Du Diable à Dieu : $b Histoire d'une conversion
DU DIABLE A DIEU
PREMIÈRE PARTIE
Deus, in adjutorium meum intende. Domine, ad adjuvandum me festina.
(VÊPRES)
I
C’est à Fontainebleau, dans une petite salle, au fond de la cour d’un café. Trois ou quatre papillons de gaz tremblotent d’une façon parcimonieuse. Des bancs sans dossier s’alignent depuis la porte d’entrée jusqu’à trois pas d’une table derrière laquelle, assis sur une chaise de paille, je pérore. Les murs sont nus et crasseux, le plafond bas, humide et crevassé.
L’auditoire comprend des ouvriers de Fontainebleau et d’Avon : des jeunes et des vieux, quelques petits commerçants dont les affaires périclitent, un commis-voyageur en collectivisme, venu de Paris, en tout une trentaine d’assistants.
Je parle d’abondance et l’on m’écoute avec ferveur. Et qu’est-ce que je leur débite à ces bonnes gens ? Tout simplement, je leur annonce l’âge d’or.
— Oui citoyens, leur dis-je à peu près, le temps approche où l’humanité, enfin délivrée de ses superstitions anciennes, rejetant l’idée de Dieu, abolissant la propriété individuelle et supprimant le militarisme, se développera en plein bonheur par la grâce de la science, les conseils de la Raison et la pratique devenue instinctive de la Fraternité. C’est en appliquant le précepte : Travailleurs de tous les pays, unissez vous, et pour commencer en vous groupant dans les syndicats, afin de détruire les institutions bourgeoises qui vous pervertissent, que vous réaliserez cette floraison magnifique du Progrès. Donc, guerre au prêtre, guerre au capitaliste, guerre au soldat, et vive la sociale ! Tel doit être notre mot d’ordre…
Ces balivernes redondantes sont bruyamment applaudies. Puis un cantonnier ténorisant entonne l’Internationale dont le refrain est repris en chœur, avec un sombre enthousiasme, par toute l’assistance que ma rhétorique a surchauffée. Ensuite le collectiviste ambulant fait une quête pour la propagande, et l’on se sépare.
A la sortie, je fus hélé par quatre convaincus qui éprouvaient le besoin d’absorber un supplément de fariboles. C’étaient : un jardinier, un chaisier, un menuisier et un mastroquet enclin à aider valeureusement sa clientèle pour la mise à sec de ses futailles.
Le jardinier me dit :
— Venez donc prendre un bock, citoyen ; nous voudrions vous poser quelques questions sur un sujet qui nous tracasse depuis longtemps. Il n’y a que vous qui puissiez nous débrouiller cela.
J’acquiesce ; nous entrons au café ; nous nous attablons devant de la bière aigre, et dans une atmosphère de fumée de tabac suffocante. Toutefois, le mastroquet veut se commander une absinthe, sous prétexte que, chez lui, sa femme l’empêche de siroter ce toxique. Mais les autres s’y opposent énergiquement.
— Non, mon vieux, tu es déjà un peu soûl… Ailleurs, tu es libre de t’enfiler tout ce qu’il te plaira ; mais quand tu viens avec nous, nous ne voulons pas qu’il soit dit que les socialistes sont des pochards. Tu boiras de la bière comme les copains.
L’autre se résigne en grommelant. Et le jardinier — homme d’une intelligence assez développée — me met aussitôt sur la sellette : — Voyez-vous, citoyen, me dit-il, nous savons qu’il n’y a pas de bon Dieu, c’est une chose entendue. Mais enfin, puisque le monde n’a été créé par personne, nous voudrions bien savoir comment tout a commencé. La science doit être au courant de cela ; et vous allez nous expliquer nettement ce qu’elle dit de croire là-dessus.
Cette mise en demeure me remua singulièrement. Car que leur répondre ? Ils étaient là qui attendaient, les oreilles ouvertes toutes grandes et les yeux pleins d’espoir, que je leur départisse les articles du Credo scientifique. Ces faces attentives, penchées vers moi, me gênaient. Je me sentais travaillé de scrupules graves.
Allais-je leur expliquer que les savants honnêtes se récusent touchant le problème des origines ? Que quelques-uns se bornent à formuler de vagues hypothèses ? Que les charlatans du déterminisme simpliste lancent, comme des bolides, des affirmations aussi catégoriques que peu satisfaisantes ?
Bien que fort infatué de matérialisme, je ne pouvais pas leur présenter comme des certitudes les fragiles théories sur lesquelles la science élève ses châteaux de cartes. C’était, du reste, cette question du commencement de tout, un point ténébreux à l’horizon de mon orgueil. Je n’aimais pas à l’envisager et je l’écartais bien vite dès qu’il me venait à l’esprit.
Si j’avais été un politicien ou l’un de ces vulgarisateurs qui farcissent de notions hétéroclites la cervelle des prolétaires, je n’aurais pas hésité à leur servir quelque amphigouri où le fracas des mots aurait dissimulé plus ou moins le néant des idées. Mais, au détriment de ma réussite dans le socialisme, je n’ai jamais su affirmer ce que je ne connais pas. Pourtant, le peuple étant très friand de faconde, il m’eût été facile de satisfaire mes interlocuteurs ; seulement voilà : tant de bonne foi chez ces pauvres gens me touchait ; je m’en serais voulu à mort si je les avais trompés.
Je restais là, tête basse, en silence.
— Eh bien ? reprit le jardinier, impatient d’ouïr mes révélations.
— Eh bien, dis-je, poussé par la vérité, la Science ne peut pas expliquer comment le monde a commencé.
A cette déclaration, de l’ébahissement, du désappointement, un vrai chagrin se peignirent sur les visages. C’était peut-être un peu comique, mais surtout fort attendrissant, car le peuple a soif de certitudes.
— Nom d’une pipe, cria le menuisier, dans tous les journaux et les brochures que nous lisons, on nous rabâche que la Science explique tout, donne la raison de tout ; en dehors d’elle il n’y a que des blagues inventées par les prêtres, d’accord avec les riches, pour exploiter les travailleurs. Vous-même, tout à l’heure, vous venez de nous dire que la Science était la seule chose à quoi un homme libre devait croire. Et maintenant voilà que nous vous demandons la chose la plus importante, le comment nous existons, quoi, et vous nous répondez que personne n’en sait rien… quel déchet !
Les autres approuvèrent ce discours avec énergie. Ils me sommèrent, de nouveau, de leur fournir une solution, tellement il leur semblait ridicule, anormal, monstrueux que leur chère Science, la déesse dont on leur vante sans répit l’infaillibilité, fût en défaut sur un point qu’ils tenaient — fort judicieusement — pour essentiel.
Moi, je n’étais pas fier et je ne savais trop comment me sortir de l’impasse où je m’étais fourvoyé. Pour faire diversion, j’eus recours aux hypothèses. Je leur déballai le bagage habituel ; l’évolution indiquée par Lamarck, développée, en conjectures séduisantes, par Darwin, la monère de Haeckel, les racontars sur la force et la matière de Buchner, les syllogismes déterministes. Je crois aussi me rappeler que je fis une incursion chez Diderot. Ils m’écoutaient avec dévotion, quoique le fumet de ces viandes creuses ne leur caressât guère les méninges. — Néanmoins je dus en revenir, bon gré, mal gré, à cette constatation que la Science se déclarait impuissante à expliquer l’énigme de l’univers.
Mes partenaires étaient tout à fait déconfits. Ils commençaient à me darder des regards méfiants comme s’ils soupçonnaient que, possédant la clef qui ouvre les portes de la certitude, je tenais à la garder pour moi seul.
— Ah ! c’est tout de même embêtant, proféra le chaisier, en hochant la tête, pourquoi ne voulez-vous pas nous dire la vérité ?
— Ce n’est pas que je ne veuille point… dis-je. Comprenez donc : Je ne puis pas, ni moi ni personne. Ceux qui vous affirmeraient quelque chose de décisif à cet égard, se moqueraient de vous.
Le mastroquet intervint, d’une voix pâteuse :
— Moi, je m’en fiche, vous savez… y a pas besoin de s’occuper de ces foutaises qui empêchent de rigoler. Ce qu’il nous faut, c’est la révolution sociale, et demain, s’il y a moyen. C’est bien notre tour d’être riches et que les pauvres bougres bouffent leur content !
— Et principalement qu’ils boivent à gogo, n’est-ce pas mon vieux, dit le jardinier. Toi, tu ne vois pas plus loin que le fond de ton verre. Mais nous autres nous en voulons davantage. Puisque le citoyen Retté s’en lave les mains de nous expliquer le commencement du monde, nous nous adresserons ailleurs. Il y a le citoyen N… qui fera moins de manières. Je parie qu’il est fixé, lui.
Ce N… petit rentier, ancien plumassier, était une sorte de Homais qui témoignait d’un grand zèle pour la destruction de « l’hydre cléricale ». Totalement stupide, bavard intarissable, tout débordant de vocables scientifiques à quoi il comprenait peu de chose, il éblouissait les ouvriers par un flux copieux de diatribes contre l’Eglise. Au surplus, c’était un sectaire habité par un diable balourd, mais fort violent. Il se vouait, plus spécialement, à la suppression des crucifix, tant sur les routes que dans les écoles et à la porte des cimetières. La seule vue d’une croix le mettait en fureur et, alors, il ne se calmait qu’après avoir invectivé Notre-Seigneur. — Il est mort comme il sied : il réclama au moment terrible un prêtre et l’extrême onction avant de s’en aller pourrir.
Quoi qu’il en soit, je me dis, qu’en se référant à un tel frénétique, mes interlocuteurs couraient le risque d’être aspergés d’une abondante rosée de sottises. Mais je me gardai bien d’émettre cette réflexion à voix haute car, sûrement, j’eusse été taxé de jalousie à l’égard d’un « militant » qui avait fait ses preuves.
Je pris congé sur des poignées de main fort molles. J’avais perdu les neuf-dixièmes de mon prestige. Je ne m’en préoccupais guère. Je me sentais profondément troublé, mal à l’aise, et j’éprouvais le besoin de réfléchir, seul à seul, avec ma conscience.
Gagnant la forêt, je suivis le sentier qui serpente à travers la futaie des Fosses-Rouges. Il était environ dix heures du soir. La nuit de juin régnait, toute tiède, toute bleue, tout embaumée, sous les arbres. De légers souffles chuchotaient dans les feuillages. Aux interstices des hautes frondaisons, je voyais scintiller les étoiles. Le rossignol chantait.
Je ne goûtai pas, comme d’habitude le charme de l’ombre et du silence. Mon cœur pesait, très lourd, dans ma poitrine, j’avais presque envie de pleurer ; un remords, qui m’était insolite, s’agitait en moi.
Quoi, me dis-je, tu viens d’exalter ces hommes simples et pleins de bonne volonté au nom de la science. Tu leur as promis le paradis terrestre pour après-demain et quand ils t’ont demandé sur quel granit asseoir l’édifice que tu leur proposes de construire, tu as été obligé de rester coi. Inculquer à des ignorants une doctrine qui manque de premiers principes, ce n’est tout de même pas très loyal. Et il n’y a pas à tergiverser : probablement que jamais tu ne seras fichu de tourner cette difficulté… Entasse Darwin sur Haeckel, Lamarck sur Geoffroy Saint-Hilaire, étaie le transformisme avec le monisme, toutes ces maçonneries chancellent sur du sable mouvant. Tu dois l’avouer : cet océan ténébreux, le mystère du monde, ne cesse de démolir tes constructions.
Je sais bien comment tu t’en tires à part toi. Tu te dérobes parmi le scepticisme transcendant. Tu te dis : suis-je assuré moi-même d’exister ? Dès lors, pourquoi le monde serait-il autre chose que le cauchemar d’un Démiourge qui digère mal ?
Oui, mais cela, c’est une amusette pour dilettanti. Le peuple, totalement fermé à l’ironie, n’y comprendrait rien. Et d’ailleurs, tu sais, par expérience, qu’il lui faut des affirmations nettes…
Aussitôt j’eus un bon mouvement. En tout cas, continuai-je, je me promets de ne plus m’exposer à mentir ou bien à battre en retraite devant les objections des simples. Jusqu’au moment où j’aurai acquis une conviction ferme et scientifique touchant les origines, je ne propagerai plus le socialisme par la parole.
Cependant, je me hâtai d’ajouter : cela ne m’empêchera pas de combattre par mes livres et mes articles. J’éviterai tout ce qui pourrait jeter des doutes sur le Progrès dans l’esprit du peuple. Rien qu’en recommandant la destruction de l’armature bourgeoise qui nous enserre, on peut obtenir de bons résultats…
Je me disais ces choses. Et pourtant je demeurais inquiet, triste jusqu’au fond de mon être. J’errais sous les ramures. Malgré moi, j’implorais de je ne savais qui une réponse à cette question des origines que je croyais avoir si délibérément écartée de mes pensées. Je levais les yeux vers le ciel sombre, fourmillant d’étoiles, et il me semblait voir s’y dessiner le sourire formidable d’un sphynx.
Rien, rien, rien, ne m’éclairait. Tout était taciturne. Et les noirs halliers répandaient dans mon âme leur vaste obscurité.
Bah ! finis-je par m’écrier, j’ai la tête fatiguée. Je suis las d’avoir discouru pendant deux heures. Demain mon cerveau se raffermira… Rentrons nous coucher.
J’allai donc me mettre au lit. Mais mon scrupule ne me lâchait pas. Je me tournais et me retournais, ressassant des arguments qui sitôt formulés s’effritaient. De la nuit, je ne pus fermer l’œil. Par instants, cette idée me traversait le cerveau comme une flèche : si, pourtant, Dieu existait ? Mais tout de suite, j’entendais s’élever en moi un énorme ricanement. — Néanmoins, l’idée revenait. De sorte que quand je m’assoupis, à l’aube, ce fut en me répétant : oui, pourtant, si Dieu existait ?…
Plus de trois ans ont passé depuis cette soirée où je fus mis en déroute. — Aujourd’hui que la Lumière ineffable daigne m’éclairer, je crois que le Bon Dieu choisit cette occasion de ma conférence pour commencer à m’investir.
Grâces lui en soient rendues à jamais !