Émancipées
IV
Cette après-midi-là, vers les cinq heures, Séverin Veyssières, avant de rentrer chez lui, décida d’aller voir Katia Mordasz, avec qui, depuis quelque temps, il était en relation. Riche, par patrimoine, d’une demi-douzaine de mille livres de rente, qu’un récent héritage venait de doubler, Veyssières avait, peu après sa sortie de l’École normale, quitté l’Université pour le journalisme: il collaborait au Libéral, où il était chargé de la critique littéraire, et, en dehors de cette collaboration, il s’occupait de recherches philologiques et particulièrement d’études sur les langues slaves. Outre un recueil des Chants nationaux des peuples de l’Europe, il avait entrepris un vaste ouvrage sur les Légendes du Nord, les anciennes traditions polonaises, moscovites et finlandaises, et l’ardente révolutionnaire, la fameuse nihiliste Katia Mordasz, originaire de Smolensk, lui était d’un grand secours pour ce travail.
C’était à l’extrémité de la rue Vaneau, au fond d’une longue cour, bordée de hautes et vieilles bâtisses, toutes aménagées en logements d’ouvriers, que demeurait Katia. Elle avait découvert là, tout au bout de cette sorte de cité et au sommet, au cinquième, deux chambres qui prenaient jour sur des jardins, et d’où l’on jouissait d’une vue très étendue et non moins attrayante. A dire vrai, c’était là le seul agrément de ce chétif logis, de ces deux pièces, que précédaient une cuisine et une entrée, presque obscures l’une et l’autre, n’ayant que l’incertaine et triste clarté d’une lucarne dormante donnant sur le palier de l’escalier.
Comme il approchait de cette maison, Veyssières remarqua un attroupement le long du trottoir et au milieu de la chaussée. En même temps, des éclats de rire, des clameurs d’enfants arrivaient à ses oreilles.
«Ohé! Ohé! les soûlardes!
—Eh! m’ame Birot! V’ s’ en avez vot’ paille, hein?
—Qué cuite, la Desroche!
—Qué cocarde! Oh là là!
—Eh! les poivrotes!
—Ohé! Ohé!»
C’étaient deux locataires, deux blanchisseuses, l’une grosse à pleine ceinture, l’autre traînant un mioche par la main, qui, après une série de stations chez quantité de mastroquets, avaient peine à se tenir debout et traçaient les plus capricieux zigzags.
«Gare à vot’ gosse, m’ame Birot! V’s’ allez l’escrabouiller!
—Est-ce qu’il est paf aussi, le moucheron? Mais, ma foi, oui! On le dirait!
—Mais oui!
—Oh là là!
—Eh! les pochardes!
—Eh! Ohé! Ohé!
—On s’est donc flanqué une culotte, m’ame Birot?
—On a sa pistache, sa p’tite pistache!
—Eh! la Desroche!
—La Birotte!»
Tous les polissons du quartier s’en donnaient à cœur joie et ne cessaient d’apostropher et harceler les deux femmes.
A chaque instant la Birotte s’embarrassait les pieds dans sa jeune progéniture et manquait de s’étaler sur elle.
«Gare à vot’ gosse! I’ va s’aplatir!
—Eh! m’ame Birotte!»
M’ame Birotte, aussi bien que sa compagne, la future mère, ne se faisait pas faute de répondre et d’invectiver à son tour tellement quellement contre tous ces vauriens.
«V’ n’allez pas m’ fich’ la paix, tas de gueulards?
—Enfants de chiennes!
—Sales races!»
Ce qui était prévu arriva. Comme le trio pénétrait cahin-caha sous la voûte de la maison, un choc se produisit: la Birotte trébucha dans son rejeton, et tous deux roulèrent sur le pavé. La Desroche avait eu la chance de se trouver près du mur, et elle y restait adossée, les bras flasques, l’œil hagard et vitreux, le ventre en avant, énorme et rebondi, grotesque et cynique, comme une grosse outre pleine à éclater.
Des voisins aidèrent la Birotte et le petit Birot à se relever. Ce dernier, qui avait certainement pris part aux libations maternelles, n’avait même pas la force de pleurer: il était comme hébété, idiotisé.
«Bin quoi? vociférait la mère, en s’adressant, pour les remercier sans doute, aux complaisantes personnes qui étaient venues à son secours et l’avaient remise sur pied. Est-c’ que ... que ... vous n’ savez pas c’ que c’est? V’là-t’i’ pas une affaire! Est-c’ que vos hommes ne lichent jamais un coup d’ trop? Et vous-mêmes ... Bin quoi? Mais oui! Ça peut arriver à tout un chacun ... Comme ça, n’y aurait que les hommes qui ... qui auraient l’ droit d’se ... d’se cocarder? Ah! bin, ce s’rait drôle! Est-c’ que v’ n’avez pas tout comme eux ... un ... un trou sous l’nez? T’entends pas, Desroche? T’entends pas c’ qu’i’ jaspinent, ma fille? I’ paraît qu’i’ n’y aurait qu’ ces messieurs ... Qu’en dis-tu, hein? Si c’est pas s’ moquer du peuple! Oh! qué bedon qu’ t’as tout d’ même, ma pauv’ tiote, qué ventrée! Oh! là là! L’ cochon qui t’a fait ça ... Oh! vrai! vrai!»
Tout en maugréant et clabaudant de la sorte, la Birotte, le petit Birot et la Desroche étaient parvenus à gravir les premières marches de l’escalier et avaient disparu.
Séverin Veyssières, à qui les gamins et les badauds barraient le passage, s’était arrêté à quelques pas de la voûte, devant la boutique d’un petit horloger, qui, debout sur le pas de sa porte, discourait avec véhémence, levant à tout instant les bras au ciel, grondait, objurguait et s’indignait.
«Si ce n’est pas une honte! Trois, quatre fois par semaine, voilà le spectacle que nous avons! Une femme, une mère de famille, qui ne fait que s’enivrer! Si elle était la seule encore! Aujourd’hui c’est avec Mme Desroche, cette malheureuse ...
—Faut bien qu’elle se console, m’sieu Jean-Louis! objecta en ricanant la marchande fruitière, sa voisine de gauche.
—Vous appelez ça se consoler, madame Paquin? Mais, raison de plus, puisqu’elle est enceinte ... Ah! c’est du propre! Dans sa position! Une femme qui n’a pas vingt ans ... car elle n’a pas vingt ans, cette petite dame Desroche! Et ça boit, ça boit! Je vous demande un peu à quoi pensent nos députés, tous nos représentants! Oui, à quoi pensent-ils? Au lieu de se chamailler entre eux, de perdre leur temps à un tas d’âneries, est-ce qu’ils ne feraient pas mieux de veiller à la salubrité et la santé publiques, d’empêcher tout ce criminel dévergondage, commencer par s’opposer à cet envahissement des marchands de vin? On ne voit que ça à toutes les portes, des mastroquets! Partout! Partout! Et qui est obligé ensuite de soigner tous ces ivrognes et ces alcooliques? Qui paye leurs frais d’hôpital? C’est nous, bonnes bêtes, nous tous, contribuables. N’y a-t-il pas là une aberration? Et voici les femmes qui s’en mêlent à présent! Ah! là là là là!»
C’était à Séverin Veyssières que le petit horloger semblait s’adresser de préférence: d’après sa physionomie distinguée et sa mise élégante, il le jugeait sans doute plus capable de le comprendre, d’entrer dans ses vues, et il avait fait choix de cet auditeur parmi la foule des assistants.
Veyssières connaissait du reste de réputation le père Jean-Louis: Katia lui avait, à diverses reprises, parlé de ce loquace maniaque, de ses tirades politiques, économiques et sociales, du double dada qu’il enfourchait sans cesse: «Trop de députés! Trop de mastroquets!» et il n’était pas fâché d’ouïr et contempler le monstre lui-même.
Celui-ci clabaudait de plus belle:
«On ne me fera jamais croire qu’il y a égalité entre l’homme et la femme devant la boisson, pas plus que devant l’amour! Je raisonne pratiquement, moi, monsieur; je ne vois que les résultats. Il n’y a que cela de vrai et de probant. Un garçon peut faire toutes les farces possibles et imaginables sans risquer de rentrer au logis avec quatre oreilles, tandis qu’une fillette ... Elle peut même en rapporter six. De son côté, un ivrogne ne cause de dommage qu’à lui, à sa santé et à sa bourse; mais une ivrognesse, qui a des mioches à la mamelle, ou qui est enceinte ... Ah monsieur! Non, ce n’est pas kif-kif! Les femmes, ça devrait être sacré, voyez-vous! Celles qui ne savent pas se respecter, qui se boissonnent et se roulent dans la boue, comme cette Birotte, eh bien, il faudrait les en empêcher de force, monsieur! Oui, de force! C’est très beau, vos idées de liberté; mais quand une femme a un enfant dans le ventre et que vous la laissez se galvauder comme ça, s’emplir d’alcool ...
—Eh bin quoi? Le môme nage là-dedans! interjeta un loustic. Ça le conserve comme dans un bocal ... comme un chinois à l’esprit-de-vin!»
L’orateur ne daigna pas relever la plaisanterie.
«Ah! si j’étais le gouvernement! Voyez-vous, monsieur, continua-t-il en se rapprochant de Veyssières, qui, décidément, acquérait de plus en plus son estime et sa sympathie,—ils sont trop, à la Chambre, bien trop! Comment voulez-vous que cinq cent quatre-vingts et plus, autant dire six cents députés, puissent s’entendre, délibérer posément, convenablement, faire de bonne besogne? Pas possible, monsieur! Ça ne fait que du boucan!
—C’est un peu vrai, acquiesça Veyssières en souriant, par politesse.
—Ce n’est que trop vrai, monsieur, que bien trop vrai! Six cents députés! Quelle discipline peut il y avoir?... Avez-vous remarqué que les affaires ne marchent, que nous ne sommes un peu tranquilles, que quand ces messieurs du Parlement sont absents, sont en vacances?
—Eh! eh!
—Dès qu’ils plient bagage, qu’ils clôturent ce qu’on nomme leurs sessions, tout chacun, d’un bout du pays à l’autre, fait «Ouf!», tout le monde soupire: «Ah! enfin! enfin! quel débarras!»
—Oh! oh!
—C’est comme un cri du cœur ... Il semble que nous ayons un fardeau de moins à traîner. Il y a deux choses, voyez-vous, monsieur, deux choses qu’il faudrait restreindre, diminuer à tout prix, je ne cesse de le répéter: c’est le nombre de nos représentants et le nombre des marchands de vin. Mais voilà! Ça se tient. Ce sont les marchands de vin qui font les élections, qui sont tout; ce sont les rois de l’époque ... avec les députés. Je me suis laissé dire par un de mes clients, qui est un homme instruit, monsieur, un professeur de l’Université, que notre siècle serait appelé «le siècle des mastroquets». Autrefois, il n’y a pas trente ans, on ne voyait pas de femme aller prendre son absinthe ou siroter son petit verre devant le comptoir; maintenant, des moutards, des polissons ... Tenez, justement, voilà la petite Birotte ...»
Le père Jean-Louis fut interrompu en cet endroit par ladite fruitière, Mme Paquin, qui interpellait une gamine d’une douzaine d’années, sordidement vêtue, la jupe en lambeaux, des savates aux pieds, les cheveux en désordre, le teint jaunâtre, hâve et maladif, l’œil vicieux, hardi, insolent et sournois.
«Dis donc, Tavie! Tu aurais dû te dépêcher! Tu aurais aidé ta mère à remonter.
—Elle était encore mûre?
—Un peu, mon neveu!
—Ah! la poison! Alors j’ rentre pas ... Pas d’ presse!
—Où vas-tu encore aller traîner?
—Si on vous l’ demande, m’ame Paquin, qué qu’ vous répondrez?
—Que tu es une malhonnête.
—Zut!»
Et, tapant de la main droite sur sa cuisse, Mlle Octavie Birot tailla ce qu’on appelle une basane à l’indiscrète fruitière et lui tourna les talons.
«Croyez-vous, hein? Si ce n’est pas malheureux, des morveuses comme ça!» s’écria Mme Paquin.
Pendant ce temps le père Jean-Louis initiait Veyssières aux œuvres pies, gentillesses et prouesses de Mlle Octavie, vulgo Tavie.
«Si j’étais assez abandonné de Dieu et des hommes pour avoir une enfant pareille, monsieur, je la tuerais de mes propres mains, plutôt que de la laisser ... Vous n’avez pas idée! C’est tous les vices réunis, une horreur, que cette gamine! Elle est du reste à bonne école avec sa mère! Ça se pocharde ensemble ...
—Déjà?
—Déjà! Oui, monsieur, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Et si ce n’était que ça! Tenez, nous avions là-haut, au second, à cette fenêtre du coin, un employé de l’hôtel de ville, un monsieur fort bien. Il était veuf, très tranquille, très rangé ... Jamais la moindre histoire sur son compte, jamais rien! Eh bien, cette mâtine-là l’a fait condamner à cinq ans de réclusion! Vous devinez pourquoi?
—Mais si la moralité de cette enfant est aussi suspecte que vous le dites, comment les juges n’ont-ils pas tenu compte ...
—On ne savait pas! Ce n’est qu’après qu’on a découvert ... Qui aurait pu supposer qu’une gosseline de dix ans, car elle n’avait que ça, était déjà aussi pervertie? Ce n’est qu’après qu’on s’est aperçu de ses tours. Trois mois auparavant elle avait débauché deux galopins du quartier, deux frères, dont les parents ont déménagé ... La concierge l’a surprise il y a quinze jours dans la cave avec son petit garçon, un moutard qui n’a pas encore fait sa première communion; elle a administré à mamzelle Tavie une raclée numéro un, et n’a pas eu besoin pour cela de lui retrousser les jupes ... Ah! nous vivons à une drôle d’époque, monsieur! On ne veut plus faire d’enfants, et ceux qu’on fabrique encore par hasard, c’est de la fichue graine!
—Tous ne ressemblent pas à cette fillette.
—Il y en a comme elle plus qu’on ne croit. Je pourrais vous en dire long, allez, sur les mœurs des nouvelles couches: j’ai une nièce, qui est institutrice dans les écoles communales, et qui me raconte souvent ce qui se passe autour d’elle ... Ah monsieur! On n’a jamais vu telle corruption!
—Ce qui peut vous rassurer, répliqua Veyssières, c’est qu’on a dit cela de tout temps; c’est que, depuis que le monde est monde, on n’a cessé de pousser ce même cri d’alarme. Chaque siècle a toujours eu la fatuité de se croire plus corrompu que son prédécesseur. De ce train-là, nous serions devenus tellement vicieux, tellement abjects et pourris à présent, que ...
—Nous le sommes, monsieur, c’est bien cela! repartit triomphalement le père Jean-Louis. Nous sommes tombés au dernier degré ... C’est l’alcoolisme, monsieur, qui est cause de tout, l’alcoolisme et les politiciens, deux fléaux! Vous avez beau dire que, de tout temps ... Non, monsieur, mille excuses! Jadis on ne buvait pas d’alcool!
—Mais, permettez, riposta Veyssières,—qui, semblable au picador devant le taureau, s’amusait à aiguillonner ce brave homme, déjà de nature si exalté et de lui-même si languard,—permettez! L’alcool a du bon. Seuls les peuples qui en consomment, et beaucoup, sont des peuples forts.
—Comment, monsieur!...
—Voyez les Anglais, les Allemands, les Américains! Les races sobres, au contraire, sont des races débiles et déchues, des races finies. Les Turcs vous le prouvent, les Espagnols aussi.
—Mais alors ...
—Cela renverse tous vos principes? Vous avez, je m’en aperçois, besoin de réfléchir ...
—Je vous avoue, en effet ...
—Eh bien, à une autre fois, monsieur: nous en recauserons. J’ai bien l’honneur ...
—Monsieur, au plaisir ...»
Veyssières ayant tiré sa révérence à cet interlocuteur, qu’il laissait tout désorienté et ahuri, reprit son chemin et gravit l’escalier qui conduisait chez Katia Mordasz.
La porte s’entr’ouvrit au tintement de la sonnette, et la fine tête de la vierge nihiliste apparut dans l’embrasure.
«Ah! c’est vous, Séverin? Entrez donc, mon ami, dit-elle en s’effaçant devant son visiteur. Je finis de m’habiller: vous m’excuserez ...
—Comment donc! Mais cela ne m’effraye pas!
—Ni moi, repartit Katia en riant: je suis si peu femme!
—Tout le contraire d’une coquette,—et je le déplore!
—Pas de quoi! Il y en a bien assez, il y en aura toujours de trop, de ces poupées ... Une triste engeance!»
Alors âgée de trente-deux ans, Katia Mordasz ressemblait moins à une femme qu’à un gracieux éphèbe, dont les joues et le menton n’ont pas encore revêtu leur premier duvet. Les hanches saillaient à peine; la poitrine n’accusait aucun relief. Les cheveux, châtain clair, presque blonds, étaient coupés courts et divisés par une raie sur le côté,—tout à fait comme un garçon. Le nez fin et droit, très légèrement relevé à son extrémité, décelait la hardiesse et une invincible ténacité; la bouche était petite, délicatement dessinée; les lèvres minces, comme tracées au pinceau: autre symbole, assure-t-on, d’une grande énergie de caractère; l’œil bleu, ombragé de longs cils d’or, resplendissait de candeur et de générosité, d’insouciance et de témérité. Il y avait dans l’ensemble de cette physionomie, et principalement dans l’acuité et la sereine effronterie du regard, aussi bien que dans l’éblouissant éclat du teint,—un teint rappelant cette neige rose qu’on voit briller aux plus hauts sommets des montagnes,—je ne sais quoi d’anormal et d’exotique: à première vue, on reconnaissait la femme du Nord; on devinait une Polonaise, une Russe ou une Suédoise.
Outre ce teint merveilleux, Katia possédait une main d’une incomparable perfection, une main toute menue, toute mignonne, à la fois fine et potelée, vraie menotte d’enfant, qui faisait l’admiration de Veyssières, et n’était certainement pas étrangère au plaisir qu’il goûtait près de la jeune Slave, à l’attrait que Katia exerçait sur lui. Il était encore, comme tous ces pauvres hommes, si accessible aux charnelles considérations, si attaché à la vile matière!
Sans paraître en rien troublée par la présence de ce mâle qui reluquait malignement ses épaules et ses bras, Katia Mordasz terminait sa toilette, et, tout en endossant une jaquette d’intérieur, une vraie jaquette d’homme, elle continuait de déblatérer contre la vanité et la futilité féminines et maints préjugés et mensonges des peuples dits civilisés.
«Ce qu’on appelle la pudeur, par exemple, qu’est-ce que c’est? N’est-ce pas là un mot tout à fait vide de sens?
—Mais non, je vous demande pardon, répliqua Veyssières. La pudeur a sa raison d’être ...
—Allons donc!
—Elle a son charme, elle a ses agréments. Ce n’est pas si sot d’avoir inventé cette réserve et ces précautions. Nous avons, comme l’a si ingénieusement constaté le grand poète Sully Prudhomme, le mérite et le plaisir d’être:
Le seul des animaux qui se soit fait des voiles Pour jouir de la nudité.
Nous n’en jouirions plus sans cela; nous ne l’apprécierions plus, n’y prêterions plus attention.
—Et où serait le mal? Cela n’en vaudrait-il pas mieux mille fois? Comment! c’est uniquement pour tenir les sens en éveil, attiser la lubricité, comme aphrodisiaque, que vous estimez que la pudeur a été inventée? Les âmes vraiment chastes, vraiment nobles et fortes, n’ont que du mépris pour de pareils expédients. Elles n’éprouvent de même que du dégoût pour ces misérables créatures, qui, précisément afin de provoquer des désirs, de faire, selon votre locution et celle du poète, jouir de leur nudité, exhibent leurs épaules et étalent leurs mamelles. Fi donc!
—Mais non! Mais non! Ce n’est pas si dégoûtant! repartit Veyssières. Il y en a, et je suis du nombre, à qui ne répugnent nullement ces exhibitions et étalages, au contraire!
—Toujours l’instinct de la bête! Jamais rien d’élevé ...
—Est-ce que nous ne sommes pas doués des mêmes besoins que les animaux, des mêmes appétits, astreints aux mêmes nécessités?
—Et l’intelligence, et la raison, qu’en faites-vous?
—La raison et l’intelligence me servent justement, chère amie, à étendre et perfectionner ces besoins, à varier, émoustiller et raviver ces appétits, à savourer en un mot, par tous mes sens, tous les plaisirs de la vie.
—Tous les plaisirs! Je n’en connais que deux pour mon compte, riposta Katia: comprendre et se dévouer.
—Il y en a d’autres. Ne soyez donc pas si exclusive!
—Rien au-dessus du dévoûment, mon ami. Ce n’est qu’en s’appliquant à faire le bonheur des autres qu’on réussit à faire le sien.
—D’accord, mais ...
—C’est cela seul qui peut relever l’existence, l’ennoblir, l’épurer, rendre la vie digne d’être vécue.
—Moi, je cherche aussi à l’égayer, répliqua l’épicurien et salomonien Veyssières, et, je vous l’avoue, c’est de la reconnaissance, une réelle et très sincère reconnaissance que j’éprouve pour tous ceux qui m’amusent, pour toutes celles qui essayent de me réjouir la vue, entre autres, pour toutes ces avenantes et obligeantes dames ou demoiselles, que vous qualifiiez si sévèrement tout à l’heure de misérables créatures, qui veulent bien m’initier aux charmes de leur buste, m’en laisser admirer la blancheur, l’éclat, le modelé ...
—Voyons, un peu moins d’animalité! Haut les cœurs! Soyez donc un homme!
—Justement! C’est parce que je suis un homme, chère amie, que j’éprouve ces charnelles sensations. Le décolletage ne me déplaît nullement, et je ne me plains jamais de ses libéralités; je ne le taxe jamais d’excessif, d’outré, encore moins d’outrageux et de scandaleux, pourvu toutefois—ah! voilà le hic!—que ce qu’on me montre soit digne d’être montré, que la complaisante et généreuse personne soit suffisamment jeune, bien faite, bien en chair, tout à point ...
—Comme s’il s’agissait d’une perdrix ou d’une caille que vous allez découper?
—C’est cela.
—Vous parlez des femmes absolument comme d’un animal qu’on apprécie selon sa carnation et sa vigueur.
—Oui. Je les apprécie à mon point de vue d’homme, de mâle. Car, c’est surtout physiquement, notez-le bien, que le mâle aime sa femelle.
—Physiquement?
—Eh oui! Et voilà pourquoi les minauderies et agaceries de la femelle, la coquetterie féminine, ne me choque pas. C’est le rôle de la femme ...
—De feindre et de mentir? interrompit Katia. La coquetterie, elle m’est odieuse, à moi; elle m’horripile, m’écœure. Je l’exècre et l’abomine, comme j’abomine toute imposture et tout mensonge.
—Il y en a de permis, insinua Veyssières.
—Les femmes! On les dirait nées tout exprès et exclusivement pour mentir! Leurs cachotteries, leur hypocrisie, leurs faussetés continuelles, qui sont, comme leurs bracelets et leurs boucles d’oreille, des vestiges et indices de leur longue servitude, me répugnent et me révoltent. Ah! comme je me sens peu de leur sexe! Voyez-les toutes s’efforçant de dissimuler leur âge, mentant toujours et toujours sur ce chapitre; toutes, toutes, à tout prix, s’ingéniant à demeurer jeunes, à le paraître ...
—Preuve que la jeunesse et la beauté, c’est tout pour elles! Elles ne s’y trompent pas!
—Et leurs maquillages, poursuivit Katia, leurs fards, leurs cold-creams, leurs teintures, tous leurs onguents et engins? Toujours tromper! Toujours mentir!
—Baste! Ça ne fait de mal à personne.
—Qu’à elles-mêmes, à leur caractère, à leur dignité! Comment! Vous ne trouvez pas hideuses, abjectes, ces vieilles bringues toutes ridées, déplumées et décaties, bonnes à mettre en terre, qui s’acharnent à faire les jouvencelles, se barbouillent de rouge et de blanc, se peinturlurent, s’émaillent, se plâtrent, se truquent des pieds à la tête, osent se décolleter? Horreur! Horreur!
—Si. Il ne nous arrive pas fréquemment d’être d’accord, mais cette fois ...
—Les hommes, qui ont, d’après vous, des appétits si sensuels et tant d’attraits pour la plastique, les hommes, qui se sont réservé le monopole de la fabrication des lois, devraient bien en faire une pour contraindre toutes ces guenons hors d’âge, ces squelettes vivants, ces momies, à ne porter que des robes montantes!
—C’est ce que demandait dernièrement encore, dans une de ses chroniques, notre ami Chantolle.
—J’ai lu l’article.
—Voyez, comme nous nous entendons, comme nous marchons d’accord!
—Oh! pardon! Ne confondons pas! En interdisant le décolletage aux femmes surannées et décrépites, cela ne signifie pas que je l’encouragerais ni l’autoriserais même chez les jeunes, non! Car enfin où s’arrêtera cette manie de montrer sa peau? Il n’y a pas de raison pour que les femmes, après s’être décolletées par en haut, ne se décollettent par en bas. Pourquoi plutôt ici que là?
—C’est-à-dire, si je saisis bien, le décuissage après le décolletage? Mais je n’y vois, pour ma part, aucune difficulté ...
—Naturellement!
—Au contraire. Bien entendu, sous la réserve posée tout à l’heure, que la personne sera jeune, en beauté ...
—Vous, si l’on vous laissait faire! Vous tournez tout en plaisanterie et en dérision, Séverin! N’empêche qu’il n’y a pas plus de motifs pour exhiber un bras ou une poitrine qu’un mollet ou une cuisse!
—C’est certain, et il y aurait même bien moins d’inconvénients, bien moins de dangers, chère amie. En montrant sa cuisse, on ne montre aucun attribut du sexe, comme l’alléguait tout récemment et fort sensément mistress ... cette étonnante Américaine, fondatrice de la Ligue contre le décolletage. De là à proposer le décuissage, pour varier un peu ... En ce qui me concerne, je ne m’y oppose nullement, encore une fois. Ne vous gênez pas, mesdames!
—O Séverin! Tout ce qui peut rabaisser la femme ...
—Mais ce n’est pas moi qui lui ai appris à se décolleter, tonnerre de Brest! ce n’est pas moi qui la rabaisse, Katia! Soyons sévères, mais justes. Vous me faites songer à ce Chinois, tenez, qui, envoyé en France en mission et invité à une soirée dansante, refusait d’entrer dans le salon. A la vue de toutes ces dames en grand tralala, épaules et gorges à l’air, il avait cru à une mystification; l’idée qu’on l’avait introduit dans un mauvais lieu, un bateau de fleurs, s’était soudain ancrée dans son esprit, et il s’excusait: «Non, je n’y tiens pas ... Non, merci bien ... Pas ce soir.»
—La même idée pourrait venir à tout honnête homme. Voilà pourquoi il faut rappeler les femmes, si longtemps déchues, perverties et avilies par vous, messieurs, les rappeler à la raison, à la décence, au respect d’elles-mêmes. Oui, respectez la dignité de l’être humain! Ne dévoilez pas son corps, n’étalez pas sa chair comme de la viande de boucherie ...
—Vous me disiez au début que la pudeur n’est qu’un préjugé, un vain mot; que l’aspect d’une gorge ou d’une jambe ne doit choquer en rien ...
—A condition qu’elles ne seront pas découvertes tout exprès pour allumer des désirs! Oh! je ne me contredis nullement, et vous vous rendez très bien compte de mon raisonnement!
—Mais cette gorge ou cette jambe en allumeront toujours, des désirs, et malgré vous, heureusement!
—Chez des êtres aussi prosaïques et aussi vicieux que vous, oui!
—Nous le sommes tous, prosaïques et vicieux, en pareille occurrence. Il suffit que cette gorge soit blanche, ferme et rondelette, appétissante ...
—Appétissante! Nous y voilà! Toujours des appétits! Toujours la sensation physique, jamais le sentiment! Toujours la femme considérée au point de vue animal ...
—Comme la gentille petite caille bien dodue, bien ...
—Ah! Séverin! Vous êtes incorrigible!
—Je l’espère!»
Tout en discourant et disputant de la sorte, Katia Mordasz avait apprêté deux tasses, et versé l’eau bouillante dans la théière.
«Le thé, c’est ma passion, vous savez ... Ah! moi aussi, ajouta-t-elle avec un sourire, j’ai les pieds rivés au sol, je suis la proie des grossiers appétits! Encore un, tenez, un autre impérieux besoin!»
Et elle présenta à Veyssières un paquet de blondes cigarettes, où elle puisa à son tour.
Un petit balcon, protégé par un store de toile bise à rayures rouges, s’ouvrait devant la fenêtre de cette chambre. Ils allèrent s’y asseoir, après que Katia eut placé tasses et théière sur un guéridon, à portée de leurs mains.
Ils s’entretinrent alors du travail d’histoire et de traduction auquel s’adonnait Veyssières et dont il avait apporté plusieurs fragments. Il remit ces feuillets à Katia, qui commença à les lire aussitôt avec soin, lentement, s’interrompant de temps à autre pour questionner l’auteur, lui soumettre une objection, ou provoquer telle ou telle correction.
Tous deux continuaient de fumer, piochant tour à tour dans le paquet de cigarettes. Durant les intervalles de silence que lui laissait Mlle Mordasz, Veyssières promenait son regard sur l’épaisse masse de verdure étendue devant lui, sans cesse agitée, ondulant et miroitant, sous les rayons du soleil, comme une mer aux flots d’émeraude, et que dominait à droite, tout près, le large dôme d’or des Invalides.
De chaque côté, à peu de distance, deux corps de bâtiments faisaient hache sur ce jardin, et permettaient d’apercevoir—la plupart des fenêtres étant ouvertes par cette tiède et printanière soirée—de nombreux locataires échelonnés aux divers étages.
A la longue, Veyssières était arrivé à les connaître presque tous et à les désigner par les sobriquets que Katia, ignorant leurs noms, avait dû leur attribuer, pour parler d’eux et les distinguer.
A droite, au-dessus l’un de l’autre, habitaient deux jeunes ménages d’employés et employées, des ménages nouveau modèle, où la femme travaillant au dehors, comme le mari, et n’ayant plus le loisir ni le goût ni le talent de faire la cuisine, on mange dans les gargotes, ou, s’il vous vient fantaisie par-ci par-là de prendre un repas à domicile, c’est chez le charcutier ou le rôtisseur qu’on va le chercher, qu’on l’achète tout préparé. Le dimanche, jour de campos, les deux couples, qui semblaient très liés et faisaient très probablement partie, hommes et femmes, du même bureau ou du même magasin, enfourchaient dès l’aube leurs bicyclettes et s’en allaient, à peu près par tous les temps, pédaler de conserve et à qui mieux mieux. Souvent même, l’été, ils effectuaient ces promenades matinales dans la semaine, avant de se rendre à leur travail. D’enfants, ni l’un ni l’autre de ces ménages n’en avait, quoique les deux femmes, l’une blonde et l’autre brune, fussent à tour de rôle et en dépit de leur taille plate, de leur absence de hanches et de leur allure masculine, comme si elles s’étaient donné le mot, perpétuellement enceintes. A peine, selon la remarque de Katia, un de ces petits ventres se dégonflait-il, qu’aussitôt l’autre s’arrondissait et bombait.
«Et jamais de bébés! Que deviennent-ils? Qu’en font-elles? Mystère!»
Aussi avait-elle surnommé ces deux couples, qui comprenaient si bien la vie et savaient l’épargner à tant d’innocents, «les Mort aux Gosses».
Au-dessous de ces bicyclistes-bureaucrates, c’est-à-dire au premier étage de ce même corps de logis, on apercevait souvent une fillette de huit à neuf ans, pâlotte, maigre, chétive, souffreteuse, que Katia avait baptisée «la Petite Sans Cœur».
Oui, sans cœur, cette gamine, qui avait eu l’impudence et la cruauté de venir au monde sans y être conviée, et qui gênait tant sa maman.
Celle-ci, une grande femme brune, d’une trentaine d’années, au profil régulier et nettement accusé, à la physionomie sèche, impérieuse et dure, passait dans la maison pour ne pas détester les liquides et particulièrement l’absinthe. Presque chaque soir elle sortait, affublée de robes voyantes et froufroutantes, de chapeaux tout fleuris ou empanachés, et restait parfois absente deux ou trois jours de suite. Ou bien elle ramenait avec elle quelque compagnon, qui n’était jamais le même et qui ne s’attardait jamais longtemps dans ce logis de rencontre.
Ah! comme elle en était excédée, de ce petit rejeton, de ce petit crampon! Comme elle aurait voulu le voir au diable! Quelles torgnoles elle lui administrait! Quelles vigoureuses paires de claques!
«Ah! mâtine! Si tu pouvais crever!»
«Quitte plus tard, dans quelques années, comme le disait un jour Katia à Veyssières, à trafiquer d’elle et vivre de son inconduite. Patiente donc un peu, imbécile! Ne va pas détériorer ton gagne-pain à venir, estropier ta petite vache à lait, écloper ta future cocotte aux œufs d’or! Notez bien, mon ami, qu’on s’est déjà plaint au commissaire de police des violences que cette femme prodigue à sa fille. «Il faut bien que je la corrige, a-t-elle répondu. Elle est vicieuse jusqu’aux moelles, cette enfant!» Et vous trouvez qu’il n’eût pas été préférable pour cette pauvrette de rester où elle était? Ah! combien mes «Mort aux Gosses» ont raison, allez!»
De l’autre côté de la maison, à gauche des fenêtres de Katia Mordasz, dans l’étroit bâtiment en saillie sur le jardin, se trouvaient «les Préhistoriques»: c’est le nom que Katia donnait à deux ménages de petites gens, dont elle apercevait très distinctement, de son balcon, l’intérieur et les allées et venues.
Le premier ne se composait que du mari et de la femme, tous deux septuagénaires et courbés par l’âge; elle, menue, comprimée, ratatinée et comme desséchée, le visage au ton d’ivoire et zébré de rides, le menton en galoche, invariablement coiffée toutes les après-midi d’un large bonnet tuyauté, de blancheur irréprochable, qui encadrait très gracieusement sa fine petite tête;—lui, chauve, toujours correctement rasé, le teint couleur brique, les yeux abrités derrière des lunettes d’acier, marchant avec lenteur et peine, par suite de rhumatismes sans doute, et restant volontiers enfoui dans son fauteuil, un journal à la main, vis-à-vis de sa compagne. Durant des heures entières, il lui faisait la lecture, tandis que, chaussant, elle aussi, d’antiques besicles, elle ravaudait quelque loque ou manœuvrait les aiguilles d’un tricot. Parfois, les soirs d’été, ils sortaient, s’en allaient bras dessus bras dessous ... Oh! pas bien loin! jusqu’au square que borde le boulevard des Invalides; puis, ils s’en revenaient de même, cahin-caha et clopin-clopant.
Si accablés qu’ils fussent sous le poids des ans, si débiles, frêles ou malingres, ils avaient conservé, dans l’expression de leur physionomie, quelque chose de vivace, d’aimable et de gai. Leurs petits yeux pétillaient de malice par instants, leurs visages s’éclairaient d’un bon sourire, calme, placide et serein: ils se racontaient sans doute une aventure de leur jeunesse, se remémoraient l’un à l’autre telle joyeuse circonstance ... Ah! ils n’avaient pas l’air, ceux-là, de s’être jamais demandé si c’est l’homme qui est supérieur à la femme, ou bien, au contraire, si c’est la femme qui l’emporte. Non; ils s’étaient unis par amour, cela se devinait, et ils avaient passé leur vie à s’aimer, tout bonnement et tout bêtement, à s’entr’aider et se fortifier, tout uniment et simplement, pour supporter le mieux possible les chagrins de l’existence, et en savourer aussi de leur mieux les trop rares beaux jours.
«C’est Philémon et Baucis, disait d’eux Katia Mordasz. On n’en fait plus comme ça!
—Non, on n’en fait plus, et on n’en fera plus, répliquait Veyssières. La race en est éteinte!
—Ce sera autre chose!
—Qui ne vaudra pas cela!»
L’autre couple des «Préhistoriques», qui occupait le dernier étage de cette aile de bâtiment, avait été baptisé «la mère Gigogne», ou, par abréviation, «les Gigogne». Les marmots y abondaient, y grouillaient; la femme, une solide boulotte, encore fraîche et accorte, était toujours en train d’en allaiter quelqu’un ou d’en préparer et façonner un nouveau. Le mari, ouvrier menuisier chez un entrepreneur du voisinage, s’en allait à sa besogne dès la pointe du jour, revenait à midi pour manger la soupe, puis repartait aussitôt après et ne réintégrait le logis qu’à la nuit tombante. Tout comme une autre, sa compagne aurait pu se débarrasser de ses poupons, en les expédiant en nourrice et ad patres, et se caser dans un atelier, un magasin ou un bureau quelconque: elle avait préféré garder près d’elle tout son petit monde et se consacrer à lui. Le logement n’était cependant pas des plus vastes, loin de là: il ne se composait que de deux pièces et une cuisine: on y semblait à l’aise pourtant et très heureux.
«Tant que je posséderai le plein usage de mes membres, je ne permettrai jamais à ma femme d’aller travailler dehors! Je ne veux pas de cela! Sa place est ici, près de ses gosses,» déclarait un soir à un de ses amis l’époux de cette mère Gigogne, le père de toute cette smalah.
Et il parlait d’un ton si accentué, si décidé et vibrant, que ces paroles allèrent retentir aux oreilles de Katia et de Veyssières, assis l’un près de l’autre sur le balcon.
«Je ne veux pas! Je ne permettrai jamais! Vous entendez de quelle façon s’expriment ces maris? se récria Katia. Toujours ils prétendent commander, être les maîtres!
—Certains vont même jusqu’à cogner sur leurs chères moitiés, quand celles-ci font mine de regimber.
—C’est odieux! Ah! c’est moi qui riposterais!
—Votre amie Elvire Potarlot s’en garde bien, elle; loin de lui déplaire, les horions et raclées font partie de son programme de tendresse; c’est pour elle l’assaisonnement indispensable ...
—Taisez-vous donc!
—C’est ce qu’on raconte, ce qu’on affirme partout. Ne faites pas l’ignorante: je ne vous apprends rien de nouveau.
—Elvire est la générosité, l’abnégation et l’exaltation en personne. N’est pas exalté qui veut, mon cher! Ainsi, vous ...
—Ainsi, moi, je ne le suis pas du tout, et suis incapable de le devenir, oui, hélas! C’est là une de mes nombreuses infériorités. En revanche, je ne proclamerai jamais, comme Mmes Potarlot ou d’Héricourt, dans leur monomanie d’équivalence des sexes ou d’égalité à tout prix, que la femme n’aura bientôt plus besoin de l’homme pour être fécondée, qu’elle possédera prochainement tous les attributs physiques de la virilité, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus de femmes sur terre, ce que je regretterai pour mon compte infiniment.
—Elvire a là-dessus des idées peut-être un peu ...
—Biscornues?
—Mais c’est une femme de cœur, de grand cœur!
—Je n’en ai jamais douté. Mais cela ne l’empêche pas d’aimer les coups, cela, et je vous assure qu’elle est servie à souhait, on ne peut mieux tombée, avec le brutal et ignoble protecteur qu’elle s’est donné, l’illustrissime Bellerose, Émilien Bellerose. Vous savez le mot qu’on lui attribue, à ce citoyen? «Les femmes sont comme les côtelettes: plus on tape dessus, plus elles deviennent tendres.» Ce qu’Elvire Potarlot doit être affectueuse ... et mollasse!
—Méchant!
—Est-ce que les sévices et corrections, chez vous-même, dans votre sainte Russie ...
—Permettez! Je ne suis pas Russe, mais Polonaise.
—Comme Lodoïska?
—Si vous voulez; mais, moi, cosmopolite, moi, errante et sans patrie, je me réclame de mon pays d’origine; j’y tiens, je l’aime, justement et peut-être uniquement parce qu’il est opprimé, parce qu’il est dépossédé, dépecé et malheureux. Je serai toujours, tant que je conserverai un souffle de vie, toujours, vous le savez bien, Séverin, pour le faible contre le fort, pour le pauvre contre le riche, pour la victime contre le bourreau, pour le spolié et l’immolé contre le voleur et l’assassin,—pour la Lorraine et l’Alsace contre l’Allemagne, pour l’Irlande contre l’Angleterre, pour la Pologne, l’infortunée Pologne, toute morcelée, déchirée et saignante, contre la toute-puissante et très sainte Russie, votre auguste alliée, mon bon ami. Si les hommes ne se prosternent que devant la force brutale et devant le succès, le succès bête, inique, ignoble et infâme; s’il vous convient, à vous, prétendu sexe fort, de donner l’exemple de la faiblesse et de la bassesse, de la servilité et de la lâcheté, c’est aux femmes, aux faibles femmes, et principalement à celles que vous appelez des folles, comme Elvire Potarlot et comme moi, de protester bien haut, et de vous huer par-dessus le marché. Ah! il est beau, ah! il est propre, votre gouvernement, messeigneurs! Je comprends que vous en soyez fiers, et que vous le prôniez et le défendiez! Maintenant reprenons. Vous me disiez, ou vous alliez me dire, qu’en Russie, les femmes du peuple et les paysannes surtout jugent de l’amour de leurs maris par le nombre et la vigueur des gourmades qu’ils leur distribuent?
—Il paraît, dit Veyssières. Il y a même chez chaque moujik, raconte-t-on, un fouet ou knout toujours provisionnellement suspendu au chevet du lit conjugal, à côté des saintes icônes.
—Et un proverbe russe affirme que «l’homme sage bat sa femme: seul, le monstre bat sa mère».
—Déjà—vous voyez combien l’usage est ancien?—Salomon nous avait avertis qu’«une bonne correction vaut mieux aux femmes qu’un collier de perles».
—Ah! votre Salomon! Vous le possédez sur le bout du doigt! Mais vous l’interprétez drôlement!
—C’est le truchement de la sagesse.
—Jolie sagesse! Ah! Séverin! Séverin!... Vous vous étonnez qu’en Russie et ailleurs, poursuivit Katia, la femme ne se rebiffe pas contre la violence, qu’elle la subisse même avec empressement, avec une sorte de fierté et de délice ... Mais, mon ami, réfléchissez donc que voilà des siècles et des siècles que l’homme s’ingénie à l’asservir et à l’abrutir, la femme; que forcément elle a dû perdre, elle a perdu, en maint endroit, la notion d’elle-même, de sa conscience et de sa dignité. Nous sommes là quelques-unes pour essayer de la lui redonner.
—Je préfère le rôle de votre voisine, de cette mère de famille, cette mère Gigogne ... Vous savez qu’on vient encore d’arrêter pour vagabondage les deux enfants, les deux petits jumeaux, de votre illustre confrère ou consœur Estelle de Bals?
—C’est très malheureux, mais que voulez-vous! Est-ce que le soldat qui fait le coup de feu à la frontière peut en même temps veiller sur son foyer?
—Voilà pourquoi le métier de soldat ne convient nullement aux femmes.
—Ou plutôt voilà pourquoi le rôle de mère ne convient pas aux femmes qui ont une cause à défendre et des combats à livrer.
—Le fait est, repartit Veyssières, que les enfants ne comptent pas beaucoup pour ces dames de l’Émancipation, et que les leurs tournent généralement de travers, comme les enfants mal élevés, peu soignés et abandonnés à eux-mêmes. La fille de Mme Nina Magloire s’est conquis au Moulin-Rouge l’élégant surnom de Georgette Patte à Ressort: c’est une de nos plus éminentes chorégraphes et cascadeuses. Mme Clotilde Lauxerrois n’a pas moins bien réussi dans sa couvée: ses deux filles ont toutes les deux pareillement déserté l’étroit sentier de la vertu. Mme d’Escars, dont l’héritière, sous le nom de Bath au Pieu, fait les délices ...
—Que voulez-vous prouver? Que Mme Magloire, Mme Lauxerrois, Mme d’Escars, aussi bien qu’Estelle de Bals, auraient plus sagement agi en s’abstenant de procréer? Je le reconnais: cela ne souffre aucun doute. Tant que la société ne sera pas autre, plus normalement aménagée, plus équitablement constituée, tant que le servage, le désordre et la misère seront le lot inéluctable et fatal du plus grand nombre, est-ce donc à accroître cette quantité de malheureux que nous devons nous complaire?
—La fin du monde alors?
—Sa transformation, mon ami, l’avènement de la justice: voilà ce que nous poursuivons. Et qu’importe que Mmes Magloire, Potarlot, Lauxerrois, de Bals, d’Escars, Bombardier ...
—Toute la fine fleur de l’Émancipation!
— ... aient mené ou mènent une vie agitée ...
—Pardon! Cela importe beaucoup à leurs maris et à leurs enfants.
—Précisément! Elles ne devraient avoir ni maris ni enfants. Toutes auraient dû rester libres.
—Comme vous?
—Comme moi.
—Tout le monde n’est pas ainsi que vous, Katia, à l’abri des tentations ...
—Laissez donc!
—On n’est pas de bois. Demandez un peu à Mme Angélique Bombardier ou à Mme Nina Magloire si ...
—Les défaillances du prêtre ne prouvent rien contre le dogme. L’apôtre peut être indigne, la doctrine n’en reste pas moins intacte et sublime.
—D’accord! Cependant si ces défaillances sont communes aux douze apôtres? Un bon cheval peut broncher, mais toute une ...
—Encore quelque gracieuseté!
—Avez-vous jamais compté, Katia, combien il y a de divorcées ou d’irrégulières dans votre camp?
—Jamais. Je jette un voile sur toutes ces faiblesses et ces tristesses, et je regarde plus loin et plus haut. Je sais que beaucoup, beaucoup d’entre elles ont souffert ...
—Et ont aussi beaucoup fait souffrir, rectifia Veyssières. Vous ne voyez jamais qu’elles: permettez-moi de considérer un peu leurs maris ou leurs amants et leurs enfants. A elles la palme pour mener mauvais ménage, jeter chez elles et autour d’elles le trouble et la honte, la désolation et le désespoir, galvauder leur progéniture ...
—Sursum corda, encore une fois! Nous sommes dans une époque de transition, une époque de conflits et de luttes ...
—On peut en dire autant de toutes les époques.
— ... Dans toute bataille, il y a des blessés et des morts. La victoire ne s’achète qu’à prix de sang. Il faut que des générations entières paient de leurs souffrances et de leurs deuils le bonheur des générations futures. C’est le cas de ces femmes, de ces généreuses combattantes, dont vous évoquez si volontiers les tares et les malheurs. Qui se souviendra de ces menus détails, de ces insignifiantes et imperceptibles taches, lors du triomphe final?
—En attendant, je plains de tout mon cœur ceux de mes contemporains qui se trouvent accrochés ou mariés à ces héroïnes! riposta Veyssières.
—Vous mériteriez d’en épouser une, tenez! Ce serait votre châtiment.
—Vous savez, le mariage et moi ... Je suis comme vous, Katia; je suis partisan résolu du célibat ... peut-être pas tout à fait pour les mêmes motifs: non, ce serait trop m’avancer ... Mais, puisque nous sommes, vous venez de le dire, dans une époque de transition, je crois qu’il vaut mieux s’abstenir, jusqu’à des temps meilleurs.
—Vous riez, vous vous moquez; mais vous avez beau faire, vous n’empêcherez pas cet avènement.
—Dieu m’en préserve! Et qui vous rend si sûre, chère amie, de l’éclosion de cet âge d’or?
—Ma foi dans la vérité et la justice. Nous sommes le progrès ...
—Euh! Euh!
— ... Et l’humanité ne rétrograde pas. Appelez-nous socialistes, communistes, anarchistes, nihilistes, peu importe! Nous appartenons tous et toutes à la même immense armée ...
—L’armée des mécontents et des envieux;—immense, en effet!
— ... Nous défendons tous la même sainte cause, la cause des pauvres et des faibles, des spoliés et des opprimés; et, que vous le vouliez ou non, mon bel ami, l’avenir est à nous!
—Ma belle amie, je crois qu’il y aura toujours des faibles et toujours des pauvres parmi nous.
—Jésus-Christ l’a dit avant vous. Eh bien, nous tâcherons que ces pauvres soient de moins en moins nombreux; nous prendrons en main leur défense; nous les protégerons contre l’égoïsme et la dureté des riches ...
—Et ne protégerez-vous pas un peu aussi les riches contre la jalousie et l’avidité des pauvres? Vous le devriez, en bonne justice!
—Les riches? Je ne sais rien de plus méprisable que l’argent, mon ami, si ce n’est ceux qui le possèdent.
—A la bonne heure! Vous avez une façon de pratiquer la défense de la propriété ...
—Je ne la défends pas du tout! Je ne la respecte pas le moins du monde! Vous me citiez l’Évangile tout à l’heure; je fais appel, moi, aux Pères de l’Église, et vous réponds du tac au tac, avec saint Jérôme, que «tout possesseur d’une grande fortune est un voleur ou l’héritier d’un voleur». Et ne m’objectez pas que saint Jérôme est mort il y a quinze cents ans, car il en est de notre temps comme du sien, bien pis encore.
—Vous n’y allez pas de main morte!
—Ne voyez-vous pas comme moi que l’organisation politique et sociale actuelle de l’humanité n’a pour base que la duplicité et l’iniquité, le droit du plus riche et du plus fort, du moins scrupuleux et du plus astucieux, du plus gredin? Malheur aux pauvres et aux faibles; malheur aux honnêtes, aux sincères et aux bons, c’est le cri de ralliement d’un bout de la terre à l’autre. J’ai beaucoup voyagé, souvent un peu malgré moi; mais ici comme là, partout, j’ai toujours remarqué que les dignités les plus élevées, comme les fortunes les plus considérables, sont possédées par les moins estimables, par les plus vils des citoyens. C’est pour moi un principe infaillible et ressortant de mon expérience propre: plus un homme est haut placé, plus il a commis de bassesses ou d’infamies; par suite, plus il a droit à notre mépris et à nos malédictions. Impossible de vaquer aux affaires publiques et de rester honnête homme, déclarait jadis le sage Socrate ...
—Pas encourageant!
— ... Et combien d’autres l’ont répété, combien plus encore l’ont prouvé! Prenez les plus illustres hommes d’État, les coryphées du monde politique, les César, les Charlemagne, les Richelieu, les Cromwell, les Pierre le Grand, les Napoléon, les Bismarck, mais ce sont les plus horribles bandits, les pires scélérats et les pires monstres que la terre ait portés! Tout succès, en thèse générale, et à peu d’exceptions près, tout succès est preuve de vilenies, preuve de quémanderies, de platitudes, de canailleries et turpitudes de toute sorte; car ce n’est qu’en mentant et en mendiant, en rusant, en rampant et s’aplatissant qu’on «arrive», qu’on parvient à la richesse, comme aux honneurs, comme au pouvoir, comme à la gloire. «Le succès! De combien d’infamies se compose un succès?» C’est le mot de votre grand Balzac. Avec de l’argent, vous achetez tout, tout, sans exception, mon ami, vous entendez bien?
L’argent, l’argent, c’est la seule puissance!
Avec de l’argent, tel pleutre se fait élire député, tel autre sénateur; avec de l’argent, tel inculpé de viol ou de meurtre obtient une ordonnance de non-lieu: vous ne trouverez jamais un pauvre dans les jurys de cour d’assises; on n’en veut pas, de pauvres; d’autre part, il n’y a pas de lois pour un homme qui possède des centaines et des centaines de mille livres de rente. Avec de l’argent, vous vous faites décerner toutes les décorations qui vous plaisent: vous vous souvenez de Cornélius Herz, et de tant et tant d’autres! Avec de l’argent, un auteur dramatique achète le parterre et la presse, un peintre ou un sculpteur se taille le succès qu’il veut ...
—Vous êtes terrible, Katia!
—Osez me démentir! Donnez-moi des preuves du contraire! L’argent et l’intrigue, vous le savez comme moi, voyons, et il n’y a là ni secret ni mystère, l’argent et l’intrigue, c’est avec cela qu’on prospère, qu’on se faufile, qu’on s’intronise, qu’on s’impose, qu’on acquiert grand renom et dignités, influence et puissance; c’est avec cela et rien qu’avec cela qu’on s’élève, qu’on règne et qu’on gouverne. Les plus fourbes et les plus vils sont ceux qui réussissent le mieux, absolument comme ce sont les pires égoïstes, les Fontenelle, les Gœthe et les Hugo, qui se conservent le mieux et vivent le plus longtemps. L’anarchie, contre laquelle vous criez tant, naïfs bourgeois, mais elle est partout; partout, avec le favoritisme, le charlatanisme, les pots de vin, les tripotages, les achats de votes et de consciences, les escobarderies, filouteries, marchandages et brigandages sans nombre; partout elle s’infiltre et pénètre, partout elle s’étend et triomphe. Tout est gangrené, mon cher, tout est pourri dans ce vieux monde!
—C’est pour cela que vous voulez en fabriquer un nouveau?
—C’est pour cela, uniquement pour cela, vous l’avez dit! Oui, il y a des fous et des folles comme moi, qui se sont mis dans la cervelle de dévoiler et d’attaquer cette pourriture, de signaler et de combattre ces brigandages et ces infamies; des fous et des folles comme moi, qui s’érigent en champions de la justice, entreprennent, à la suite de Jésus, de chasser les vendeurs du temple, de hâter le plus possible cette transformation, cette régénération. Tâche ardue ...
—Plus ardue peut-être, interrompit Veyssières, que celle d’Elvire Potarlot, qui songe à identifier et fusionner l’homme et la femme!
—En tout cas, nous aurons l’honneur d’avoir essayé, nous aurons fait ce beau et grand rêve ... Qu’avez-vous apporté et implanté sur la terre, vous autres hommes, depuis tant d’années que vous tenez le sceptre et trônez en maîtres absolus? Quelle est la caractéristique de votre souveraineté? La guerre! C’est par la force que vous avez établi votre empire et que vous le maintenez; c’est toujours à la force, à la brutalité, que vous faites appel: la brutalité, l’égoïsme, vous voilà résumés en deux mots. Eh bien, mon ami, nous croyons qu’il y a, qu’il doit y avoir autre chose ici-bas; qu’il serait temps que la paix, la douceur et la clémence, la solidarité et la fraternité fissent leur apparition parmi nous, que leur saint règne arrivât. Et nous avons l’idée, nous avons la certitude, que l’accession de la femme aux délibérations des affaires publiques et à la gestion des États hâtera cet avènement. La femme, c’est l’ennemie naturelle de la guerre; la femme, vous le reconnaissez vous-même, c’est la personnification de la douceur; avec la femme au pouvoir, la guerre devient impossible, l’arbitrage s’établit, la justice prédomine ...
—Et plus d’intrigues, plus de bassesses, plus de népotisme, de pots de vin ni de concussions! L’âge d’or! Les champs élyséens! Le paradis terrestre! Que Dieu vous entende!» exclama Veyssières, qui, sans qu’elle y prît garde, tout entière à ses lyriques et audacieux transports, s’était emparé de la main de Katia, de cette mignonne et merveilleuse petite main, si artistement moulée, à l’épiderme si onctueux et satiné, et si franche aussi, si pure, si loyale et si brave, et s’occupait à la contempler, la pressait et la caressait avec une amoureuse lenteur.