Du Diable à Dieu : $b Histoire d'une conversion
II
Malgré ce premier éveil de ma conscience, j’étais beaucoup trop enfoncé dans l’abîme d’orgueil et de sensualité où j’avais roulé depuis si longtemps pour que mon âme restât élevée vers le Bon Dieu. Je devais subir encore bien des traverses, regimber, souventes fois, contre les appels de la Grâce, me souiller de la fange des passions jusqu’à l’écœurement, avant de trouver le chemin définitif par où je me hissai vers l’éternelle Beauté.
J’allais entrer dans une période de fluctuations extrêmes. J’allais courir de doctrine en doctrine, cherchant partout une foi qui calmerait l’inquiétude de mon cœur ; et naturellement je ne la trouvais pas.
Je fus alors pareil à ces agités dont parle si admirablement la sœur Catherine Emmerich : « Jésus vit des hommes, tantôt séparés de la vraie vigne et couchés parmi les raisins sauvages, tantôt, comme des troupeaux égarés, livrés en proie aux loups et refusant d’entrer dans le bercail du Bon Pasteur… Ils bâtissaient sur le sable des huttes qu’ils défaisaient et refaisaient sans cesse, mais où il n’y avait ni autel ni sacrifices. Ils avaient des girouettes sur leurs toits et leurs doctrines changeaient avec le vent. Souvent ils détruisaient leurs cabanes et en lançaient les débris contre la pierre angulaire de l’Eglise qui restait inébranlable. Ils erraient, les yeux fermés, autour du jardin de l’Eglise. Ils ne voulaient pas entrer dans ce jardin, car ils craignaient les épines de la haie…[1] »
[1] La douloureuse Passion de N.-S. Jésus-Christ, p. 115.
Des fissures lézardaient donc les murailles du temple où j’avais intronisé la Science. Toutefois, j’étais encore si pétri des sophismes de la raison humaine, que je ne pouvais me résoudre à les démolir pour de bon. C’est en vain que je vis le transformisme s’en aller en poussière sous la critique de M. Quinton. C’est en vain que je dus admettre la probabilité de la théorie qui oppose la constance des espèces aux déductions hâtives des évolutionnistes. Je n’étais pas arrivé au point où je fus obligé de vérifier que la science est un cinématographe où se succèdent de vacillantes images.
Il y eut, tout de même, ceci d’acquis que je commençai à me méfier des savants. Du reste, si parmi ces semeurs de paroles contradictoires j’avais rencontré quelques intelligences prudentes qui étudiaient avec précaution et probité les phénomènes naturels, je m’étais, plus fréquemment, heurté aux arrivistes sans scrupules qui infestent les Sorbonnes et les Muséums. Ah ! quels démarqueurs du travail d’autrui, quels banquistes usant d’un prestige obtenu par des moyens frauduleux pour tournebouler l’entendement des hommes de la notion, des Primaires si bien analysés par Léon Daudet. De tels charlatans, qui exploitent la bonne bête Démocratie en la flagornant, me semblaient de plus en plus fétides. Ceux-là, ce sont les frères chéris des politiciens qui bernent, à tant par jour, le pauvre peuple de France. Alchimistes louches, ils fabriquent les drogues dont on empoisonne l’esprit des Simples. La doctrine de l’évolution leur a servi à mixturer une soi-disant morale qu’ils croient justifier en lui donnant pour principal ingrédient la croyance au progrès indéfini de l’humanité. Au surplus, ce n’est là qu’un attrape-nigauds, ce qu’on pourrait appeler un pige-électeurs. En effet ces savantasses, si dévôts à Marianne, ne croient à rien du tout, sauf à l’opportunité de remplir leurs poches, par la vente d’orviétans suspects, et de se pavaner sous des titres et des grands-cordons multicolores.
Puis ce qui me répugnait aussi chez ces Pharisiens du savoir, c’était leur arrogance. Leur dédain pour l’art désintéressé passe l’imagination. Tout ce qui est propre, élevé, salubre, ils le haïssent. Enfin ils éprouvent un plaisir vraiment diabolique à coasser contre le divin[2].
[2] Ces marchands d’abracadabras ont été flagellés d’une main vengeresse, par Maurice Maindron, dans son beau livre l’Arbre de Science. Maindron nous a fort bien dessiné, entre autres, et sous le nom de Schmidt, un tritureur de notions officielles facile à reconnaître. C’est celui-là « qui n’employait jamais le mot de Ciel parce qu’il ne répond à rien de prouvé — non plus que celui de Créateur en tant que définition exacte parce que n’est exact que ce que la science nous démontre méthodiquement… »
Je fis un nouveau pas en avant le jour où je m’aperçus, peu après la soirée de ma conférence, que notre fameux Progrès — moyeu du carrosse où les gens de science, inféodés à Marianne, charrient leur idole vers la Tour de Babel — n’était qu’une illusion.
En effet, me dis-je, le Progrès n’existe pas puisqu’il est de constatation expérimentale que les désirs et les appétits croissent proportionnellement aux satisfactions qu’on leur donne. Prenons les chemins de fer : quand ils furent inventés, on les tint pour un grand progrès sur les diligences et les pataches. Maintenant, on commence à les comparer aux tortues les moins ingambes. Et l’on rêve de véhicules électriques qui feraient du deux cents à l’heure. — Il en est de tout ainsi. De sorte, conclus-je, que le Progrès ressemble à un écureuil qui galope, affolé, dans une cage cylindrique et mobile sans jamais arriver nulle part. La cage est plus ou moins dorée, mais enfin c’est une cage.
Ainsi la Science branlait au vent et je venais de dévisser, en moi, son appendice : le Progrès. Dès lors, que restait-il de ma foi dans le splendide avenir réservé à l’humanité par sa prétendue évolution vers le bien-être absolu et les marmites pleines ?
Pas grand’chose.
Mais ici, je dois revenir en arrière.
Antérieurement à cette période, j’avais traversé divers partis politiques sans réussir à me fixer dans aucun. Vers l’âge de vingt-sept ans, j’avais été séduit, comme beaucoup d’écrivains de ma génération, par les théories simplistes de l’Anarchie. « Cette greffe individualiste sur l’arbre du communisme » me paraissait susceptible de donner de bons fruits. La formule anarchiste n’est point complexe ; la voici : jetons tout par terre : Dieu, patrie, famille, propriété, lois, traditions. Gardons-nous, ensuite, de restaurer le principe d’autorité sous quelque forme que ce soit. Alors les hommes, délivrés des entraves qui s’opposent au développement de leur personnalité, tomberont dans les bras les uns des autres et, partageant, selon les besoins de chacun, tous les biens de la terre, vivront dans une fête perpétuelle, parce qu’ils seront à la fois entièrement libres et entièrement solidaires.
On reconnaît là une dérivation de quelques-unes des rêveries chères à Jean-Jacques Rousseau.
Les adhérents de l’Anarchie se recrutent parmi toutes les classes de la société. On trouve chez eux des snobs, désireux de se singulariser et d’ahurir leur entourage par de truculents discours ; des jeunes gens riches, détraqués par la recherche des sensations inédites et dont cette doctrine, farouche et languide à la fois, chatouille agréablement le système nerveux. On y rencontre des ratés de l’enseignement et de l’art qui en veulent au monde entier de leur impuissance ; des malchanceux aigris par la misère ; des envieux, jaunes de bile recuite ; des éclopés et des disgraciés que leurs béquilles ou leur bosse indignent ; des brutes sanguinaires du genre de celle qui assassina la malheureuse Elisabeth d’Autriche ; des illuminés et des exaltés que la souffrance humaine supplicie, mais qui n’y voient de remède que par la torche, les explosifs et le couteau ; pas mal d’ouvriers désireux de s’instruire et que les pesantes ratiocinations du collectivisme rebutent ; des sentimentaux bizarres dont la glande lacrymale suinte pour un chien écrasé mais qui hurlent de joie dès qu’un capitaliste culbute et se fracasse avec son automobile.
On y distingue enfin quelques esprits cultivés probes, sincères dans leur aberration comme feu Elisée Reclus et Kropotkine, plus d’honnêtes cordonniers, que l’humanitairerie a fâcheusement distraits de l’alène et du fil poissé, comme Jean Grave. Puis quelques renégats dont le défroqué jaboteur Sébastien Faure — celui-là même qui entend traiter Dieu comme un ennemi personnel — et des haineux à froid comme Pouget.
Tous, d’ailleurs, sont possédés d’un orgueil incroyable ; chacun d’eux se tient pour l’homme libre en soi. Et par une résultante obligée de cet état d’esprit, dès que les mots : Dieu ou religion leur viennent à la bouche ou sous la plume, ils se mettent à jurer et à cracher comme des chats sauvages.
Tels quels, les anarchistes forment un clan à part dans le socialisme. Dépourvus d’ambition, réprouvant la conquête du pouvoir, situant le triomphe de leur chimère dans le plus lointain avenir, ils demeurent indemnes des saletés politiques où barbottent les séides des Millerand, des Jaurès et des Guesde. Peut-être aussi sont-ils un peu moins enjuivés que les collectivistes. — Ils vivent enfoncés dans leur idéal, tout à l’Eden de frairies sans fin qu’ils imaginent. Ils ne sortent de leur songe que pour maudire l’égoïsme, la soif de lucre et la bassesse d’idées qui caractérisent la société actuelle. Leurs vaticinations et leurs invectives ne manquent pas alors d’une certaine grandeur.
Qui ne possède point la foi peut donc se laisser attirer, un certain temps, par les parties généreuses et les illusions poétiques de la doctrine anarchiste. Mais bientôt on réfléchit. Et l’on ne tarde pas à s’apercevoir que la société telle que la souhaitent ces sectaires ne pourrait subsister que si toutes les facultés humaines gardaient un constant équilibre entre elles. L’âme, au sens anarchiste, devrait être pareille à une balance dont les plateaux resteraient toujours de niveau même lorsqu’on mettrait un poids dans l’un d’eux.
Des hommes dépourvus de moelle épinière, d’estomac et d’organes reproducteurs seraient tout à fait qualifiés pour pratiquer l’Anarchie. Mais les hommes tels qu’ils furent créés ne peuvent se vouer à la réalisation de ce rêve sans choir sous le joug du Prince des Ténèbres puisque, ignorant ou refusant la Grâce du Bon Dieu, ils ne recherchent que la satisfaction éperdue de leurs cinq sens.
Bien que je me traînasse encore dans la nuit, mon jugement finit par se révolter, contre cette doctrine par trop anti-naturelle. Puis la rage égalitaire de la plupart des anarchistes, la sottise pédante des fruits secs, les arguties monotones des scolastiques de la bande, le vol et le meurtre préconisés sous les noms de vengeance équitable et de « reprise individuelle » me dégoûtèrent. Je me ressaisis. Mais, hélas, ce ne fut qu’après avoir blasphémé en prose et en vers, chanté l’âge d’or anarchiste, semé la haine, exalté, comme des martyrs, maints lanceurs de bombes et attisé l’esprit de révolte parmi un certain nombre de jeunes gens dont cette folle littérature flattait les mauvais instincts… C’est là, aujourd’hui, un de mes grands sujets d’affliction. Aussi, je prie les chrétiens entre les mains de qui tomberaient quelques-uns des écrits où je m’égarai de la sorte de les détruire par le feu. Ce sera une bonne œuvre…
Echappé de l’anarchie, où pouvais-je aller ? Tout imprégné de sophismes révolutionnaires, je fis un voyage de découverte chez les collectivistes. Ce n’était pas que leurs théories m’agréassent ; mais je me disais que, même sans y adhérer, je pourrais peut-être, dans leurs rangs, instruire les prolétaires et les fortifier pour la lutte contre les Bourgeois prépotents qui les pressurent. M’abstenant désormais de propager l’anarchisme, je tâchai néanmoins d’apprendre aux ouvriers à sauvegarder leurs intérêts. Je préconisai les syndicats ; j’en organisai même un, composé d’ouvriers du bâtiment. Mais, je fus jalousé, puis calomnié par les professionnels de l’agitation syndicale qui se figuraient — très à tort du reste — que je briguais au moins un mandat de conseiller municipal et qui, voyant l’assiette au beurre venir à eux, se jugeaient beaucoup plus désignés que moi pour y mettre la main. Ils m’aliénèrent les travailleurs que j’avais groupés. Si bien qu’un jour, je fus hué de la belle façon et prié, en termes peu amènes, de ne plus reparaître au siège du syndicat que j’avais fondé.
Je n’en voulus pas aux pauvres gens qu’on avait tournés contre moi. Le peuple est un enfant indiscipliné. Du moment qu’on lui inculque qu’il peut faire ce qu’il lui plaît, il s’empresse de briser les jouets qu’on lui donne. Ce qu’il lui faut, c’est un maître indulgent mais énergique.
Je demeurais si imbu de l’idée de progrès social que, faute de mieux, je me mis à fréquenter les intellectuels du collectivisme dans l’espoir de servir la cause par la plume. Là, tout de suite, je subis de nombreuses désillusions. Ces petits redingotards, ces produits de la laïque, de l’Ecole de Droit ou de l’Ecole Normale se considéraient, pour le plus grand nombre, comme les futurs propriétaires de la République. Quelques-uns se prouvaient désintéressés dans leur glaciale ambition — surtout ceux de l’escouade guesdiste — mais les neuf-dixièmes voyaient dans le socialisme une fadaise, plus efficace que les bourdes périmées, pour l’exploitation de Jacques Bonhomme.
J’en entendis se gausser entre eux, au sortir d’une réunion publique, sur la facilité avec laquelle les prolétaires se prenaient à la glu des promesses de bonheur sans limite qu’on leur prodiguait. Je les vis intriguer pour conquérir des emplois d’attachés au cabinet. Je surpris d’ignobles manœuvres pour évincer et supplanter tel naïf, comme Joindy, dont le dévouement avait obtenu l’affection des ouvriers. — Bref, je les jaugeai très vite à leur vraie valeur : Machiavels du ruisseau, médiocrates âpres au pillage plus encore que quiconque de leurs émules du radicalisme. Et je leur tournai le dos…
La rupture définitive eut lieu un soir de Vendredi-Saint. Divers turlupins de la Petite-République avaient organisé, à Paris, une grande réunion précédée d’un banquet-saucisson ; on y devait raconter aux ouvriers qu’ils étaient les premiers artistes du monde. M. Anatole France et Jaurès prendraient la parole.
Ayant été gratifié d’une carte de convocation, je ne vins pas au banquet car je restais honteux d’avoir, par faiblesse plus encore que par impiété, assisté l’année précédente à l’une de ces ribotes sacrilèges. En effet, l’immense stupidité de ces sortes de manifestations m’avait toujours peu emballé.
Mais je me rendis à la réunion, étant curieux de constater comment l’auteur du Lys rouge s’y prendrait pour lécher les pieds du Roi-Populo.
La chose se passait au Théâtre de la Porte Saint-Martin.
Ma carte me donnait le droit de prendre place sur la scène, derrière le bureau et les orateurs. Je montai donc sur les planches, après avoir subi le contrôle de quelques citoyens-commissaires que « la chaleur communicative du banquet » me parut avoir fort émus. Je m’assis entre un féministe à peu près inoffensif du nom de Léopold Lacour et le délicieux abbé Charbonnel. Charmant voisinage comme on voit.
Le rideau se leva ; la salle était comble. La séance commença par un braillement en chœur de l’Internationale. Puis cette joyeuse crapule de Gérault-Richard s’avança vers le trou du souffleur et débita une harangue où, vu l’anniversaire de la mort de Notre-Seigneur, le Bon Dieu fut copieusement insulté.
Applaudissements, hurlements enthousiastes, reprise de l’Internationale.
Le calme rétabli, M. Anatole France se leva et entama son exorde. Il semblait intimidé car je crois bien que c’était la première fois qu’il affrontait un public populaire. D’une langue exquise, comme tout ce que produit ce merveilleux écrivain, son discours se ressentait, quant au fond, de l’absurdité des thèses qu’il lui fallait soutenir. Il s’y trouvait, comme il sied, des oraisons jaculatoires au Progrès, des flatteries à l’adresse des ouvriers et quelque lyrisme socialiste. Cependant, comme l’orateur débutait dans sa carrière de courtisan de la Foule, il y avait de la gêne dans sa diction et un certain manque de carrure dans le texte même de ses périodes. Lui, le délicat, l’épicurien, le renaniste imprégné d’ironie jusqu’aux moelles évoluait gauchement parmi les truismes. On sentait qu’il se forçait à de la bonne volonté pour encenser Caliban. Mais le tour de main lui faisait défaut.
Il s’est rattrapé depuis.
Sa péroraison fut consacrée à développer que l’Art, tout l’Art, peut et devrait être accessible même aux illettrés. C’est, du reste, un des sujets de déclamation les plus chers aux socialistes. Seulement on se demandait en voyant ce France raffiné mettre son talent, comme un paillasson, sous les pieds de la Plèbe ignorante, comment il s’y prendrait pour faire saisir, le cas échéant, à ses auditeurs le scepticisme subtil et les fleurs de rhétorique quintessenciées qui abondent dans son œuvre. Ce point ne fut pas élucidé. M. France termina son discours par une phrase malheureuse où méconnaissant l’aptitude à l’Art des balayeurs et des égoutiers, il déclarait que les bijoutiers, les ciseleurs et certains ouvriers du meuble sont déjà presque des artistes.
Le succès fut médiocre et les applaudissements clairsemés. Jaurès s’en aperçut ; plein de mépris pour une aussi froide entrée dans la flagornerie, il se leva, d’un bond, afin de stimuler la ferveur de l’auditoire. Il se planta, l’air avantageux, sur le bord de la scène, agita ses petits bras comme un moulin qui, se préparant à tourner, commence par essayer ses ailes. Puis l’outre pleine de flatuosités sonores se dégonfla.
Il reprit le couplet final de M. France. Mais ce fut pour l’amplifier et le renforcer. Il affirma d’abord le dogme que tous les ouvriers étaient des artistes, — sans le savoir. Il y eut là une tirade sur le bûcheron qui équarrit savamment ses troncs d’arbres, besogne — selon Jaurès — au moins aussi élevée que celle d’habiller la pensée avec des rythmes choisis. Puis vint une leçon indirecte à M. Anatole France qui fut, en termes pâteux mais par hasard assez clairs, morigéné pour n’avoir pas proclamé la compétence universelle du Prolétariat.
Ensuite, il fallait bien immoler quelques victimes d’élite sur l’autel du dieu. Jaurès n’y manqua point : s’élançant dans le passé, il secoua Gœthe d’importance, incrimina son aristocratie et son dilettantisme, flétrit sa sérénité olympienne et surtout lui reprocha de n’avoir pas prévu et vénéré d’avance l’avènement du socialisme. Puis ce fut le tour du père Hugo. Celui-ci reçut l’hommage bref de quelque pommade pour ses Châtiments ; mais Jaurès déplora l’entêtement que le poète mit à chanter les splendeurs de l’Evangile et à défendre le Bon Dieu, malgré les conseils des politiques de son entourage. Le discours se conclut par quelques injures à l’Eglise et par une apothéose du Prolétaire exalté comme un être sublime, doué de toutes les vertus et capable de toutes les intelligences. Puis le Borée méphitique cessa de souffler : Jaurès se tut.
A ce coup l’enthousiasme de la salle atteignit au délire. Ce n’étaient que claquements frénétiques des paumes, clameurs tonitruantes des hommes et suraiguës des femmes, trépignements à se croire chez des sectateurs de Saint Guy. — Populo s’adorait lui-même.
Pour moi, j’étais outré par l’impudence de Jaurès. Quoi donc, il ne lui suffisait pas que l’homme qui a publié les plus beaux vers — et les plus grandes sottises — du XIXe siècle, le père Hugo se soit humilié au point d’écrire, dans l’Histoire d’un crime, que : « le peuple est toujours sublime même quand il se trompe. » Cette platitude ne paraissait pas au rhéteur assez extrême pour compenser le pauvre restant de croyance où se maintint le poète déiste des Contemplations ?
Quant à ce qui concerne Gœthe, je dus sourire. Car que pèsent les déjections d’un Jaurès au regard de ce colosse d’intelligence et d’orgueil qui seul, dans les temps modernes, sut magnifier et revivifier l’art antique et restituer en strophes scintillantes, dans son Faust, la psychologie du Démon ?
Surtout, j’étais blessé pour M. France. Je trouvais désastreux qu’un tel lettré, fourvoyé dans ce pandémonium de bêtas malfaisants, reçût ainsi les verges pour l’édification des sots houleux qui remplissaient la salle et des ramasseurs d’épluchures libres-penseuses qui se pavanaient sur la scène.
Aujourd’hui, j’estime que M. Anatole France n’avait pas volé cette avanie. Mais alors, étant tout à l’Art, je souffrais de son abaissement.
Cependant mes voisins menaient tapage. Le simple Lacour se trémoussait comme une marionnette affolée dans un guignol et criait de toutes ses forces : Bravo Jaurès ! Bravo Jaurès !
L’abbé Charbonnel dilatait sa mâchoire prognathe, à se décrocher le condyle, et poussait des grouinements d’allégresse. Certes, ce lui était une intense volupté, ce jour de vendredi-saint, de voir traîner dans la boue, par des Gérault-Richard et des Jaurès, le corps sanglant de Notre-Seigneur.
L’un et l’autre m’agacèrent si fort que je ne pus m’empêcher de déclarer, à voix très haute, que les calembredaines de Jaurès touchant Gœthe et Hugo atteignaient au dernier degré de l’imbécillité.
Sur quoi, Lacour fit un geste d’épouvante et promena des regards inquiets autour de lui pour vérifier si j’avais été entendu. Charbonnel haussa les épaules avec une pitié dédaigneuse.
Un jeune collectiviste qui cabriolait près de nous, en l’honneur de Jaurès, s’arrêta net dans ses gambades, me toisa et promulga ceci : — Oh ! on sait bien qu’au fond tous les poètes sont des aristos… Si vous n’êtes pas content, citoyen, vous n’avez qu’à déguerpir.
C’est ce que je fis aussitôt, étant, au surplus, peu soucieux d’ouïr davantage Gérault-Richard qui préludait à de nouvelles pasquinades.
Je pris le train et je regagnai la campagne. Tout en parcourant les quatre kilomètres qui séparent la station de Lagny du village de Guermantes où j’habitais alors, j’examinai mes sentiments.
J’étais écœuré. Non seulement je restais réfractaire aux balivernes teutonnes du collectivisme ; mais encore cette haine de l’art, cette sottise suffisante du bas politicien Jaurès, tout ce qu’il y a d’envie, de vanité outrecuidante, d’ambition sordide et de sales rancunes dans l’âme de ses adeptes me donnaient des nausées.
Non, me dis-je, je ne fréquenterai plus ces gens-là. Je servirai le peuple sans lui baiser le derrière ni le tromper. J’œuvrerai pour lui dans mon coin.
Et puis, très bas, j’ajoutais : D’ailleurs, il est malpropre de choisir le jour où les chrétiens sont en deuil pour huer leur croyance. Je suis un saligaud d’avoir participé à cette vilaine farandole autour d’un cadavre… Je sais très bien que cette légende de la Passion du Christ manque de beauté plastique, mais il suffit de ne pas s’en occuper. Et c’est ce que je veux faire à l’avenir…
Hélas, j’étais de bonne foi. Mais le diable ne desserre pas aussi facilement sa griffe. Et je devais m’insurger encore bien des fois contre le Bon Dieu avant que sa grâce infinie vînt en moi !…
Malgré mes désillusions je ne réussissais pas à éliminer le ferment révolutionnaire qui m’empoisonnait l’âme. Ne pouvant me résoudre à me confiner dans l’art pur, aimant toujours le peuple en raison même des charlataneries dont je le voyais victime, je me dis que, peut-être, parmi ces radicaux qui prétendent lui vouer une fervente affection, je pourrais encore le servir.
Je restai socialiste de penchant mais je mis une sourdine au crin-crin sur lequel je raclais des variations humanitaires. — Je m’acoquinai donc à plusieurs blocards dont les déclarations en faveur du prolétariat me parurent assez sincères.
C’est alors que je fis la connaissance de Clemenceau. Il n’était plus député et il n’était pas encore sénateur. Discrédité, à peine retapé par l’Affaire Dreyfus, il se consumait à publier des articles d’art, de littérature et de politique dans divers papiers de France, d’Allemagne et surtout d’Angleterre. Cet homme possède une puissance de séduction étrange. Il est d’autant plus malaisé de l’expliquer que, dur, sarcastique, souvent injurieux, il traite avec brutalité ceux qui l’admirent et qui l’aiment. Peut-être sa main-mise provient-elle, pour un esprit cultivé, de sa forte intelligence, de son goût réel et de sa compréhension des choses d’art et de la comparaison qu’on est obligé de faire entre ses qualités de pensée et la bêtise du troupeau radical. Puis comme tous les tempéraments autoritaires, il vous courbe sous son geste. C’est un Jacobin mais un Jacobin lettré : variété peu commune.
En somme, il y a en Clemenceau du Saint-Just avec la boursouflure et l’ineptie glorieuse de soi en moins, avec, en plus, un certain sens des réalités.
Il y a aussi, chez lui, une misanthropie foncière, quelque chose de sombre et d’ardent qui lui fait proférer, dans les moments très rares où il se livre en partie, des maximes à la Tibère. Ajoutez qu’il est sujet à des crises de scepticisme et de mélancolie où il laisse entrevoir le profond dégoût que lui inspirent ses coreligionnaires et, probablement — lui-même.
Lorsque j’entrai en relations avec lui, ses déboires politiques, ses embarras financiers et des chagrins intimes l’avaient pourtant un peu amolli. Quoique sa campagne pour Dreyfus lui eût rendu quelque influence, il demeurait inquiet, désorbité, rassasié de radicalisme au point qu’il refusa trois fois le siège de sénateur qu’on lui offrait et qu’il fallut les instances les plus pressantes pour le lui faire accepter. Ce fut, du reste, une influence féminine qui le décida.
Puis de rudes soucis le harcelaient. Ah ! je l’ai vu se prêter à des démarches plutôt humiliantes pour l’orgueil sans limite qui forme la dominante de son caractère. Il n’était pas alors l’âpre dictateur que nous voyons aujourd’hui mener l’assaut contre l’Eglise aux applaudissements des Loges. Pour se distraire de ses ennuis, il se donnait tout à cette pièce : le voile du Bonheur où il nous révèle, d’une façon assez inattendue, un Clemenceau quasi-bouddhiste…
Ce n’est point mon sujet de raconter ici l’extrémité où Clemenceau se trouvait alors réduit. — Tout ce que je dois dire c’est que je subis très fort son influence, que je lui témoignai — je puis le certifier sans crainte de démenti — d’un dévouement total et que son emprise se manifesta en moi par une recrudescence de rage anti-religieuse. C’est, je crois, l’époque de ma vie où j’ai le plus blasphémé.
Toutefois, si je continuais à outrager le Bon Dieu sous l’étendard aux trois couleurs souillées du radicalisme comme je l’avais fait et sous le drapeau noir de l’Anarchie et sous le drapeau rouge du socialisme politiquant, je ne pus m’adapter aux pratiques des radicaux. Ceux-ci me furent, bien vite, encore plus nauséabonds que les collectivistes.
Le radical est un sectaire qui détruit la société tout en prétendant façonner des matériaux propres à lui conférer des bases logiques. Il a contribué, plus que quiconque, à développer, au nom des principes de 89, cet individualisme subversif de toute règle dont nous subissons aujourd’hui les effets. Toutes les institutions préservatrices sont détruites ou menacent ruine. On est arrivé à ce résultat extravagant, qu’ayant pour objectif de libérer l’individu des entraves anciennes, on l’a au contraire réduit à l’impuissance vis-à-vis de l’Etat qui le triture, le mutile et l’encadre à son caprice. La Révolution a commencé le mal ; Napoléon l’a codifié ; nos Bourgeois, depuis cent ans, l’ont aggravé. Dieu étant chassé de partout, il ne reste plus que le gendarme pour maintenir le peuple souffrant, avide de jouir à son tour et travaillé par l’esprit de révolte, dans l’obéissance à l’Etat. Le jour où le gendarme tournera casaque — ce qui est inéluctable — la débâcle commencera.
En attendant nous vivons dans une France pareille à un tas de détritus où la Haute-Banque cherche des paillettes d’or. Et pour comble, nous sommes gouvernés, grâce à l’ineptie de cette néfaste mécanique : le suffrage universel, par une bande de despotes niais, et irresponsables : sénateurs et députés. L’unique capacité de ces parlementaires est digestive. Ronger le budget, en jeter des bribes à leur clientèle, quémander des sportules aux Financiers, qui les traitent avec une méprisante munificence, voilà leur préoccupation journalière. Puis obéir aux délégués des Loges et aux quelques roublards — fonctionnaires de l’étranger, c’est ici que le mot est exact — qui font figure d’hommes d’Etat dans les ministères, voter des lois stupides ou nocives, sous couleur de progrès, voilà leur œuvre. Il y a bien une opposition ; mais, quelques-uns mis à part, elle ne comprend guère que des timides et des médiocres.
Je ne tardai donc pas à découvrir que nos maîtres du radicalisme sont d’affreux tartufes. Car, avides d’or, jouisseurs insoucieux du lendemain, plus réfractaires à tout idéal désintéressé qu’une plaque d’amiante à l’action du feu, ils feignent de ressentir, pour les prolétaires — qu’ils exploitent en les caressant et qu’ils haïssent en secret — une sollicitude paternelle. Et c’est ce qu’il y a de plus horrible dans le cas de ces démoniaques, après leur acharnement contre l’Eglise, que cette hypocrisie pateline qui laisse les pauvres crever de faim tout en les berçant de promesses illusoires.
Habitué à raisonner mes impressions, je me formulai les constatations que je viens d’exposer et j’éprouvai de la répulsion pour ces misérables. Mais par veulerie, par respect humain, quoique je ne crusse plus du tout à la légitimité du régime, je continuai à le servir, sans grand zèle, il est vrai. — Bien plus, la persécution contre les congréganistes, les expulsions, les vexations de toutes sortes dont l’Eglise était victime m’indignaient à part moi. Je voyais nettement qu’il n’y avait là qu’une diversion destinée à occuper l’électeur tandis qu’on le dévalise. Je savais qu’en dehors des furieux contre Notre-Seigneur, que sont les possédés de la Maçonnerie, les autres ne « faisaient de l’anticléricalisme » que pour dissimuler leurs rapines. Je n’ignorais pas que tels qui « mangent du curé » en public, acceptent fort bien que, dans le privé, leur femme et leurs enfants servent le Bon Dieu. Je me rendais compte du vilain calcul de ces taffeurs qui s’imaginent que les prières de leur famille suffiront à compenser leurs sacrilèges. Je lisais et j’approuvais, in petto, les articles où M. Drumont dénonce bellement l’infamie de tous ces ventripotents, nourris de cautèle et d’ordures.
Et pourtant si grande était ma répulsion pour le christianisme que je me gardais de proclamer ces sentiments salubres. Au contraire, plus je me rendais compte de ces choses, plus je m’acharnais à m’enliser dans l’ornière du blasphème.
Du reste, j’en sais plus d’un qui se trouve dans l’état d’esprit où je m’entêtais alors. Il est si vrai l’adage d’Ovide en ses Métamorphoses : video meliora proboque, deteriora sequor ! Je le traduirai de la sorte : La Révolution, c’est le crime et l’erreur, je le sais, je vois le remède ; cependant, mulet pervers, je m’entête dans le mal.
Ah ! c’est qu’on est infiniment lâche quand on méconnaît le Bon Dieu pour suivre le Diable !…
Cependant, un moment vint où le désenchantement l’emporta. Je retournai à la solitude. — Ma chère forêt de Fontainebleau m’apaisa quelque peu. Mais comme je ne cessais d’étayer mes convictions matérialistes, à mesure qu’elles menaçaient ruine, je n’arrivais pas à la grande paix que je souhaitais. J’avais beau me répéter le vers magnifique de Baudelaire sur :
je ne pouvais m’en détacher de ce monde où, sottement, je me croyais désigné pour combattre l’Eglise, dans la mesure de mes forces et pour mener le peuple au bonheur matériel…
Quel abîme de contradictions ! Quel douloureux vertige parmi tant de péchés ! J’errais, sans boussole, dans les dédales d’un souterrain nocturne. Je ne savais plus du tout où j’allais.
Mais vous le saviez, vous, ô ma bonne Vierge. L’aube approchait où vous vous lèveriez dans mes ténèbres, ô calme Etoile du Matin. L’heure se préparait à sonner où, prenant dans votre main si pure ma main souillée, vous me conduiriez jusqu’au pied du trône de Dieu.
Gloire à vous, ô clémente, ô très sainte, ô très douce Mère de Notre-Seigneur…