Du Diable à Dieu : $b Histoire d'une conversion
III
Ainsi, au moment de cette conférence au cercle socialiste de Fontainebleau dont j’ai parlé plus haut, mes convictions politiques ne se maintenaient plus que par une sorte de veule accoutumance mêlée d’amour-propre et de respect humain.
Je venais en outre de perdre ma foi dans l’idée de Progrès. Et je commençais à renier la Science soi-disant infaillible.
Quant à mon être moral, il était bouleversé comme un logis où des tâcherons se seraient mis en grève au milieu d’un déménagement. Coléreux, incapable de pratiquer la patience et la résignation dont j’aurais eu besoin pour supporter les soucis d’une existence difficile, je souffrais, en outre, profondément, d’avoir perdu l’idéal de bonheur matériel pour le peuple qui m’avait soutenu pendant pas mal d’années. Ma déconvenue m’aigrissait le caractère comme aussi les tribulations que la littérature n’épargne pas à ceux qui veulent vivre de leur plume — en restant honnêtes.
Deux sentiments me soutenaient un peu et me valaient parfois quelque joie : ma prédilection pour la forêt de Fontainebleau et mon amour de l’art.
La forêt, elle m’était auxiliatrice. J’y connaissais des heures d’inspiration et de recueillement dans la solitude. Là, je pouvais m’entretenir avec mes frères les arbres. Admirer, pénétrer l’harmonie profonde des futaies, composer et me réciter des vers sous bois, c’étaient mes récréations les plus chères. Et je m’épanouissais.
Mais rentré chez moi, je redevenais sombre, morose, agité. — Il faut dire que j’y retrouvais une femme dont, parce que j’en étais fort épris, les défauts m’éprouvaient cruellement. Elle était surtout la plus déterminée menteuse que j’eusse jamais rencontrée. A la lettre, elle mentait comme elle respirait, et souvent sans motif — pour le plaisir.
Cette fausseté perpétuelle m’exaspérait — et il en résultait des scènes qui n’étaient point faites pour apaiser ma pauvre âme tumultueuse. Il fallait la quitter cette femme, dira-t-on. Sans doute, mais voilà : le lien sensuel — et réciproque — était trop solide entre nous. J’avais beau me raisonner, je demeurais captif de ses splendides yeux noirs et de ses petites mains caressantes.
D’autres vices où elle excellait, j’en subissais, hélas, la contagion ; de sorte que nous formions un couple où les querelles endiablées alternaient avec de furieuses débauches.
Quel cercle de l’enfer qu’un tel ménage interlope ! De la part de l’homme il n’y a — dès qu’il récupère sa dignité — que mépris pour sa compagne et honte de lui-même. L’amour véritable n’existe pas ; l’attache provient d’une complaisance presque morbide pour les ivresses charnelles et d’une soumission de caniche aux plus bas instincts.
La femme, elle, se pavane surtout dans la gloriole de tenir asservi le mâle qu’elle dorlote, excite et griffe tour à tour. Tout cela, on l’habille de poésie. C’est un prétexte à des vers qui brûlent comme des feux de Bengale et à explosions d’images chatoyantes et malsaines.
Mais, en somme, quel piètre recours contre les outrances du vice ! Et comme on sort de là le cœur inassouvi et malade !…
Des mois passèrent.
Pour pallier les effets de mon désarroi moral, j’imaginai de me forger une sorte de paganisme. Par là, je tentais de justifier mes passions. — Certes, je ne croyais pas aux dieux de l’Olympe, bien que la Grèce, compendium des civilisations aryennes, m’ait toujours été chère.
Seulement, je me disais : Puisque je ne veux ni ne puis adhérer au christianisme, puisque la Nature, souriante et farouche à la fois, m’attire passionnément, je magnifierai le Destin aveugle et les Forces impénétrables qui font de l’homme leur jouet. Je déifierai mes instincts et j’écarterai de moi toute pensée altruiste qui me détournerait de mener mes cinq sens à la pâture des voluptés.
Je célébrai donc les rites du Grand Pan et de l’Aphrodite captieuse. Néanmoins, il se mêlait à ces folies un remords secret qui ne laissait pas de me rendre très triste aux heures où, la fièvre des sens tombée, je regardais dans mon âme et la trouvais aussi sale qu’une bouche d’égoût qu’on négligea de curer.
Alors je m’écriais : — Non, le nunc est bibendum et pede libero pulsanda tellus, non, le jouissons et rions ironiquement sans souci des jours, puisque, demain, nous mourrons ne suffisent pas à me contenter. Il me faut un Idéal moins grossier…
Mais lequel ?
Cette notion du Divin que nous ne pouvons détruire en nous, à moins d’être devenu tout à fait les servants du Diable, me tenaillait sans repos.
Je tournai autour du squelette qui a nom Kant. J’en démontai les ressorts. Mais l’Impératif catégorique du sophiste de Kœnigsberg me fit froncer les narines… La raison suffisante me parut aussi sèche que les tibias de Calvin. Et j’allai ailleurs.
Je tentai le panthéisme, ce qui me ramena, plus ardemment que jamais, aux arbres. Je crus alors découvrir mes dieux, parcelles de la substance indéfinie, sous l’écorce des chênes et dans le feuillage des hêtres. J’adressais des prières aux bouleaux. La rosée, sur les fleurs d’or des genêts, m’apparaissait comme une eau lustrale. — Cette aberration, c’était, tout de même, plus propre que le paganisme orgiaque.
Dans ce temps-là, j’éprouvais une joie obscure à plaisanter la vie terrestre de Notre-Seigneur. Voici une phrase prise dans un article publié durant cette période : « Après tout, le Galiléen était un assez brave garçon ; mais il manquait de sens pratique. »
Si je la transcris, en rougissant, et en en demandant pardon, c’est qu’elle montre mon état d’esprit d’alors.
D’ailleurs, chaque fois que le Nom Auguste de Jésus me venait sous la plume, je devais l’éviter pour le remplacer par ce sobriquet : Galiléen. Et agissant ainsi, je me rengorgeais, fier comme un dindon en sa basse-cour, car je m’imaginais presque égaler Julien l’Apostat ou le mégalomane Nietzsche.
Bientôt, le panthéisme m’apparut trop diffus et trop vague. Et d’autre part, je fus bien forcé de m’avouer que la Nature, sous son masque de sérénité, cache une face d’airain.
J’aurais voulu, oh ! oui, j’aurais voulu que tout autour de moi fût mansuétude, indulgence, aide réciproque. Et chaque fois que j’essayais de conquérir cette notion de douceur par l’étude des forces naturelles, il me fallait bien constater que la concurrence vitale règne durement sur le monde. Cette évidence me brisait le cœur.
Quoi, même dans la forêt, si les pins faisaient alliance avec les bouleaux pour une protection mutuelle contre les essences guerrières, à côté, les chênes et les hêtres se livraient une bataille sans merci et où l’on ne comptait plus les cadavres.
Et moi qui aurais tant voulu être assuré que tous mes arbres chéris vivaient en bon accord… Quel chagrin !
Je fus alors tout découragé. Je tombai dans le désespoir et me dis : — En somme, c’est le bouddhisme qui a raison et plus particulièrement son apôtre d’occident : Schopenhauer. L’univers n’est qu’un tourbillon d’apparences décevantes. Cessons de vouloir qu’il existe et nous connaîtrons la joie de nous dissoudre dans le bon Néant où la durée est abolie de même que l’espace. Arrêtons la roue du Destin… Oui, mais pour pratiquer cette morne doctrine, il aurait fallu me faire ascète. Et j’étais bien trop possédé par l’orgueil et la luxure pour y réussir.
Puis, d’autre part, j’avais peur de ce Nirvâna béant et funèbre qui m’invitait à me jeter dans l’Inconscient.
Je fermai donc les livres bouddhistes, pour ne plus les rouvrir, et mon agitation intérieure s’accrut.
Dès lors, ce fut en moi une mêlée effarante de tous mes phantasmes[3].
[3] Noctium phantasmata, dit Saint-Ambroise. Et, en effet, qu’il faisait nuit dans mon âme !
Un jour, le socialisme et son utopie de progrès infini ressuscitaient. Le lendemain, Aphrodite et Dionysos chantaient furieusement la volupté, en choquant leurs coupes d’or, dans mon cerveau. Et docile, je sacrifiais sur leurs autels. Le surlendemain, l’arome des sombres fleurs que l’Isis panthéiste prodigue à ses dévots me flattait les narines. Le jour d’après, j’invoquais Çakya Mouni et son sourire idiot. Puis soudain les bavardages instables de la Science reprenaient le dessus. Il me venait aussi des velléités de christianisme ; mais je les expulsais de mon âme, avec courroux, car elles me semblaient fort laides au regard des prestiges où je me cramponnais…
Une fois en votre vie, vous êtes-vous trouvé perdu dans une plaine pullulante de végétations sauvages ? Ce fut par une de ces tombées de jour où l’équinoxe d’automne détraque la saison et où les vents ne cessent de sauter d’un horizon à l’autre. La tourmente arrive de tous les côtés. Cela souffle à droite, à gauche, en avant, en arrière ; tous les Borées et tous les Notus sont déchaînés. Des bises et des khamsins vous assaillent, vous giflent, vous brûlent, vous glacent presque simultanément ; on ne sait à qui entendre de ces vents déchaînés, on s’arrête ahuri ; on espère une accalmie qui, d’ailleurs, ne vient pas. — Ainsi de mon âme à cette époque.
Sans cet amour de la solitude dont le Bon Dieu a bien voulu me gratifier dès mon enfance, je ne sais ce que je serais devenu. Car, il importe de le souligner, à tous les âges, je ne me suis jamais senti heureux que dans les champs, sous les arbres ou au bord des eaux, — tout seul. Ne point parler, rêver ou méditer devant quelque paysage, telles ont toujours été mes joies les plus profondes et les plus rédemptrices. Je l’ai bien senti, aux jours où, après avoir entassé péché sur péché, je me réfugiais en quelque campagne si écartée que la meute des passions ne venait guère m’y relancer…
Pour tenir tête à l’ouragan d’aspirations contradictoires qui m’assaillait à cette époque de mon existence, je multipliais donc mes courses à travers la forêt pacifiante. Ah ! qu’il avait raison saint Bernard quand il disait : Aliquid amplius invenies in sylvis quam in libris. Je ne cessais d’expérimenter la grande vérité contenue dans cette phrase. En effet les lectures hétéroclites, où je me plongeais afin de me refaire une conviction ferme, augmentaient encore mes incertitudes.
L’histoire me montrait un univers livré aux querelles et aux déprédations — un brigandage perpétuel.
La Science, j’ai dit à quel point les guirlandes suspectes qu’elle m’avait départies s’étaient desséchées en moi.
La littérature aussi commençait à m’ennuyer. Je laissai tout pour ne plus lire que quelques auteurs, dès longtemps mes favoris : Lucrèce, Dante, le Faust de Gœthe et ses Entretiens recueillis par Eckermann, le théâtre et les sonnets de Shakespeare, Baudelaire, Balzac et les vers de Hugo, plus quelques très rares volumes dus à des contemporains. Et je ne coupais même pas les pages des livres qu’on m’envoyait.
Me sentant moins désolé sous les arbres, je les quittais aussi peu que possible. En suivant les longues allées de la forêt, ces chemins où, grâce aux branches en arceaux, on croit errer dans des nefs de cathédrales, je me sentais pénétré d’une émotion solennelle. En parcourant tels minces sentiers, pleins d’ombres chatoyantes et de rayons assoupis, je recueillais de gracieuses images. Mes chers bouleaux, si sveltes en leur robe d’argent pâle, éveillaient en moi de douces musiques. Enfin plusieurs sites, d’une sévérité grandiose, comme le Désert d’Apremont m’inspiraient un violent désir de m’y fixer — d’y construire une cabane ou d’y aménager une grotte pour y vivre loin des hommes, loin des femmes, loin de la littérature, loin de tout.
Si prolongées que fussent ces promenades, il fallait pourtant bien finir par rentrer chez moi. Là je retrouvais la dame aux yeux noirs ; et la triste existence sensuelle et querelleuse recommençait. Lorsque j’essayais de fuir, c’était pour me galvauder avec des personnes encore moins édifiantes — si possible — que ma maîtresse.
Eh ! bien voyez et admirez : je semblais alors bien définitivement assis au fond de l’incertitude car jusqu’à la forêt commençait à se taire pour moi. — Et ce fut le moment que le Saint-Esprit élut pour me darder une seconde fois au cœur les javelines d’or de la Grâce.
Je me rappelle ce jour comme si j’y étais encore : c’était en juin 1905, au commencement du mois. Or depuis une semaine, j’avais vécu de la façon la plus désordonnée. Ce matin-là, tout morose, en proie à un profond mécontentement de ma conscience, j’allai sous les arbres. Je suivais le sentier qui, du carrefour des Huit-Routes, se dirige vers la Grotte des Montussiennes. J’avais emporté la Divine Comédie et je relisais, pour la dixième fois peut-être, les premiers chants du Purgatoire.
Avant de poursuivre il faut spécifier que, jusqu’alors, j’avais lu le merveilleux poème comme j’aurais fait d’un conte de fées splendide, rédigé par un poète de génie. Il se peut — il est même probable — que ces vers, tout imprégnés de la Grâce, avaient fécondé, à mon insu, les régions les plus secrètes de mon âme. Mais je n’en avais point la notion et je ne croyais ressentir qu’une influence toute littéraire.
J’en étais à ce passage du second chant où Dante et Virgile viennent de quitter l’enfer et s’arrêtent sur le rivage d’une mer mystérieuse, au pied de la montagne du Purgatoire.
Ici je dois citer : « Je vis, raconte Dante, que ne la vois-je encore, une clarté venir sur la mer d’une telle vitesse qu’aucun vol d’oiseau ne l’égale. Après avoir détourné d’elle mes yeux pour interroger mon Guide, je la revis plus brillante et plus grande.
« Puis de chaque côté m’apparut je ne sais quoi de blanc et, au-dessous, peu à peu, sortit quelque chose de pareil. Mon Maître ne dit rien jusqu’à ce que les premières blancheurs se déployèrent en ailes. Mais lorsqu’il reconnut bien le nocher, il cria : « Ploie, ploie les genoux : Voilà l’Ange de Dieu. Joins les mains. De tels Ministres du Seigneur tu verras désormais ; vois, il dédaigne les instruments humains ; il ne veut d’autre rame, d’autre voile que ses ailes pour parcourir ces lointains rivages. Vois comme il les dresse vers le Ciel, comme il frappe l’air de ses pennes éternelles !… »
« Plus de nous s’approchait l’oiseau divin, plus éclatant il apparaissait, de sorte que mon œil ne pouvant, de près, soutenir sa splendeur, s’abaissa. Et Lui vint au rivage avec un batelet si svelte et si léger qu’il ne plongeait aucunement dans l’eau.
« A la poupe se tenait le céleste nocher rayonnant de béatitude ; et dedans étaient assis plus de cent esprits. Tous ensemble, d’une seule voix ils chantaient : In exitu Israël de Ægypto et le reste du psaume. Puis sur eux l’Ange fit le signe de la sainte croix ; tous se jetèrent alors sur la plage et Lui s’en alla comme il était venu… »
On sait que Dante a voulu peindre, en ces vers, l’allégresse des fidèles défunts qui se réjouissent de se purifier de leurs fautes en Purgatoire, afin de mériter une place en Paradis, après la juste expiation.
Que se passa-t-il alors en moi ? Je sentis un frisson me courir dans les veines, puis je me mis à trembler de tout mon corps. Le livre m’échappa des mains. Je dus m’appuyer au fût d’un hêtre. J’étais comme ébloui par une lumière intérieure. Il me sembla que les noires nuées qui opprimaient l’atmosphère obscure de mon âme se dissipaient. Je ne sais quelle clarté, douloureuse à force d’être intense, me montra mes vices accroupis comme des crapauds dans la fange de mon cœur. Un remords et en même temps une joie indicible me labouraient tout entier.
Voici exactement les paroles que je prononçai alors : — Quoi, il se pourrait qu’une aussi sublime inspiration fût le témoignage de la vérité ? Il se pourrait que cette religion catholique, tant bafouée par moi, eût raison lorsqu’elle affirme qu’un pécheur qui se repent et accepte joyeusement la pénitence de ses fautes devient par là digne de monter au Ciel ?… Mais s’il y a dans ces vers plus qu’une magnifique fantasmagorie — je pourrais me laver de mes ordures, être sauvé ?… Mais alors, mais alors, c’est donc que Dieu existerait ?…
Je restai quelques minutes éperdu. Puis je repris : oh ! si Dieu existait, quelle chance pour moi.
Aussitôt, comme si les nuées se rassemblaient, il fit nuit dans mon âme. Une voix perçante — que je n’avais jamais entendue — s’éleva en moi qui me disait : — Allons, pauvre chimérique, vas-tu te laisser prendre à ce gluau ? Tout cela, c’est de la littérature. Tu sais très bien, au fond, que le catholicisme n’est qu’une fable vermoulue. Et tu serais une dupe si tu cessais de t’en gausser.
— Sans doute, sans doute, répondis-je, mais, tout de même, c’est bien étrange ce que je viens de subir…
Je ramassai le livre ; je continuai ma promenade, troublé au delà de ce que je puis dire. Je me répétais : Existe-t-il ? Existe-t-il ?
Et chaque fois que j’articulais cette phrase anxieuse, la voix aigre — ah ! que de jours je devais l’entendre encore — s’écriait : Sot, double sot, tu ferais bien mieux de fabriquer quelques vers à la gloire des dryades… Puis le sombre ricanement, déjà entendu la nuit qui suivit ma conférence, me parcourait l’âme.
Pourtant je ne me laissai pas entraîner à tourner en plaisanterie cette impression si nouvelle. Une douceur insolite m’emplissait le cœur et d’autre part, je ne sais quelle poignante appréhension d’un inconnu redoutable autour de moi me faisait soupirer. — A ce moment, je m’aperçus que mes joues étaient couvertes de larmes qui avaient ruisselé sans que je m’en fusse douté.
Ce fut dans cet état d’esprit que je rentrai à la maison. Je m’y montrai si taciturne que la dame aux yeux noirs, pour lors en humeur de dispute, s’ébahit qu’au lieu de lui répondre, comme de coutume, par une volée d’invectives, je me contentasse de hausser les épaules en silence…
On croira que touché à fond par la Grâce, comme je venais de l’être, je demeurai au moins le reste de la journée sous le coup de cette atteinte si imprévue. Mais il paraît que le Mauvais avait conçu quelque appréhension de me voir lui échapper, car il ne perdit pas de temps pour me ressaisir.
L’après-midi, mon ami C…, un lettré avec qui j’entretenais des relations assez suivies, vint me rendre visite. Il me proposa de faire un tour dans le parc du château de Fontainebleau. Toute occasion m’étant bonne pour fuir mon triste ménage, j’acquiesçai aussitôt. Et nous fûmes dehors.
C…, homme de cœur et de sensibilité vibrante, était alors préoccupé par l’idée religieuse. Les vaticinations pompeuses de la Science ne le satisfaisaient pas plus que moi. Tout en balançant fort à se tourner vers l’Eglise, il n’était pas loin d’affirmer son respect pour le Dieu de l’Evangile. Comme ce lui était devenu un sujet de méditation assez habituel, après quelques propos de littérature et d’art, il mit l’entretien sur cette question.
En substance, il me dit ceci :
— J’ai beau faire, je ne puis me contenter des théories du rationalisme. Elles laissent inassouvie une part de mon âme. Je souffre d’une inquiétude qui réclame une conviction ferme pour s’apaiser un peu. J’essaie bien de revenir aux dogmes du christianisme tels que j’appris à les aimer jadis. Mais dès que je m’oriente de ce côté, ma raison se cabre et, si j’insiste, refuse de les admettre. Pourtant, j’aurais bien besoin d’une règle de vie qui me serait un frein contre les écarts où m’entraîne mon imagination. Et il y a des moments — aujourd’hui par exemple — où il me semble que le Surnaturel pourrait me la fournir, cette règle.
Il s’exprimait d’un ton posé, comme un homme qui a beaucoup réfléchi et qui est sur le point de prendre le parti le plus sage.
Je l’avais écouté avec attention, sans l’interrompre et, à part moi, je m’étonnais de cette coïncidence entre nos préoccupations. La logique eût donc exigé que je lui confie mes incertitudes si pareilles aux siennes. Il était indiqué de lui narrer le bouleversement de mon âme et de lui relater le coup de foudre reçu le matin. — Peut-être que, nous aidant l’un l’autre, nous aurions trouvé le chemin vers la Vérité adorable.
Eh bien, rien de cela n’arriva. J’eus un mouvement d’irritation à constater chez lui ce que j’éprouvais moi-même, et d’une façon encore plus intense. Je ne sais qui — ou plutôt je le sais très bien maintenant — s’empara de ma langue et me força de proférer une kyrielle de blasphèmes — non pas de grosses injures, mais de sarcasmes à tournure littéraire — qui me venaient au cerveau avec une abondance extraordinaire. J’ajoutai une apologie véhémente du polythéisme grec et enfin je lui citai, non sans orgueil, une phrase prise d’un de mes écrits les plus érotiques et où la Sainte Vierge était mise sous les pieds de l’Aphrodite.
Je revois, par la pensée, l’endroit où j’éjectai ce paquet de vipères. C’était au milieu de l’allée de vieux ormes qui longe la rive gauche du Grand-Canal.
C…, que la violence de mon discours et l’attrait sensuel de ma dialectique avaient ébranlé, reprit : — Oui, à coup sûr, vive Aphrodite ! Cependant il me faudrait quelques lectures qui m’affermissent contre ces retours du christianisme dont je me sens réellement troublé, je vous l’affirme encore.
Alors, je repartis de plus belle. Je lui conseillai de se procurer tout Renan et de s’assimiler, en prenant des notes, cette confiture opiacée. Je lui recommandai d’apprendre par cœur la Prière sur l’Acropole. Je lui prescrivis Pétrone, Catulle, Horace. Je lui vantai les aphorismes de Nietzsche et l’Essai d’une morale sans obligation ni sanction de Guyau.
Ces objurgations étaient d’autant plus bizarres que, pour moi, je ne croyais plus à l’efficacité de ces drogues. Mais, comme je viens de le dire, j’étais obligé par une force, qui m’était à la fois intime et étrangère, de détourner ainsi mon ami de la voie Unique.
C… me quitta, rendurci dans sa mécréance et non sans avoir fait chorus à quelques plaisanteries sacrilèges par quoi je conclus ma diatribe.
A peine seul, je ressentis presque de l’effroi. Car, à récapituler notre conversation, je découvris, de la façon la plus claire, que quelqu’un semblait s’être substitué à moi pour écarter de Dieu mon ami, puisque je venais de parler contre ma pensée actuelle.
— Enfin, m’écriai-je, qu’est-ce que cela veut dire ? Tout aurait dû me porter à encourager C… dans son penchant vers l’Idéal chrétien, étant donné que moi-même, il n’y a pas trois heures, j’ai été bouleversé, jusqu’aux larmes par un désir analogue… C’était moi et ce n’était pas moi qui parlais. Suis-je donc le Sosie de quelque Hermès invisible ? Car quoi, je ne divague pas : j’analyse avec netteté mes idées, mes sensations aussi… C’est à croire que le Diable existe et qu’il a le pouvoir de nous transformer la cervelle en un phonographe où il inscrit ses arguments… En tout cas, j’ai, à présent la certitude d’avoir discouru à rebours de ce que m’indiquait ma conscience… Je m’en vais donc courir chez C…, le prier de ne tenir aucun compte de mes paroles et de marcher dans le sens où il se juge attiré.
Déjà je me dirigeais vers le logis de C… quand une mauvaise honte m’arrêta net : — Il va se demander ce que signifie ce revirement brusque. Et si j’insiste, il me prendra pour un fol inconsistant.
Puis une bouffée de scepticisme me fit faire un geste d’insouciance :
— Bah ! repris-je, tout cela n’a pas d’importance : c’est une des scènes de la farce qu’un Démiourge facétieux et lugubre se joue aux dépens des hommes. J’ai bien assez d’ennuis avec mes propres états d’âme sans assumer encore, par-dessus le marché, ceux de mon ami C… Qu’il se tire d’affaires comme il l’entendra…
Et je tournai les talons.
Je venais d’être si docile aux instigations du Diable que, rentré chez moi, il poursuivit son avantage. Sans désemparer, j’écrivis les premières lignes d’un article contre l’Eglise destiné à je ne sais plus quel papier qui vendait de l’anticléricalisme. Puis j’allai me coucher.
Or voici que, dans la nuit, ô Grâce du Bon Dieu, vous me revîntes. Je m’éveillai en sursaut à la suite d’un rêve où je vis se peindre, en images radieuses, la vision de Dante lue la veille. Tout s’y trouvait : la vaste mer aux lames souriantes, la montagne escarpée du Purgatoire dont le sommet se perdait dans une brume irisée où passaient des lueurs d’or, l’Ange éployant ses grandes ailes blanches, la barque pleine d’esprits qui chantaient le psaume de la délivrance. Et les deux Poètes fixaient sur moi des regards chargés d’une tristesse infinie, tandis que résonnaient les accords onduleux d’une musique semblable au chant de la brise dans les futaies de pins.
Le cœur battant à coups pressés, je méditai, quelques minutes, sur la beauté de ce songe. Un lourd sanglot, qui ne pouvait pas éclater, m’oppressait. Et soudain, comme si un ordre impérieux venait de m’être signifié, je me précipitai à bas de mon lit. Je courus, pieds nus, à mon cabinet de travail ; je pris l’article immonde et je le déchirai en vingt morceaux que je jetai au panier.
Recouché, je me dis : — Demain, je retournerai dans la forêt. Là, parmi cette fraîche mélodie des ramures qui me fut toujours lénifiante, parmi les genêts en fleurs, j’examinerai mon âme à fond.
Si je découvre qu’elle veut croire, eh bien, je me jure de ne pas lui barrer la route. Aussitôt, je me sentis très calme ; une grande joie me pénétra le cœur ; et je m’endormis d’un sommeil paisible…
Agneau de Dieu, vous aviez eu pitié de moi ; vous veilliez à mon chevet…