Du Diable à Dieu : $b Histoire d'une conversion
IX
Ma pauvre âme, déchirée par tant de vicissitudes et de combats me faisait si fort souffrir que je tombai dans un grand découragement.
— J’ai essayé de prier, me disais-je, j’ai fait appel à ce Dieu que je devine sans le connaître. Il me semble qu’il m’a répondu. Mais voici qu’il s’éclipse et que je deviens, de jour en jour, plus triste… Ah ! je me dégoûte par trop moi-même et la vie me répugne. Mieux vaut en finir puisque je ne suis plus entendu Là-Haut ; je vais me suicider.
Toutefois, comme je méditais ce projet sinistre, il me vint, tout à coup, à l’idée de me confier à mon ami S… catholique fervent, avec qui j’étais lié depuis une vingtaine d’années. Il m’avait, maintes fois, secouru et consolé dans mes peines, et j’étais à peu près assuré qu’il saurait m’aider à me reconnaître dans les ténèbres où j’errais encore.
Je lui écrivis donc une longue lettre. Je lui exposai comment tout s’était écroulé de mes illusions matérialistes et de ma foi dans les assertions téméraires de la Science. Je lui dis combien j’avais soif de certitude et comment je m’étais adressé au Dieu inconnu. Puis je lui narrai le désespoir où j’avais chu et les tentations de suicide qui me tenaillaient.
S… me répondit aussitôt. Sa lettre et celles qui suivirent me furent si auxiliatrices que je dois en citer les passages essentiels.
« Votre grand malheur, mon pauvre ami, me dit-il, c’est de n’avoir pas reçu une éducation catholique. N’ayant pas cette foi, vous vous trouvez actuellement désemparé sans rien voir à quoi vous raccrocher. De là viennent ces tristes idées de suicide qu’un catholique, quoi qu’il lui arrive, et à moins qu’il ne soit pris de fièvre chaude, repoussera toujours avec horreur. — Vous vous supprimeriez : et après ? Si vous croyez à une vie future, quelles seront les conséquences de cet acte après votre suicide ?… Vos prières à un Dieu inconnu, c’est de la littérature. Or Dieu ne demande pas de littérature, mais que nous nous adressions à lui simplement avec tout ce que nous pouvons avoir de cœur. Vous êtes bien malheureux ; c’est pourquoi, aussi vrai que je crois en Dieu, étant donné que, dans une heure, je vais me confesser et que, demain matin, je communierai, je vous promets d’offrir à Dieu, pour vous, ma communion et de le prier pour que la lumière se fasse définitivement dans votre esprit. Car vous êtes dans une angoisse horrible : c’est la nuit obscure si tragiquement décrite par saint Jean de la Croix. Sortez de cette nuit, pauvre ami, où vos prières à un Dieu inconnu ne font que vous enfoncer davantage. Je vous le répète : mes prières, je les offre à Dieu pour vous de toute l’amitié que je vous porte. Je souhaite qu’Il vous donne la force dont vous avez besoin aujourd’hui… »
Cette lettre, d’une si admirable charité, me fit fondre en larmes. Et je me sentis un peu soulagé du fardeau qui m’accablait. Je récrivis tout de suite à S… et je m’ouvris davantage. Je lui dis que je ne demandais qu’à croire au vrai Dieu, que souvent j’avais eu le désir de voir un prêtre, ne fût-ce que pour le consulter sur l’état de mon âme mais que j’avais été retenu par la crainte de n’être pas compris et aussi par de la répugnance à aliéner ma liberté. « Ne pourrais-je faire mon salut tout seul ? » lui demandais-je. Je lui notifiai aussi cette frayeur bizarre qui m’empêchait de fréquenter les églises comme si je me sentais trop souillé pour que ma présence n’y fût pas un outrage à Dieu.
S… me répondit : « J’ai peur de la crise que vous traversez, ne pouvant m’en rendre compte qu’à travers vos lettres. Il vous faudrait, le plus tôt possible, un guide auprès de vous, sinon vous risquez de dérailler. Or moi, je ne puis être ce guide : 1o parce que je suis trop loin ; 2o parce que je n’ai pas la science nécessaire. Adressez-vous à un prêtre. Mais d’avance, quel qu’il soit, veuillez ne pas voir en lui un homme, mais le représentant de Jésus-Christ. Si vous ne trouvez pas de réconfort auprès de ce prêtre, pensez simplement que c’est là une épreuve et que Dieu se sert de son ministre, à son propre insu, pour vous l’imposer. A vous de réunir le courage nécessaire pour la supporter sans broncher. Par contre, si ce prêtre vous comprend et vous mène bien, réjouissez-vous que l’épreuve vous soit épargnée. Gardez-vous par-dessus tout de croire que par vos seules et propres forces vous pouvez être sauvé, que par votre seule intelligence vous êtes capable de faire la lumière en vous. Ce sont là des présomptions de protestant et, comme toutes les présomptions, ce ne sont que des pensées d’orgueil inspirées par l’esprit du mal. Enfin méfiez-vous d’une humilité mal entendue, celle dont vous souffrez actuellement, puisque vous m’écrivez que vous n’osez mettre les pieds dans une église, vous considérant comme trop indigne. Cela, c’est du jansénisme, et le jansénisme est cousin du protestantisme ! Vous vous étiez écarté de Dieu ; pour revenir à Lui, il faut nécessairement que vous alliez à Lui. Et puisqu’il est particulièrement dans les lieux qui lui sont consacrés, n’ayez nullement peur d’y pénétrer. Vous constaterez, vous-même, que vous y serez mieux pour prier… »
Cette seconde lettre me fit beaucoup de bien. J’y répondis en assurant à S… que j’allais faire tous mes efforts pour surmonter les présomptions qui m’avaient retenu. J’ajoutais que je voyais clairement qu’il y avait là de l’orgueil et enfin je reconnaissais, avec lui, que c’est cet orgueil qui nous égare dès que nous nous éloignons de Dieu.
Une troisième lettre me confirma dans mes bonnes résolutions.
S… m’y disait : « Je vois, avec plaisir, que vous êtes d’accord avec moi pour distinguer l’orgueil à la racine de tous nos vices. N’essaie-t-il pas de se glisser même au milieu de nos actes d’humilité ?… On ne croit bien, cher ami, que quand on reconnaît son impuissance à expliquer. La foi est un acte d’humilité de la part de notre raison. C’est pourquoi les humbles d’esprit possèderont seuls le royaume de Dieu. La route de notre vie commence déjà à être longue ; si nous nous retournons, pour la regarder, nous constaterons que, toutes les fois, ou à peu près, que nous nous sommes égarés ou que nous sommes tombés, ce fut par un excès de confiance en nous-mêmes c’est-à-dire d’orgueil ; vous voyez, aujourd’hui, le peu qu’étaient ces soi-disant certitudes sur lesquelles vous prétendiez vous appuyer. La douleur est venue et les a toutes balayées. Devant la douleur, vous vous êtes trouvé nu et sans appui. Au lieu de vous en désespérer, ayez-en de la joie car ce que vous avez pu prendre tout d’abord pour un désastre, sera, sans doute, votre salut. Ecoutez la grande voix de la douleur ; elle vous enseignera en quoi consistent les véritables certitudes. Elle est la parfaite éducatrice, la seule qui nous donne la clef de notre destinée… Allons, cher ami, du courage car vous avez encore de durs assauts à subir mais j’espère beaucoup de votre bonne volonté… »
Ces lettres si touchantes et si perspicaces, me furent bien précieuses. Non seulement elles m’élucidaient nombre de points qui m’étaient restés obscurs au cours de mon évolution vers Dieu, mais encore, elles m’avertissaient de l’épreuve par où j’allais passer et elles me donnaient de l’énergie pour l’affronter.
En effet, à mesure que la Vérité pénétrait en moi, de plus en plus irrésistible, je me remémorais ma vie d’hier dans un détail implacable. Je frissonnais d’épouvante et de repentir en dénombrant tous les péchés dont je m’étais rendu comptable. D’autant que certains, dont je croyais avoir perdu le souvenir, me revenaient maintenant par grands coups de lanières brûlantes qui me corrodaient la conscience.
Supplicié de la sorte, je fuyais des journées entières dans la forêt. Là, je marchais à grands pas, indifférent aux beautés sylvestres, indifférent aux murmures amicaux de mes frères les arbres. Je ne pouvais plus qu’écouter ces voix despotiques qui tenaient tout mon être.
Parfois aussi, je m’asseyais sur la mousse et j’essayais de prier. Il m’arriva de me dire : — Peut-être, devrais-je invoquer le Bon Dieu autrement que je ne le fais…
Je tâchai donc de me rappeler l’oraison dominicale. Or je dus constater que j’en ignorais la plus grande partie. Je récitais : Notre Père qui êtes aux cieux… Pardonnez-nous nos offenses…
C’était tout : le reste — si je l’avais jamais su — s’était évaporé depuis mon enfance.
Cependant j’entendais s’élever, sans cesse en moi, soit des reproches sur ma tiédeur, soit des exposés minutieux de mes vilenies de naguère, soit des excitations à désespérer de mon salut, soit aussi, d’adorables invites à me remettre tout entier dans les mains du Bon Dieu.
Ecartelé par tant de sollicitations contradictoires, je gardais néanmoins le sens très net de ce qui se passait dans mon âme et je suivais les moindres péripéties de ce duel dont j’étais le champ clos.
Or c’était des colloques continuels entre trois interlocuteurs. — Je crois bon de rapporter l’un de ces conflits. Je le transcrirai sous la forme, si je puis dire, dramatique, car c’est ainsi que je le trouve relaté dans mes notes de septembre 1906. D’ailleurs cela rendra mieux que toutes les analyses du monde ce qu’il y avait de poignant — et de mystérieux — dans ces dialogues.
La voix démoniaque parlait très haut, avec des intonations sarcastiques et des éclats de rire mordants. Parfois, elle se multipliait ; c’était alors comme si toute une meute de chiens enragés aboyait en moi. La voix angélique parlait tout bas, avec des inflexions douces et fortes à la fois qui répandaient comme une rosée rafraîchissante sur les flammes dont j’avais le cœur dévoré. Et moi, le lamentable moi, je balbutiais, entre bas et haut, des supplications effarées ou des phrases de repentir.
Au surplus voici :
Le Démon. — Alors, parce que tu t’es suggéré de réprouver les débauches d’esprit et de corps où tu te vautras pendant tant d’années, tu te figures que tu vas tout de suite récupérer une âme de petit enfant après le baptême ?
Moi. — Je ne me figure rien de semblable. Je sais seulement que je ne puis plus vivre ainsi. Et puisque Dieu m’accorde le repentir de mes fautes, j’espère que ce n’est pas pour me délaisser ensuite.
Le Démon. — Détrompe-toi. Si Dieu permet que tu sois muré dans la désolation, c’est afin de bien te montrer que tu n’as plus rien à espérer de Lui.
L’Ange. — Il ment ! La miséricorde de Dieu est infinie à l’égard de qui se repent. Espère et prie.
Moi. — Oh ! je voudrais tant prier… Mais, depuis quelques jours, dès que j’essaie de le faire, je sens comme un poids qui m’écrase la poitrine. Et je ne puis que me courber en me tordant les mains.
Le Démon. — Tu vois bien !… C’est la meilleure preuve que tu n’as rien à attendre de Là-Haut. Plus tu t’entêteras à supplier ce Dieu qui te méprise, plus tu seras repoussé. Des pécheurs de ton acabit ne peuvent se racheter. Prends donc un parti viril ; admets que tout est fini pour toi : saute dans le noir où l’on ne souffre plus.
Moi. — Oui, ce serait peut-être le plus sage car je me sens si misérable.
L’Ange. — Non, espère et tâche de prier. La douleur purifie : un catholique, ton ami sincère ne te le répète-t-il pas dans cette lettre que tu reçus ce matin ?
Moi. — C’est vrai… Mon Dieu, je vous implore ! Notre Père qui êtes aux cieux, pardonnez-moi mes offenses.
Le Démon. — Ah ! c’est ainsi ? Eh bien, je m’en vais ressusciter quelques-unes de ces hontes que tu croyais ensevelies dans l’oubli.
Moi. — De grâce, que cette voix se taise. Je sais suffisamment que je suis une ordure…
L’Ange. — Courage : subis avec constance cette épreuve ; elle est nécessaire.
Moi. — C’est impossible : je souffre trop. Je voudrais ne pas écouter.
Le Démon. — Tu écouteras tout de même. — Tiens, te rappelles-tu le jour où ta pauvre femme, qui t’aimait malgré tes infidélités continuelles, et qui priait pour toi — ce dont tu la raillais — te montra quelque argent qu’elle avait réussi à mettre de côté. Elle voulait acheter des livres que tu désirais et aussi une robe pour elle qui en avait si grand besoin. Toi, aussitôt, tu exigeas cette somme, épargnée avec tant de peine. Comme toute triste, mais sans colère, elle te la refusait, tu la lui arrachas des mains. Elle voulut la reprendre — tu la brutalisas. C’est en vain qu’elle t’adjura de ne pas gaspiller ces quelques pièces d’or si péniblement épargnées. Tu t’enfuis sans l’écouter et tu allas faire ripaille avec une guenipe des plus dégoûtantes. Quand tu revins, au bout de trois jours, tu trouvas ta femme dans les larmes. Et toi, tu te moquas d’elle, en disant qu’un poète avait besoin de sensations variées…
Moi. — Hélas je me souviens ; mes sens frénétiques m’entraînaient.
Le Démon. — Où est-elle maintenant ta femme ? — Au cimetière. Si elle mourut, c’est toi qui lui brisas le cœur.
Moi. — C’est vrai, c’est vrai !… Oh ! je voudrais me casser la tête contre un arbre.
L’Ange. — Accepte l’épreuve : il le faut. Prends courage et prie.
Moi. — Notre Père qui êtes aux cieux, pardonnez-moi mes offenses.
Le Démon. — Par indulgence singulière, il te pardonnerait peut-être celle-là. Mais celle-ci : te rappelles-tu le jour où pour divertir quelques débauchés de ton espèce, tu te mis au cou la croix pectorale authentique d’un évêque défunt ? Cette croix tu l’avais eue d’un de tes amis qui la tenait, lui-même, d’une gnostique, experte aux sacrilèges, et qui l’avait dérobée. Malgré les supplications de ta femme, tu l’emportas chez des filles de joie. Et là, après t’être livré à des plaisanteries obscènes et blasphématoires, tu en fis cadeau à la plus éhontée de ces ribaudes… Penses-tu que ce soit une offense qui te puisse être pardonnée ?
Moi. — Je ne savais pas. Je ne voyais dans cette croix qu’un morceau de métal sans signification.
Le Démon. — Tu mens. Puisque le lendemain, tandis que ta femme, à qui tu n’avais pas manqué de conter ce bel exploit, allait à l’église en demander pardon à Dieu, tu restas, tout le jour la tête enfouie dans les coussins de ton divan à te répéter : — Quelle horreur ! quelle horreur ! Comment ai-je pu me conduire de la sorte ?… Tu avais donc conscience du sacrilège. Et maintenant, tu serais assez naïf pour croire que Dieu voudra recueillir un aussi malpropre individu que toi ? Mais regarde-toi donc : tu es couvert d’une boue que rien ne peut nettoyer. Tu n’as plus qu’une ressource : saute dans le noir… Veux-tu que je t’indique un moyen d’en finir rapidement avec la vie ?
L’Ange. — Veux-tu que je t’indique un moyen de te sauver ? Rappelle-toi qu’il y a des mois que tu luttes contre tes vices. Rappelle-toi que cette science dont tu te disais le servant enthousiaste, tu l’as vue s’écrouler en toi. Rappelle-toi que ce paganisme sensuel dont tu te faisais le zélateur, tu l’as pris en dégoût. Rappelle-toi les paroles que tu entendis dans la forêt parmi les souffles embaumés du printemps radieux. Dès lors, tu as cru au Verbe incarné et tu l’as humblement adoré. Espère et prie.
Moi. — Notre Père qui êtes aux cieux, pardonnez-moi mes offenses… Je me repens ! Mais pourquoi cette torture ?
L’Ange. — Il le faut. Courage !
Le Démon. — Du courage ? Il n’en aura bientôt plus. Ce n’est pas en vain que depuis une semaine je lui remets sans cesse sous les yeux le miroir où il voit toutes ses fautes.
Moi. — C’est vrai que je suis bien las…
Le Démon. — Veux-tu retrouver le calme ? Ecarte cette sotte illusion de repentir. Reprends tes habitudes. Et pour commencer, abolis ce fantôme que tu appelles Dieu.
Moi. — Ah ! non par exemple ; jamais ! Je crois en Dieu de tout mon cœur.
L’Ange. — Alleluia !
Le Démon. — Alors tu n’as pas fini de souffrir. D’autant plus que je distingue toujours, au fond de ton âme, le désir de suicide.
Moi. — Que Dieu m’assiste. Je crois en Lui…
Tout fut silence. J’étais au sommet des Hautes Plaines. Le soleil merveilleux trempait de clarté les futaies sommeillantes. Des bouvreuils chantaient, en sautillant, çà et là. De fins bouleaux frémissaient à peine sous un vent tiède. Moi, les yeux levés vers le ciel d’azur et d’or incandescent, je répétais : Mon Dieu, venez à mon aide, je me repens !…