, je ne m’étais pas adressé à la Bonne Mère. Mais la rencontrant ainsi à l’improviste, dans la forêt, je devinai qu’il fallait lui parler et qu’elle me serait auxiliatrice auprès du Seigneur Dieu. — Sans hésiter, j’entrepris l’escalade du rocher.

Je veux décrire ce site avec quelque détail. D’abord, c’est là qu’une quinzaine de jours plus tard, je devais céder enfin complètement à la Grâce. Ensuite, parce qu’il présente un sens symbolique que je tiens à dégager.

Le sentier qui monte à Cornebiche s’amorce (à droite, quand on suit, vers les Hautes Plaines, le chemin dit la Passée aux vaches), en face d’une coupe ancienne où quelques bouleaux chétifs ont repoussé.

Il est presque effacé sous les bruyères qui l’ont envahi et, par suite, assez difficile à découvrir. Néanmoins voici une indication pour le faire reconnaître : cinq pins s’élèvent à l’entrée, qui ne prospèrent pas beaucoup, deux en avant, de moyenne taille, derrière eux, deux plus petits, puis un presque haut. Sur la gauche, un taillis de conifères assez serrés ; sur la droite, une brousse hérissée de genêts rébarbatifs et bossuée de rocs blêmes qui rejoignent, au sud, les dernières pentes de la colline.

Le sentier s’engage sous une voûte obscure de pins pressés les uns contre les autres, puis il ressort dans une éclaircie, puis commence à escalader parmi des bouleaux tors et des grès aux formes âpres et tourmentées. On trébuche contre des racines ; on glisse sur les aiguilles de pin sèches qui jonchent le sable. Il arrive qu’on tombe. D’ailleurs, il importe de mentionner que plus on progresse, plus la montée devient difficile. Certains renoncent et, parvenus à mi-chemin, reviennent sur leurs pas.

On traverse ensuite un ravin qu’emplit un fouillis de hautes fougères, grillées par le soleil, et de ronces malignes. Au fond de ce creux surgissent des blocs énormes qui semblent barrer le passage. On se demande comment les franchir quand on aperçoit un couloir resserré où le sentier se faufile. On monte ; on monte, et toujours avec plus de peine, car les ronces se cramponnent à vous pour vous empêcher d’avancer, car des touffes de bruyères se jettent dans vos jambes pour vous retenir, car des mousses perfides dissimulent la voie.

On monte encore et l’on se heurte à un premier arbre tombé qui, lui, obstrue décidément le chemin en formant au-dessus une sorte d’arche de pont d’où se détachent de longues échardes. Il n’y a pas à hésiter : le seul moyen de passer, c’est de se mettre à quatre pattes pour se risquer dessous.

Une fois qu’on a vaincu cet obstacle, on se trouve à peu près à mi-côte. Quinze pas plus haut, second arbre tombé ; celui-ci, on l’enjambe sans trop de difficulté. Le paysage environnant commence à se découvrir en son ampleur. Le sentier suit, quelque cent mètres, en corniche, le flanc du rocher ; on se repose un peu et l’on reprend haleine car un rude effort reste à donner.

En effet, tout de suite après, le sentier recommence à monter presque verticalement ou tourne, quasi sur lui-même, en lacets peu aménagés pour l’ascension. On franchit un troisième arbre tombé et, quelques pas plus loin, on se heurte à un quatrième. Celui-là est redoutable : des branches mortes le hérissent de façon à former une herse qui empêche tout à fait de passer par-dessus ; en-dessous, entre son tronc et le sol, il ne reste qu’un espace tellement minime, qu’on ne croit pas pouvoir s’y insinuer. On se rebuterait si l’on n’avait la ferme volonté d’arriver au sommet. Enfin l’on se décide : en rampant, la figure presque à terre, on se glisse sous le tronc, dont l’écorce vous rabote l’échine[8]. Puis on se redresse et, content d’avoir triomphé une fois de plus, on recommence à gravir la pente presque à pic. On parvient enfin à une petite caverne qui se creuse sous un rocher monstrueux. Là, il est bon de s’arrêter quelques minutes, de s’asseoir pour étancher la sueur qui vous ruisselle de partout et pour se recueillir.

[8] Plus tard, chaque fois que je montais à Notre-Dame de Grâce, tout en rampant de la sorte et en baisant presque le sol, je ne manquais pas de me répéter : Memento quia pulvis es, et in pulverem reverteris. Excellente pratique d’humilité.

Puis le sentier serpente parmi des arbrisseaux, dont les ramures vous flagellent, tourne à droite, entre deux grès et soudain — l’on débouche au sommet.

C’est une large plattière, dallée de roches à fleur de sol, dont l’une, devant l’oratoire, se creuse en un bénitier naturel qui contient presque toujours de l’eau de pluie. Çà et là, de grandes touffes de genêts, de jeunes pins, de minces bouleaux. Mais il y a un large espace vide au milieu duquel s’élève l’oratoire. C’est une tour ronde, de sept mètres de haut environ, et que surmonte une statue — insignifiante au point de vue de l’art — de la Vierge à l’Enfant. La tour est construite de fragments de grès reliés par du ciment. En somme, une bâtisse fruste dont la nudité s’harmonise avec les rochers moroses et les végétations sauvages qui l’environnent. Deux ouvertures latérales et un porche garnis de barreaux de fer permettent de voir à l’intérieur. On y découvre, pour autel, un cube de pierre meulière, posé sur trois blocs de grès formant de vagues marches.

Quelle vétusté ! Le plâtre des murs se détache en larges écailles et jonche le sol parmi toutes sortes de détritus : immondices jetées à travers les barreaux par des visiteurs qui se jugeaient certainement fort… voltairiens, morceaux de bois à demi-brûlés, débris de couronnes très anciennes, papiers sales, pommes de pin pourries. Le plafond, tout vermoulu, tout fissuré, laisse suinter la pluie. Des limaces se traînent sur le sol et les parois.

Une plaque de marbre, placée au-dessus de l’autel, porte cette inscription :

Ex-voto. Cet oratoire édifié par la famille Poyez de Melun a été béni et consacré à Notre-Dame de Grâce, après autorisation de Monseigneur Allou, évêque de Meaux, par MM. Tigier, curé d’Arbonne et Pecnard, curé de Fleury, le 1er juin 1862, en présence des fondateurs et de M. Lefort maire d’Arbonne. Ave Maria gratia plena.

Voici maintenant à quelle occasion l’oratoire fut édifié. La femme de M. Poyez, avocat melunais, étant tombée gravement malade fut abandonnée par les médecins. Fort pieuse, ainsi que son mari, tous deux invoquèrent le secours de la Sainte Vierge. Un mieux se déclara immédiatement — et, grâce à l’intercession de la Bonne Mère, Mme Poyez fut bientôt tout à fait guérie. Pleins de reconnaissance, les Poyez décidèrent alors de construire un oratoire qui serait dédié à la Vierge.

Sur ces entrefaites, M. Poyez fut chargé par la municipalité d’Arbonne de défendre ses intérêts dans une affaire de terrains contestés entre la commune et le châtelain de Courances. M. Poyez gagna le procès et, refusant les honoraires qu’on lui offrait, demanda qu’on lui fît cadeau du sommet de Cornebiche — ce qui lui fut accordé de grand cœur. Aussitôt, il mit des ouvriers à l’œuvre et l’oratoire fut rapidement construit, malgré les difficultés que présentait l’accès du site.

Il y avait, à cette époque, une autre statue de la Vierge placée sur la pierre d’autel. Chaque année, le clergé de la région organisait un pèlerinage à l’oratoire : il y venait beaucoup de monde. Puis, après la guerre, cette coutume tomba en désuétude.

Quant à la statue, elle fut détruite, à coups de fusil, par un paysan, braconnier et esprit fort, renommé pour son impiété et ses mauvais instincts. Certes, ce possédé dut éprouver un plaisir intense à commettre son sacrilège. Mais, peu après, voici ce qu’il lui arriva. Il s’était fait à un doigt une piqûre qui semblait d’abord insignifiante mais qui s’aggrava subitement au point que, pris de tétanos, il ne tarda pas à mourir dans des souffrances affreuses et en proférant des blasphèmes.

Une particularité d’un autre genre touchant l’oratoire mérite d’être rapportée. En 1897, lors du terrible incendie qui ravagea la forêt pendant douze jours, le feu, ayant tout dévoré depuis la plattière de Franchard jusqu’au versant occidental du rocher de Milly, gagna Cornebiche et en contourna les pentes, embrasant les arbres mais laissant l’oratoire intact. Par les traces qui en subsistent, il est, encore aujourd’hui, très facile de vérifier le fait…

Du haut de Cornebiche, on savoure un des paysages les plus imposants de la forêt. La vue s’étend à dix lieues pour le moins. Si l’on se place sur le roc en balcon qui domine le versant nord, on découvre une étendue plane que quadrillent des cultures et que parsèment des villages ; puis, plus près, un océan de pins, de chênes et de bouleaux qui paraît monter à l’assaut de la colline. Sur la droite les sombres sommets des Hautes Plaines profilent leurs lignes sévères et le Rocher de Milly, ses pierres arides.

Traversant la plattière, si l’on regarde vers le sud, on aperçoit d’abord la vaste plaine de Champfroid. Défrichée jadis, plantée de genêts malingres et brunâtres, trouée d’excavations où des bruyères mortes font comme des touffes de bourre, elle ressemble, vue de la hauteur, à un large tapis décoloré par les ans et dont le tissu s’arrache. Au loin, en face, ce sont les grès blafards du Rocher de la Reine et les constructions, d’un blanc cru, de l’aqueduc qui conduit à Paris les eaux de la Vanne. A gauche, le chemin montant de la Touche aux Mulets trace un trait d’ocre au cœur des verdures d’une épaisse futaie. A droite, diminué par l’éloignement, le Rocher du Laris-qui-parle moutonne sous une toison de pins bleuissants[9].

[9] En patois briard, un laris c’est une montée escarpée. Un laris-qui-parle c’est donc une côte où il y a un écho. Et, de fait, celui-ci existe : il répète même des phrases assez longues.

Quant au sens symbolique du site et de la montée, je gage que le lecteur l’a déjà saisi. Toutefois, précisons-le.

Je note, d’abord, qu’en dehors du sentier, il n’existe aucun autre chemin pour accéder au sommet de Cornebiche — au point culminant où notre Etoile du Matin scintille dans la lumière. Cela ne signifie-t-il pas qu’en dehors de l’Eglise, il n’est pas de route pour parvenir aux pieds de la Grande Intermédiaire, de la Vierge immaculée qui offre nos souffrances et nos vœux à la Trinité radieuse ?

Ensuite, ce même sentier, presque effacé sous les plantes folles, c’est aussi l’image de l’âme où la foi s’est presque perdue sous un pullulement d’erreurs et de vices. Cependant cette pauvre âme, soudain contrite, veut s’élever, fût-ce au prix de mille peines, vers ce sommet du haut duquel les clartés de la Grâce s’irradient et descendent illuminer le taillis obscur — symbole de notre orgueil — où elle gît dans la détresse.

Courageuse alors, elle commence à gravir son Calvaire d’expiation. Montée pénible car : ces arbres tombés, barbelés de pointes aiguës qui encombrent le chemin, ces rocs si difficiles à contourner, ces ronces qui griffent et qui tirent le pèlerin en arrière, ces aiguilles de pins sèches sur quoi il glisse et qui le font choir, ce sont ses péchés, ses découragements, ses doutes, ses rechutes dans le mal. Ce sont aussi les tentations et les scrupules.

Mais si l’âme persiste, si, malgré tant de vicissitudes, elle n’abandonne point la voie étroite, que borde un précipice, elle arrive à la petite grotte sous le rocher c’est-à-dire au reposoir où elle se purifie par le Sacrement de Pénitence. Alors elle atteint, presque tout de suite, le sommet bienheureux où règne cette lumière : la foi désormais inébranlable. Elle s’agenouille devant la Vierge Auguste et la remercie de l’aide qu’elle accorde au pécheur qui veut, de toutes ses forces, conquérir son salut…

Bien entendu, c’est seulement plus tard qu’il me fut donné de traduire, comme je viens de l’exposer, le sens symbolique de la montée à la colline où règne Notre-Dame de Grâce.

Néanmoins, par cette splendide matinée, comme arrivé, tout haletant, au sommet, je considérais la statue de la Vierge, si blanche et si calme, dans le vaste azur sans nuages que le soleil imprégnait d’un rayonnement d’or fluide, je me sentis l’âme soulevée d’un transport irrésistible.

Je joignis les mains et, m’adressant à la Sainte-Mère, je lui dis : — Vous voyez, quelque chose m’a commandé de venir à Vous et je suis venu… O Vous que je n’ai pas encore invoquée, Vous, vers qui les fidèles se tournent en leurs afflictions, s’il est vrai que vous soyez la Médiatrice toute-puissante, priez votre Fils de m’indiquer ce que je dois faire maintenant.

Puis je m’assis sur un rocher et je me pris la tête dans les mains en répétant : — Que faire ? Que faire ?

Alors la voix très douce, si souvent entendue au-dedans de moi, me répondit : — Va trouver un prêtre. Libère-toi du fardeau qui t’accable ; puis entre délibérément dans le sein de l’Eglise…

Mais tout de suite le conflit habituel recommença : — Je ne puis pas, m’écriai-je, j’ai peur de me livrer de la sorte…

— Tu cherches à te leurrer toi-même, tu n’as pas peur du tout, reprit la voix devenue impérieuse, c’est l’orgueil qui te retient.

— Orgueil ou non, je veux rester libre…

Cet endurcissement singulier eut le résultat que l’on peut croire : aussitôt la voix se tut, et je me sentis mortellement triste. Ce fut comme si le soleil venait de s’éteindre.

Je redescendis, tête basse, la colline. Pourtant avant de regagner le chemin d’Arbonne, je me tournai une dernière fois, vers la Sainte-Vierge et je saluai en silence — sans oser lui parler davantage. Puis je retournai à l’auberge…

Alors le Bon Dieu employa les grands moyens pour briser cette carapace de péchés où je m’entêtais à me blottir. Parmi quelles affres, je fus enfin jeté à genoux sur le seuil du Sanctuaire, on va le voir.

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