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Émancipées

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XIV

Il en coûta cher, ce printemps-là, à M. le sénateur d’Indre-et-Var Ernest de Brizeaux, et à Léopold Magimier, député de Seine-et-Loire, pour avoir méconnu les principes essentiels de la sagesse salomonienne, et notamment ce capital avertissement:

«Il n’y a pas grand mal à aimer un peu trop les femmes,—les, au pluriel. Le danger et le malheur, c’est d’arriver à en préférer une. Attention! Méfiez-vous!»

Si M. le député de Seine-et-Loire avait pour Égérie la volumineuse et adipeuse dame Bombardier, prénommée Angélique, M. le sénateur d’Indre-et-Var prêtait volontiers l’oreille aux suggestions de la sèche, osseuse et rugueuse épouse Cherpillon, née Zénobie Landivain. Ce n’était pas, on s’en doute un peu, à ses beaux yeux, abrités et cachés d’ailleurs maintenant sous de vilaines lunettes bleuâtres, que la quinquagénaire Zénobie devait ce précieux avantage: sa fille cadette, qu’elle avait eu l’insigne sagesse de placer comme secrétaire auprès du père conscrit, lui valait seule cet honneur.

Mariée à un petit employé de la préfecture de la Seine, qui n’avait jamais pu dépasser le grade de commis principal, Zénobie Cherpillon s’était créé un ménage à sa mode, où elle avait érigé en axiome et fait régner sans conteste la suprématie féminine. Aussi ses amies, ses plus intimes compagnes de luttes et de gloire, ne pouvaient-elles comprendre qu’elle osât attaquer l’institution du mariage, prêcher l’union libre, et tout d’abord, comme prolégomènes ou premier pas, réclamer le divorce par consentement mutuel.

«S’il en est une qui n’a pas à se plaindre, c’est cependant bien elle! répétait à l’envi tout son entourage. Elle aurait beau tâter de tous les hommes de la terre, elle n’en trouverait jamais un plus docile, plus soumis, plus aveuglément dévoué que celui qu’elle possède! De quoi donc se mêle-t-elle? Nous, du moins, nous avons des griefs, des raisons ... Moi, mon mari m’a mangé toute ma dot ...

—Le mien aussi!

—Le mien de même!

—Le mien pareillement!

—Le mien, c’est encore pis ...

—Oh! pas pis que le mien!

—Un débauché! Un être abject!

—Sans cœur, sans dignité, le mien! Sans goût! S’abaissant jusqu’aux malheureuses des rues ...

—S’avilissant avec les pires créatures!

—Ah! les hommes! Quelle répugnante engeance!

—Il en faut cependant!

—Mais non! Pourquoi? On peut très bien s’en passer!

—On s’en passe très bien!»

Ainsi clabaudaient et piaillaient toutes ces «côtes d’Adam», modèles d’aménité et de perfection, parangons de toutes les vertus.

Mais Zénobie Cherpillon, maugréer contre le mariage, déblatérer contre les maris! C’était vraiment trop fort!

Le sien, elle l’avait, dès le principe, maté et malléé, au point de faire de lui sa bête de somme et sa chose, l’avait comprimé, écrasé et trituré jusqu’à l’annihilation.

On ne trouve plus de serviteurs zélés et fidèles; les bonnes ne savent et ne veulent plus rien faire; elles ne pensent qu’à vous exploiter et vous gruger le mieux possible; on n’a aucune sécurité avec elles; ce sont des voleuses et des coureuses, des associées d’escarpes, des complices et indicatrices de cambrioleurs, que vous introduisez chez vous ... Et paresseuses! Ah! ma chère! Et gourmandes! Et coquettes! Et vicieuses!

Ces sempiternels thèmes de conversations féminines échappaient à Mme Cherpillon: c’était son mari qui non seulement gagnait le pain de la maisonnée, mais encore allait chaque matin l’acheter chez le boulanger; lui qui faisait toutes les courses, toutes les commissions et corvées, allumait le feu, balayait l’appartement, cirait les bottines de ces dames, confectionnait le déjeuner avant de se rendre à son bureau, préparait le dîner à son retour, et lavait le soir assiettes et casseroles avant de se mettre au lit.

Madame, pendant ce temps, tonnait, dans quelque réunion publique, contre l’outrecuidance et la tyrannie du sexe fort; ou bien elle écrivait de verve, pour l’Émancipation, un de ces premiers-Paris à l’emporte-pièce, où la gent masculine avait son compte réglé en cinq secs, selon la locution de l’humoriste Chantolle. Quant à mesdemoiselles,—Mlle Olympe principalement et Mlle Alice,—laissant à leur père le soin d’écumer le pot ou d’éplucher la salade, elles suivaient des cours, se plongeaient dans les bouquins, les paperasses, la science!

Myope comme sa mère, et le binocle perpétuellement fiché sur le nez, Olympe était parvenue à conquérir le diplôme de docteur-médecin,—ce qui avait coûté aux époux Cherpillon les quelques sous gagnés par le commis principal à l’aide de travaux supplémentaires, avait même endetté le ménage de plusieurs milliers de francs, et jusqu’ici ne lui avait autant dire pas rapporté un rouge liard.

«Des médecins? Mais il y en a dix fois trop! avait nettement déclaré à Olympe un brave docteur, ami de la famille. Si les médecines viennent pour comble à la rescousse! A votre place, ma chère enfant, avait-il ajouté sans rire, je travaillerais l’hippiatrique, je me ferais vétérinaire.

—Vétérinaire? Mais, docteur, ce n’est pas un métier de femme!

—Comment! Comment! Que m’objectez-vous là? Qu’est-ce que c’est?... Est-ce qu’il doit y avoir, est-ce qu’il y a la moindre différence? «Métier de femme!» Mais tous les métiers d’homme sont aujourd’hui des métiers de femme, ma chère petite.

—Pourtant, soigner des chevaux ...

—Sera plus lucratif pour vous que de droguer des gens, je vous le garantis!»

Olympe n’avait pas écouté ce sage conseil, et maintenant elle végétait, se battait les flancs, faisait des conférences gratuites sur l’hygiène infantile, des cours, encore plus gratuits, de sciences physiques et naturelles dans plusieurs associations philotechniques et philomathiques; elle avait gagné à ce labeur les palmes académiques,—un gentil petit ruban violet qui s’étalait sur sa plate poitrine,—mais de clientèle, pas l’ombre.

«Ah! soupirait la maman, si l’on pouvait te faire nommer médecin dans une administration, au Crédit foncier, par exemple, au Crédit lyonnais, à la Banque de France, à la Manufacture des Tabacs, quelque part où l’on emploie des dames! C’est cela qui serait bon! Ce serait du pain sur la planche!»

Ces divers postes étaient malheureusement occupés, et des centaines, des milliers de postulants et postulantes les guettaient, tout prêts à s’en disputer l’accession.

Mme Cherpillon poussa sa fille à grossir le nombre de ces quémandeurs féroces, à solliciter un emploi de médecin inspecteur à l’Assistance publique, et mit en branle à cette occasion tous ses amis, amies et connaissances. Parmi ceux-ci figurait le sénateur d’Indre-et-Var, «toujours disposé, comme chacun sait, à prendre en main la cause des femmes; apôtre ardent et champion infatigable, avec son collègue Magimier, de toutes les revendications féminines».

La façon expéditive dont Ernest de Brizeaux, à l’instar dudit collègue Magimier, traitait ses correspondants, son incroyable habitude de ne répondre à aucune lettre, sa prodigieuse et implacable indifférence à l’égard de tout ce qui n’était pas sa petite et obèse personne, avaient fini par indisposer contre lui tous ses commettants. On n’aspirait qu’à voir arriver le terme de son mandat,—qu’à se débarrasser de lui.

«Il est temps de les ressaisir, pourpensa le rusé compère. L’eau bénite de cour, il n’y a rien de tel ... Ah! vous en voulez? On vous en servira, mes amis, on vous en administrera, on vous en aspergera, on vous en i-non-de-ra!»

Trop paresseux et nonchalant pour se charger de la besogne, il résolut de la confier à un secrétaire, et Mme Cherpillon, ayant eu vent de la chose, conçut aussitôt l’idée géniale d’insinuer et implanter chez lui sa fille cadette.

«Riche aubaine! se dit sur-le-champ le maître drille en se passant la langue sur les babines, comme un singe qui s’apprête à croquer une amande et murmure sa patenôtre. Vraiment le féminisme a du bon, et ce contact quotidien et prolongé des poulettes avec les vieux renards ne peut qu’être infiniment agréable à ceux-ci.»

Au rebours de son aînée, Alice Cherpillon n’avait jamais témoigné grand enthousiasme pour les examens et les diplômes. Sans sa mère, elle aurait préféré rester tranquille chez elle et s’occuper de travaux de ménage et d’aiguille, de travaux de femme. C’était une timide enfant, douce et faible, confiante et prévenante, en tout calquée sur le modèle de son père, qui se reconnaissait en elle et avait pour elle une prédilection avouée. Tous les deux s’entendaient à merveille, aimaient à se rapprocher l’un de l’autre, à sortir ensemble, se promener bras dessus bras dessous, et avaient toujours quantité de confidences à échanger, de petits secrets à se conter.

«Vois-tu, fillette, quand j’aurai ma retraite et que tu seras mariée ...—car tu te marieras, toi, tu ne feras pas comme la sœur!—c’est chez toi que j’irai vivre, lui disait-il parfois. Vous voudrez bien de moi, mademoiselle?

—Oh! peux-tu ... O le vilain papa!

—Ta mère se retirera chez Olympe. Elles feront de la politique et de la médecine en chœur, et si avec cela elles réussissent à faire bon ménage, tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes.»

Mme Cherpillon n’eut d’abord qu’à s’applaudir d’avoir intronisé sa fille cadette auprès de M. le sénateur d’Indre-et-Var, et capté ainsi les faveurs et l’influence de celui-ci. Grâce à lui, Olympe fut nommée inspectrice des enfants assistés, puis, quelques mois plus tard, accoucheuse adjointe à l’hospice de la Maternité.

«Tu vois, hein? Tu vois! exclamait triomphalement Zénobie en ricanant au nez de son mari,—ce pauvre sire! Tu ne voulais pas qu’Alice entrât chez M. de Brizeaux. C’est pourtant à cette circonstance que nous devons la brillante position d’Olympe. Ah! si l’on t’écoutait!»

Cette brillante position, Olympe faillit la perdre six semaines après sa nomination. Deux accouchements laborieux s’étant présentés, elle se crut la poigne suffisante pour manier le forceps:—«Toujours des hommes! Toujours appeler des hommes à notre aide! Laissez donc ces messieurs tranquilles! Nous sommes bien de taille à nous en tirer toutes seules!»—Et elle n’eut pas suffisamment de poigne, elle ne fut pas de taille et ne s’en tira pas, ou plutôt ce furent les deux patientes qui n’en échappèrent point et trépassèrent entre ses mains.

L’affaire fit du bruit, et on décida de confier à la doctoresse Cherpillon, si puissamment protégée, un service spécial, une chaire de gynécologie et obstétrique annexée à l’établissement. Au moins, là, s’il y avait du grabuge, ce ne serait qu’en paroles et théoriquement qu’il se produirait.

Un autre malheur survint, moins réparable, celui-là, et plus grandement préjudiciable aux Cherpillon.

Lorsqu’on a l’imprudence d’approcher l’étoupe du feu, le diable, assure-t-on, ne manque jamais de souffler sur les tisons et de la faire flamber dare dare. C’est ce qui advint à la pauvre petite Alice, placée si près de l’incandescent sénateur. Un beau matin elle s’aperçut, non pas que sa robe brûlait, mais que le corsage en devenait trop étroit, en d’autres termes, que ces quotidiennes séances dans le cabinet de travail de M. de Brizeaux avaient porté fruit,—un autre fruit que la nomination d’Olympe.

Lorsque la malheureuse se décida à confier sa peine à son père, celui-ci tomba dans le plus douloureux désespoir, une accablante et horrible prostration. Il en fut tiré par Mme Cherpillon, qui lui cornait aux oreilles:

«C’est de ta faute! Oui, de votre faute, monsieur! Si vous aviez donné à votre fille d’autres principes, des principes vraiment virils, comme j’ai su, moi, en inculquer à son aînée ... A la bonne heure! Mais vous n’êtes bon à rien! Et vous ne voulez jamais rien écouter, rien! Vous prétendez diriger ...»

Le placide époux de cette acharnée discoureuse et insupportable criarde n’en entendit pas davantage. Perdant patience cette fois, il se rua sur elle, et, de sa canne, qu’il tenait à la main,—il s’apprêtait à sortir pour se rendre à son bureau,—lui administra une volée magistrale. En vain Alice, qui était présente, s’agrippait à lui et le suppliait de s’arrêter: la canne ne faisait que se redresser et retomber. Pif! Paf! Pif! Paf!

«Ah mâtine! Ah bougresse! maugréait-il en même temps. Si, dès le début, je t’avais secouée de la sorte ... prise comme ça ... par les sentiments ... Ah! nous n’en serions pas où nous en sommes! Voilà l’argument dont il fallait me servir avec toi ... L’argument souverain! L’argument ... irréfragable! Au lieu de te laisser gouverner ... de m’aplatir devant toi ... si je t’avais, dès le principe, caressé les côtes ... comme à présent ... à vigoureux coups de trique! Ah rosse! Ah cagne! Ah misérable!»

En moins d’un quart d’heure, Zénobie expia—à bon compte encore!—les trente ans de vexations et de persécutions, d’abrutissement et d’avilissement qu’elle avait fait subir à son mari.

Lorsqu’il la vit étendue sur le carreau et n’ayant plus même la force de geindre, il s’élança dehors, vrai mouton enragé, et—à l’autre maintenant!—courut chez M. de Brizeaux.

Il ne pouvait espérer de lui la réparation à laquelle Alice avait droit: bien que vivant à Paris en garçon, Ernest de Brizeaux était marié, marié à une digne et sainte femme, qu’il avait reléguée au fond de sa province et laissait cloîtrée dans ses dévotions et œuvres pies.

La scène qui éclata entre le séducteur et le père d’Alice Cherpillon, nul n’a pu la raconter en détail; seul le résultat en a été connu: M. de Brizeaux fut trouvé par une domestique,—sa cuisinière, qui rentrait du marché,—gisant sans vie sur le tapis de son cabinet de travail, au milieu d’une mare de sang. Il avait les intestins perforés et le cœur troué de coups de couteau,—d’un couteau algérien, à lame recourbée en forme de yatagan, qui lui servait de coupe-papier et traînait toujours sur sa table.

De lui-même et séance tenante M. Cherpillon alla dénoncer son crime au commissaire de police voisin et se constituer prisonnier. Mais comment l’avait-il commis, ce crime? Quels en avaient été les préludes? Une rixe s’était-elle déclarée auparavant entre les deux interlocuteurs? Quelles paroles avaient été échangées dès l’abord? Qu’avait-il dit?

«Sais pas ... Sais pas ... bégayait-il tout ahuri et affaissé, assommé. Ne me rappelle plus.. Le couteau? Oui, je l’ai pris ... J’ai dû ... Probablement! C’est quand je l’ai vu tomber que je suis parti ... C’était ma fille, mon enfant chérie, monsieur! Je n’avais autant dire que celle-là! On pouvait bien me la laisser ... m’en laisser une au moins! Ma pauvre Alice! Ma pauvre petite Alice! Ah!»

Et il éclatait en sanglots.

Traduit en justice un mois plus tard, il fut acquitté; mais il ne reprit pas ses fonctions administratives: mis en demeure de postuler la liquidation de sa pension de retraite, il alla se réfugier avec sa fille cadette dans un coin perdu de Bretagne. Mme Zénobie Cherpillon et sa fille Olympe continuèrent à résider à Paris et à y prêcher la bonne parole.

Plus lamentable encore fut la fin du député de Seine-et-Loire, de Léopold Magimier, cet autre salomonien.

Étaient-ce les beautés et sublimités de la vie américaine, ces instructives et suggestives anecdotes, dont Clara Peyrade possédait un si vaste répertoire à l’usage de ses clients; étaient-ce plutôt les charmes secrets et les intimes talents de cette prêtresse, à qui sa littérature et son expérience, plus encore que sa plastique, auraient valu de prendre rang, chez les Grecs, dans le cortège d’Aspasie, à côté de Læena ou de Laïs, parmi ces incomparables hétaïres, si savamment élevées à Lesbos, à Milet, à Corinthe, et précieuses et exquises amies de Périclès et d’Alcibiade? Tant il y a que les visites de Magimier à cette déesse devenaient de plus en plus fréquentes, qu’il ne quittait pour ainsi dire plus son sanctuaire de la rue de Maubeuge et déposait à ses pieds des offrandes tout à fait surérogatoires. Il gâtait le métier.

Il en arriva à vouloir se substituer, lui tout seul, aux innombrables adorateurs et fidèles d’occasion à qui Clara se prodiguait si bénévolement, à prétendre même évincer «le petit homme», le complaisant et obéissant greluchon, qu’à l’exemple de toutes ses pareilles, elle avait associé à sa vie. Ce partenaire n’était autre que son compatriote et camarade d’enfance, le Bayonnais Léonce Teissèdre, avec qui Magimier l’avait aperçue jadis en tête-à-tête sur la terrasse d’un café du boulevard. C’était beaucoup exiger qu’une telle rupture. L’opération demanda bien des efforts, bien des reprises, et ne parut même jamais avoir complètement réussi. Clara tenait à Léonce au point de ne pouvoir se détacher de lui; elle l’avait dans le sang, selon son expression. Elle, dont le métier était de se livrer à tout venant le plus possible et de maintes façons, elle entendait garder, et pour elle seule, le chéri de son cœur. C’était sa revanche. Elle savait même fort bien lui démontrer qu’elle lui restait fidèle:

«Les autres, ça ne compte pas! Ah! si tu te figures, mon pauvre loup, que c’est pour mon plaisir! C’est pour leur galette, rien de plus!

—Je sais bien.

—Laisse faire, va, mon coco! Quand nous aurons amassé assez de pépètes, nous irons nous retirer dans notre patelin; nous choisirons un coin dans les Pyrénées ... Et si jamais je revois un homme, si jamais un de ces mufles-là ... Ah! nom d’une potence! il fera chaud!»

Magimier, avec sa toquade, vint déranger ce rêve idyllique et culbuter ce château en Espagne. D’abord il trouva moyen d’emmener Clara en voyage, en Suisse la première fois, en Italie l’année suivante, et de la séparer ainsi de Léonce et de sa clientèle. A leur retour d’Italie, il lui demanda de cohabiter avec lui, et il lui offrait pour cela de tels avantages pécuniaires que, malgré toute sa tendresse pour le petit homme, elle dut le sacrifier.

«Mais ne t’inquiète pas, mon Léonce, nous nous verrons tout de même! Mon singe ne sera pas toujours sur mon dos: ça serait malheureux! J’irai chez toi ... Nous nous arrangerons ... Puis, tu sais, si tu as besoin d’une couple de louis?

—Ce ne sera plus la même chose, ce ne sera plus comme avant!

—Mais si! Mais si! Ça vaudra même bien mieux. Voyons, est-ce que ça ne vaut pas mieux d’en avoir un seul, attitré, assuré, au lieu de trente-six? Dis? Toi-même, avoue-le, conviens-en! Tu sais bien que je n’aime que toi, mon Léonce, que c’est avec toi seul que je puis être heureuse, avec toi seul que je peux vivre?

—Bien oui, mais alors ... il y a mon loyer! Je ne peux plus aller chez toi ...

—Ne t’inquiète pas! Je suis là pour payer. Quand on s’aime, ce n’est pas comme quand on ne s’aime pas! Il n’y a pas à rougir de s’entr’aider. Tu en ferais autant pour moi ...

—Ah certes oui! S’il n’y avait qu’à vouloir!

—Tu me l’as dit souvent: «La vraie supériorité de la femme sur l’homme, c’est d’avoir toujours su se faire nourrir par lui;» c’est-à-dire par celui ou par ceux qu’elle n’aime pas. Ceux qu’elle aime, c’est tout différent! Elle ne leur demande rien, au contraire, elle se plaît ... C’est son devoir! On fait bourse commune, pas, mon chien-chien? C’est comme si nous étions mariés: tout ce que j’ai, c’est à toi; tout ce que tu possèdes m’appartient.»

Cette persistance à revoir Léonce, ces incessantes et incorrigibles infidélités exaspéraient Magimier,—lui qui jusqu’ici s’était toujours si peu embarrassé de la constance ou de la duperie et de la perfidie féminines; lui qui déclarait si haut et si volontiers, durant les agapes salomoniennes: «Les femmes peuvent bien encore m’amuser et me faire plaisir, mais me faire souffrir ... ah! je les en défie bien!»

Comme Clara, affolée de son amant de cœur, et à plus juste titre encore, il devait reconnaître qu’il avait cette fille «dans le sang». Habitué à acheter l’amour tout fait et à s’épargner ainsi tout stage, toute pose et préambule, toute scène, toute gêne, toute responsabilité et tout ennui; n’ayant jamais voulu avoir affaire qu’aux courtisanes, aux expertes marchandes de sourires, sûr ainsi d’être mieux servi et à meilleur compte, chez aucune il n’avait éprouvé des sensations aussi vives et aussi prolongées, de telles excitations et de telles ivresses que chez Clara Peyrade. Elle était maigre cependant, celle-là, sans hanches, avec deux pauvres petits œufs sur le plat pour poitrine, en tout semblable à la poupée à Jeanneton; et il lui fallait le plus souvent, à ce vorace et insatiable Magimier, de la chair à profusion, des formes opulentes, débordantes et résistantes, de massives, superbes et éblouissantes rondeurs, d’un blanc de neige et d’un rose vif, le coloris d’un sang vigoureux,—des Rubens et des Jordaens.

Ici sans doute s’était vérifié l’aphorisme de Toussenel, qui a soulevé tant de protestations, notamment en Turquie et en Orient, et a valu au célèbre physiologiste de si énergiques démentis: «On aime les femmes grasses, on n’adore que les minces.»

Avec ses serpentines ondulations, ses torsions de croupe, ses lascifs, capiteux et ensorcelants meneos; avec ses élans de passion, si bien joués qu’on les aurait crus réels, ses vibrantes et communicatives et irrésistibles ardeurs, sa science de tous les déduits, Clara lui avait fait goûter des joies paradisiaques, révélé, à lui, initié cependant à tous les mystères et blasé et repu de tous les régals, des transports nouveaux et toujours inassouvis, des éréthismes et des prurits d’une violence jusqu’alors insoupçonnée. Elle était pour lui le plus puissant, le plus parfait et l’unique instrument de plaisir.

Pour mieux l’attacher à lui, être certain de ne pas perdre pareil trésor, il en vint à offrir son nom à cette fille, à la supplier de se laisser épouser par lui.

«Mais non, ce n’est pas la peine ... Je t’aimerai bien sans cela, lui répondait-elle, embarrassée, comme honteuse pour lui d’une telle déchéance.

—Si, si! Je te veux!» répliquait-il.

Elle en riait, en faisait des gorges chaudes avec Léonce.

«Crois-tu, hein? Il en a, une couche! Ah! les hommes! comme on les mène!»

Elle ne songeait pas qu’elle-même se laissait brider et exploiter par un de ces piètres hères, qu’elle était la serve, la bête de somme et de rapport d’un misérable alphonse, qu’en d’autres termes, ce qui lui venait de la flûte s’en retournait au tambour.

«On les mène! Ça dépend! lui avait fort sensément riposté Léonce, piqué de cette remarque et de cette généralisation. Vois-tu, ma chatte, en amour, c’est toujours celui qui aime le plus qui est mené par celui qui aime le moins. Ainsi, moi qui t’adore, qui t’idolâtre, je suis toujours sûr d’être roulé par toi ... numéro un!

—As-tu fini? Si l’un de nous deux en tient pour l’autre, ah! ce n’est pas toi, canaille! C’est malheureusement bien moi!

—C’est moi, te dis-je, ma vieille branchette!

—Tais-toi donc!

—Eh bien, mettons que le béguin est réciproque et que nous en pinçons l’un pour l’autre.

—C’est cela, mon chéri! Oui, c’est ce que je voudrais! Aussi, dans le cas où je me marierais avec mon type ...

—Ce ne serait déjà pas si bête!

—Je me le dis aussi ... Mais, dans ce cas-là, je pose mes conditions!

—Ah! pour sûr! Faudra voir ça de près.

—D’abord, mon loulou, je ne veux pas te quitter. Il prendra la chose comme il lui plaira ... tant pis!

—Fais-toi d’abord avantager ... et de la forte somme!

—Naturellement! Ça va sans dire! Mais ce n’est pas tout: je te veux avec nous, mon Léonce!

—Avec?

—Avec nous!

—Ah! mince alors!

—C’est comme ça! A prendre ou à laisser! Je ne tiens pas à périr d’ennui ... Je ne peux pas vivre sans toi, tu le sais bien!

—Ni moi sans toi, bichette, tu n’en doutes pas?

—Alors voilà! Je l’épouserai, ce vieux sapajou. Il m’a déjà promis de me reconnaître un apport dotal de cent cinquante mille francs, et il ira jusqu’à deux cent mille, j’en ai la conviction.

—Tu sauras bien l’y faire aller. Ah! ficelle! je ne suis pas en peine de toi!

—Tu as raison. Une fois mariés, nous quittons Paris et allons vivre dans son château de Kermaria, près de Vannes; c’est son idée ...

—Eh bien, et moi?

—Attends donc! Au bout d’une quinzaine de jours, lorsque nous serons tout à fait installés, je lui déclare que j’ai besoin de retourner à Paris pour te voir ...

—Oh!

—Pour te voir, parfaitement! à moins qu’il ne préfère que je te fasse venir!

—Tu pourrais prendre pour prétexte des affaires de famille; lui dire que je suis ton parent, ton cousin, ton frère même ...

—Non, non, pas de tout cela! Inutile de tricher et de se donner tant de mal! Il te connaît bien d’ailleurs, il sait bien qui tu es.

—Il ne m’a aperçu que deux ou trois fois: je n’aurais qu’à laisser croître ma barbe ...

—Non! Pas la peine de tant se démener et se tracasser! Rien ne vaut la vérité, vois-tu!

—Le fait est que c’est une grande force! Quand on le peut ...

—Je lui dirai nettement ceci: «Je suis devenue votre femme, c’est très bien: vous le vouliez, et je me suis exécutée. Mais donnant, donnant! Je ne vous ai jamais promis de lâcher mon amant, jamais il n’a été question de ça entre nous, jamais! Or, il est temps que j’aille un peu le retrouver, ce pauvre mignon! Chacun son tour! Faut être juste! Il s’ennuie tout seul là-bas, il se fait des cheveux ...»

—Pour sûr! J’en sèche d’avance!

—«...Maintenant, si, au lieu d’aller le rejoindre, je l’invitais à venir, cela nous épargnerait, à vous et à moi, une cruelle séparation, une bien pénible absence; nous nous en trouverions mieux tous les deux ...»

—Tous les trois.

—Tous les trois, comme tu dis. Et il acceptera, le vieux bonze, je te le garantis, et il me félicitera de mon idée, et me remerciera par-dessus le marché.

—Oh! pas jusque-là!

—Jusque-là, et plus loin encore, si ça me plaît! Ah! tu ne connais pas les hommes, les vieux surtout! Quand ils sont toqués d’une femme, on les vire comme des totons; on en fait tout ce qu’on veut, de ces serins-là! Je te parie que, le mien, je lui ferai décrotter tes bottines et en cirer les semelles? Je te le parie?»

Elle l’eût gagné, le momon, si son interlocuteur l’eût accepté. De point en point sa prédiction s’accomplit: le mariage eut lieu, les deux conjoints s’envolèrent aussitôt vers la Bretagne, et, quinze jours plus tard, les tourelles de Kermaria abritaient, avec les amours de Magimier pour sa femme, celles de sa femme pour Léonce, et de Léonce pour lui tout seul. Chacun semblait enchanté de son lot et ravi d’être sur terre, sans qu’on pût déterminer exactement le plus heureux de la bande.

C’était trop de bonheur, et tant d’ivresse passait les forces d’un sexagénaire. Quatre mois après son arrivée à Kermaria, Léopold Magimier fut frappé d’une congestion cérébrale: comme ce saint pape—pouvait-il choisir meilleur exemple?—qui, au dire de Montaigne, «mourut entre les cuisses des femmes», il s’éteignit brusquement, dans les maigres bras et sur le sein en planche de sa divine Clara.

Libre! Enfin libre! Les dix mois obligatoires révolus, cette incomparable épouse troquait son nom contre celui de son petit Léonce, le chéri de son cœur, et tous deux, réalisant leur rêve ancien, s’en allèrent goûter le repos sous les ombrages du pays natal, dans un gai cottage, proche de la côte basque, entre Biarritz et Guéthary, et manger là leurs rentes, si noblement et héroïquement acquises.

Et, devenue Mme Claire Teissèdre, l’ex-madame Clara n’oublia pas ses bons amis les Yankees: jamais elle ne manquait l’occasion de vous servir quelque anecdote typique relative à ces sauvages, ni de déblatérer contre «ces sales mufles» d’hommes.


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