Émancipées
XI
Armand de Sambligny éprouva, ce jour-là, une des plus vives surprises, une des commotions les plus fortes qu’il eût jamais ressenties. Il n’était cependant pas facile à émouvoir, M. le chef de bureau Sambligny: l’expérience des choses et la pratique des hommes, aussi bien que celle des femmes, l’avaient depuis longtemps aguerri et bronzé; mieux que quiconque, par son sang-froid, son égalité de caractère, son calme stoïque, son imperturbable philosophie, il méritait d’être comparé à un bon cheval de trompette. Mais il y a de telles circonstances!
Il venait de succéder à Roger de Nantel comme secrétaire de la société de Salomon dont il faisait partie, et, pour remplir congrûment les obligations de sa charge et en vertu des pouvoirs à lui confiés, il avait dû aller prendre langue chez la discrète et vénérable dame de Saint-Géran, rue Tronchet. Certains salomoniens trouvaient trop restreinte encore la collection des types féminins inscrits au catalogue et mis à leur disposition. Il y en avait cependant de tout calibre et de toute couleur; il y avait des femmes colosses et des naines; des hippopotames, des girafes et des libellules; des spécimens de tailles ordinaires et des échantillons de grosseurs moyennes; il y avait des dames blondes comme les blés et d’autres brunes comme la nuit, des jaune pâle comme lin ou vif comme citron, des roux fauve et des rouge flamboyant; il y en avait des blanches et des basanées, des cuivrées et des noires d’ébène ... Mais l’homme n’est jamais satisfait, ses appétits sont insatiables et sa perversité ne connaît point de bornes. On avait voté l’adjonction sur la liste-programme de deux femmes aux cheveux acajou, l’une grasse et l’autre mince, et de quelque svelte petite brunette aux yeux ardents.
«J’ai justement là votre affaire, dit Mme de Saint-Géran, une brune piquante, très jolie, toute jeune ...
—Ah! Ah!
— ... et femme du monde, s. v. p.!
—Oh! Oh!
—Grande dame tout à fait authentique!
—A vous dire vrai, cette qualité m’est complètement indifférente ... Oui, ça m’est absolument égal. L’important, c’est que la personne soit libre et puisse recevoir chez elle ou ailleurs dans la journée ou la soirée.
—Nous allons le lui demander. Elle vient me voir une ou deux fois par semaine: j’ai toujours ici quelques gentilles amies ...
—Sage précaution!
—Mais j’ignore qui elle est et de quelle liberté elle dispose.
—Vous la garantissiez cependant femme du monde et bon teint?
—Oui, ça saute aux yeux.
—Bah?
—Sûrement, ce n’est pas une cocotte!
—Je préférerais une cocotte, dit Sambligny, une bonne fille entièrement indépendante, qui ne vous impose aucune gêne, vous ouvre sa porte dès qu’on y sonne, et même avant.
—D’autres recherchent, au contraire, les jeunesses qui vivent encore dans leur famille, les ouvrières ou les demoiselles de magasin; d’autres, les femmes mariées; d’autres, les actrices ...
—D’accord: il en faut pour tous les goûts.
—Voyez donc toujours cette dame, pendant qu’elle est ici. Vous causerez avec elle: il n’y a rien de tel que d’examiner, de causer et de palper pour s’entendre.
—C’est très juste. Eh bien, voyons donc, causons et palpons! Et entendons-nous, si possible! répliqua Sambligny. Je ne demande que cela.
—Moi de même!» acheva la digne et serviable Mme de Saint-Géran en se levant et en quittant la pièce.
Quand elle y rentra, une minute après, elle était escortée d’une élégante et pimpante visiteuse qu’Armand de Sambligny reconnut tout de suite.
C’était sa femme, sa propre femme, Jeanne de Sambligny, née Rousselin, en chair et en os.
Pendant qu’elle poussait un cri d’effroi et tentait de s’enfuir, il demeurait, lui, suffoqué et cloué sur place.
«Comment!... Non, ne vous en allez pas! ordonna-t-il en la retenant par le bras, lorsque ce premier moment de stupeur fut passé. Comment, c’est vous? Et vous m’aviez dit «toute jeune», madame? reprit-il en s’adressant à Mme de Saint-Géran. Toute jeune! On voit bien que vous n’exigez pas de vos clientes le dépôt de leur acte de naissance, sans cela vous auriez constaté l’âge, l’âge déjà respectable de cette ... jouvencelle. Auriez-vous l’obligeance de nous laisser seuls un instant? ajouta-t-il. Madame et moi avons eu déjà l’ineffable plaisir de nous rencontrer ... pas chez vous, non! Elle remonte à près de vingt ans, cette première entrevue; ainsi jugez si cela nous rajeunit, madame et moi! Avec votre permission, nous allons renouveler connaissance.»
Derechef la matrone abandonna la place. A peine la porte était-elle refermée, qu’Armand de Sambligny, tout à fait remis à présent, en pleine possession de lui-même, de sa robuste et sereine raison et de sa rabelaisienne et invincible bonne humeur, éclata de rire.
«Ah! délicieux! Tu ne t’attendais pas?... Ni moi non plus, du reste! Non! C’est le cas ou jamais de m’écrier, avec le sire de Framboisy:
Corbleu, madame, que faites-vous ici? Corbleu, madame...
—Et vous? lança Jeanne avec rage. Et vous? Qu’y faites-vous? Ah! cela vous va bien de vous moquer ainsi!
—Tu préférerais me voir sangloter, trépigner et m’arracher les cheveux? Ma foi, non! Je me hâte de rire de tout ...
—Je connais vos théories.
—Empruntées à la sagesse, chère amie, issues des Grecs, des Romains et des Gaulois, de nos meilleurs Français. «...Pour ce que rire est le propre de l’homme!» Conviens que c’est bien cocasse tout de même! Cette excellente madame de Saint-Géran qui m’annonce une toute jeune femme ... J’ai quarante-deux ans sonnés, ma belle, et tu n’es pas loin de tes trente-huit. Eh! Eh! C’est une jeunesse un peu ... d’arrière-saison. Et, malgré cela, tu venais?...
—Tu y viens bien, toi?
—Ah oui! j’oubliais! J’oubliais tes théories, à toi, ces jolies théories d’égalité, qui ont si bien réussi à tes sœurs!
—Alors tu aurais le droit d’avoir des maîtresses, et, moi, je ne pourrais pas prendre d’amants?
—Je ne dis pas que tu ne le peux pas. Malgré ton âge même, tu prouves bien que ...
—Laissez donc mon âge tranquille, à la fin!
—Je te ferai observer que je ne me rajeunis pas, moi. Je ne triche pas! Je ne ...
—Vous avez toutes les qualités, vous autres, c’est entendu! Vous êtes la perfection même. Vous avez aussi une morale à vous, une morale toute différente de la nôtre ... Car il vous faut deux morales, l’une pour vous, messieurs, l’autre pour nous!
—Hélas, oui! C’est comme cela!
—C’est abominable! Comme si ce qui est licite d’un côté devrait être interdit de l’autre! Comme si nous n’avions pas nos passions et nos faiblesses tout comme vous!
—Non, vous ne les avez pas.
—Qu’en savez-vous? Vous voulez que tout vous soit permis, à vous, voilà la vérité, et que, nous, nous ne puissions rien ...
—Ce n’est pas nous qui voulons cela, ma chérie, c’est la nature même, et elle a mis à ses arrêts une sanction que vous n’êtes pas encore parvenues à éluder.
—Je vous vois venir.
—Ce n’est pas difficile. Et vous avez beau vous insurger, beau protester, piailler et hurler, autant en emporte le vent. La sanction est toujours là, l’épée de Damoclès toujours suspendue sur vous: gare! gare aux conséquences! gare à la grossesse! Tandis que nous, hommes, nous sommes des veinards; nous n’avons rien à redouter; nous pouvons aller de l’avant hardiment, et opérer notre retraite ensuite sans la moindre préoccupation. C’est inique ...
—Oh certes!
— ... infâme et abominable, comme tu le disais fort bien tout à l’heure, mais c’est ainsi; et, tant que vous n’aurez pas changé ce pitoyable état de choses, réparé cette criante injustice et cette scandaleuse bévue du Père Éternel, vous n’aurez rien fait, mes petites chattes, pas avancé d’un pas ce que vous appelez votre affranchissement. En rendant visite à l’obligeante madame de Saint-Géran, je ne cours le risque que de dépenser une couple de louis tout au plus; toi, tu t’exposes à ramener chez moi,—chez moi, puisque je suis le locataire de l’appartement et, de par la loi, le chef de la communauté: encore un abus révoltant!—de petits bonshommes ou de petites bonnes femmes auxquels je n’aurai nullement collaboré; tu menaces de me compromettre, de salir mon nom ... Oui, car c’est mon nom que tu portes: encore une iniquité et une abomination, mais c’est comme cela! Et, en attendant que tes chères amies, les émancipées et hors nature, aient remédié à ces aberrations et supprimé ces turpitudes, placé le cœur à droite, le foie à gauche, la matrice chez nous et les moustaches chez vous, tu me feras le plaisir de ramasser tes cliques et tes claques et trousser bagage. Je ne veux pas d’une femme qu’on est exposé à rencontrer dans des maisons comme celle-ci.
—On vous y rencontre bien, vous!
—C’est pour cela, c’est assez d’un.
—Et ce n’est pas la même chose, allez-vous encore objecter!
—Tu as deviné: et ce n’est pas du tout, du tout la même chose! Maintenant, mon amie, si tu veux bien prendre mon bras? Nous ne pouvons pas nous éterniser dans ce lieu d’honneur. Nous allons présenter nos devoirs à la reine du logis, lui tirer notre révérence, en l’informant de la parfaite entente qui règne entre nous. Cela lui fera plaisir, à cette révérende mère, qui s’est si bien donné mission d’apparier les gens et les mettre d’accord.»
Il y avait longtemps qu’il ne leur était arrivé—à part les dîners et soirées, assez rares d’ailleurs, où ils étaient conviés,—de sortir ainsi bras dessus bras dessous, aux époux Sambligny. C’était le type du ménage tel que l’a créé la femme fin de siècle, l’émancipée, évaltonnée et détraquée d’à présent, une de ces unions où le divorce, selon un mot célèbre, couche toutes les nuits entre les deux conjoints.
Le mari avait vaillamment pris son parti de cette situation: il avait ses fonctions administratives, qu’il tenait à remplir de son mieux, qui l’intéressaient, l’absorbaient et le passionnaient; il avait ses amis, en tête desquels figuraient son collègue Jourd’huy et les autres adeptes du clan salomonien; il avait enfin, pour le consoler de ses déceptions et tracas conjugaux, pour le fortifier, le rasséréner et le ragaillardir, son heureux naturel, son imperturbable philosophie, sa bonne santé physique et morale. Aux continuels coups de boutoir de sa colérique moitié, aux incessantes piqûres de ce fagot d’épines et aux sempiternels soubresauts de ce paquet de nerfs, il ne répliquait jamais, à l’exemple de Socrate vis-à-vis de Mme Xantippe, que par une souriante et indémontable placidité, assaisonnée volontiers de quelque brocard, qui décuplait l’aigreur et quintuplait la rage de cette délicieuse compagne. Il jouait d’elle comme d’un instrument et s’en amusait parfois de tout son cœur.
«Je ne peux pas la prendre au sérieux, elle, pas plus que jadis ses sœurs, s’avouait-il. Non, pas possible! C’est comme des pantins, des marionnettes ... pires que des marionnettes! Car elles ne veulent pas toujours se laisser mener, celles-là; elles prétendent agir à leur guise, et alors, alors, elles en font de belles! L’une s’est tuée, l’autre est morte folle: que deviendra la troisième, madame ma femme?»
Jeanne de Sambligny, malgré son humble origine et les goûts modestes qu’elle aurait dû posséder, malgré les mensualités que lui remettait régulièrement son mari et qu’on aurait cru plus que suffisantes pour subvenir aux dépenses du ménage et à celles de sa toilette, était toujours courte d’argent et criblée de dettes. En plusieurs circonstances, devant les instantes réclamations de tel ou tel fournisseur, Armand de Sambligny s’était vu contraint d’intervenir, et il avait signifié à sa femme que, si elle continuait à aussi mal administrer les finances de la communauté, il lui retirerait cette gestion et se chargerait lui-même de la besogne. Or, Jeanne ne redoutait rien tant que l’exécution de cette menace: conserver le maniement des fonds était son vœu suprême, sa constante préoccupation; l’argent, elle ne tenait qu’à cela, et n’est-ce pas tout que l’argent? N’est-ce pas grâce à lui qu’on se pare de bijoux, qu’on renouvelle ses chapeaux et ses robes, qu’on s’offre dentelles, fine lingerie, jupes de soie, les mille et un falbalas de la coquetterie? Tant que les clés de la caisse lui resteraient, rien de plus facile pour elle que d’enchevêtrer et embrouiller ses comptes, de telle sorte qu’elle seule pût s’y reconnaître; rien de plus aisé que de majorer cet article, de réduire cet autre, tripler celui-ci, omettre celui-là; rien de plus simple et de plus commode que de tripoter, grappiller et chaparder. Mais comment continuer cette valse de l’anse du panier, si le panier même vous est enlevé? Comment garder du beurre aux doigts, si l’assiette dite «au beurre» ne vous est plus confiée?
Ces barbotages et imbroglios, ces escobarderies et filouteries, Armand de Sambligny ne les ignorait nullement. Il savait fort bien que cette côtelette, qu’on lui comptait soixante-dix ou quatre-vingts centimes, n’en valait pas quarante; que ce poulet, tarifé neuf francs, en avait coûté cinq tout au plus; mais il ne soufflait mot, ne bronchait point et considérait cette surtaxe comme un droit à acquitter pour jouir du bien le plus précieux ici-bas, avec la bonne humeur et la santé—pour avoir la paix.
«Seulement, pas de dettes! La première fois qu’on viendra encore me relancer ici ou à mon ministère et me présenter une facture que tu n’auras pas su régler à temps, je te jure bien que je te supprime tes fonctions de trésorière. Au besoin, j’irai manger dehors ...
—Avec tes amis!
—Avec mes amis.
—Et tes amies!
—Non, les dames ne sont pas admises à nos banquets. Je t’ai d’ailleurs, et cela me suffit. Assez d’une!
—Trop même! Pour ce que tu fais d’elle! Ah! si je te suffisais vraiment, tu....
—Ma bonne amie, revenons, s’il te plaît, à nos moutons et à leurs côtelettes. Je te disais donc que, si tu m’y contrains, j’irai prendre mes repas au restaurant, ce qui me coûtera certainement moins cher....
—Tais-toi donc! On voit bien que tu ne connais pas le prix des choses!
— ... Ce qui me coûtera très certainement bien moins cher, me vaudra une nourriture meilleure....
—Peut-on dire!...
—Sois tranquille: si un plat n’est pas à ma convenance, je ne me gênerai pas pour le faire enlever et remplacer par un autre.... Et enfin, ce qui me permettra de manger tranquillement, sans plus être exposé à voir troubler ma digestion.
—Par qui donc? Qui donc vient troubler ta digestion? Serait-ce moi, par hasard?
—Quelle idée, grand Dieu! Jamais! jamais de la vie! Nullement! Je parle des créanciers, de ces fournisseurs qui choisissent l’heure des repas pour carillonner à votre porte et être sûrs de vous trouver. Eh bien, je n’en veux plus, chère amie; tiens-toi pour avertie!
—Toujours votre volonté! Est-ce que c’est ma faute si ... Mais monsieur veut! Monsieur ordonne! Monsieur parle comme si j’étais sa domestique ou son esclave!
—Et monsieur entend être obéi! C’est moi qui touche mes appointements, n’est-ce pas, Jeanne, ce n’est pas toi? Eh bien, à la première récidive, je les garde.
—C’est bien.»
Or, Jeanne, en dépit de ses majorations de dépenses et de tous ses tours de gibecière, se trouvait toujours en déficit, toujours aux abois.
«Mon Dieu, comment faire? Je ne suis vraiment pas raisonnable! s’avouait-elle en son par-dedans. Je devrais user de plus de circonspection, me modérer davantage ... Quel ennui!»
Elle passait son temps à lutter contre ses mille menus embarras d’argent, à se débattre dans cet inextricable réseau, à calmer et amadouer les créanciers les plus exigeants et les plus arrogants, à payer celui-ci au détriment de celui-là, à couvrir sans cesse Pierre, Paul ou Jean, en découvrant, comme on dit, Jacques, Marc ou Mathieu.
Elle n’avait pas tardé d’ailleurs à chercher quelques suppléments de recette là où toute Parisienne qui n’est ni trop laide ni trop vieille a toujours chance d’en trouver. Ce n’était pas l’amour qu’elle portait à son mari qui pouvait la retenir dans le droit chemin, il s’en fallait de beaucoup. Ne s’en voulait-elle pas à mort d’avoir épousé cet homme qui avait si niaisement cru, dans l’inexpérience et la candide générosité de sa jeunesse, qu’il devait «réparer sa faute», donner son nom à l’honnête fille séduite? Ah! si elle avait pu prévoir alors que l’enfant qu’elle portait en elle s’envolerait si vite et ne lui imposerait aucune charge, aucun souci d’avenir, combien elle aurait préféré garder sa liberté! Belle et avenante, intelligente et insinuante, comme elle l’était ou pensait l’être, que de conquêtes elle aurait traînées après soi! Que de succès! Que de triomphes! Jusqu’où ne serait-elle pas montée!
Malheureusement elle était enchaînée à cet odieux personnage,—dont elle mangeait le pain, cependant, et qu’elle trompait et volait avec si peu de scrupule, tant de désinvolture et de gaieté d’âme.
Plusieurs fois déjà elle s’était risquée dans de galantes aventures. «Tiens! Est-ce qu’il se gêne, lui? Est-ce que je n’ai pas le droit tout aussi bien que lui?...» Elle avait noué de vagues intrigues, qu’elle s’était efforcée de rendre aussi productives que possible; mais, elle ne s’en était que trop vite aperçue, les hommes d’à présent sont d’une pingrerie! Il y a trop de concurrentes!
Peut-être, si elle avait été une cocotte, si elle avait eu le temps de se lancer, avait possédé son hôtel et son équipage, peut-être, ou plutôt sûrement alors, elle aurait trouvé sans peine et à discrétion des admirateurs pour la couvrir d’or, vivre à ses genoux et se ruiner pour elle. Et si elle n’était pas une de ces célébrités du demi-monde, de ces souveraines de l’élégance et de la mode, si elle se morfondait dans la gêne et l’obscurité, à qui la faute? A Lui, toujours!
En outre, il lui restait obstinément une insurmontable appréhension, une peur bleue de se retrouver enceinte; et, bien plus que ses principes et sa vertu, cette peur entravait ses efforts, paralysait ses moyens.
Une vulgaire circonstance, une rencontre à un même rayon de magasin de nouveautés, amena un banal échange de politesses entre Jeanne de Sambligny et Mme de Chastaing, la présidente des Infécondes, celle que le caustique Chantolle qualifiait si bien de «Reine des Bréhaignes», et mit en relations régulières et suivies ces deux dames, si bien faites pour s’entendre.
S’inspirant de Mlle Louise Michel, qui elle-même n’a fait que pasticher l’amusante Lysistrata d’Aristophane, Guillemine de Chastaing,—mariée à dix-huit ans et divorcée, comme de raison, divorcée à dix-neuf,—avait commencé par prêcher la grève des femmes.
«Citoyennes! s’était écriée Mlle Michel. Aux situations désespérées, il faut opposer des moyens désespérés. Mère de famille, ouvrière mariée ou non, la femme est esclave. L’heure est venue de nous révolter. Voilà pourquoi j’ai fondé la Ligue des Femmes.
»Il faut que la femme soit libre. Pour cela elle n’a qu’à se mettre en grève.
»Ne travaillez plus, ne vous livrez point. Plus d’ouvrières, plus de ménagères, plus d’épouses surtout, plus d’amantes ni de maîtresses,—plus d’amour!»[8]
Plus d’amour! C’était aussi le cri de Mme de Chastaing. Mais, issue d’une aristocratique et riche famille, délicate et raffinée de goût, d’éducation et d’instinct, c’était moins aux femmes et filles du peuple qu’aux grandes dames et nobles damoiselles, aux «intellectuelles», qu’elle s’adressait. Elle les exhortait nettement et énergiquement à la haine de l’homme, «ce brutal ennemi», les suppliait «de refuser leur chair à la souillure des mâles».
Elle se montrait d’ailleurs absolument logique dans ses discours et adjurations. C’était non seulement l’homme à qui elle s’en prenait et qu’elle maudissait, c’était l’existence même; et l’absolu et total anéantissement, le grand nirvâna du bouddhisme semblait être son idéal et son but.
Lorsque, par la voix de Mme Astié de Valsayre, la Ligue de l’Affranchissement des Femmes déclara en novembre 1891, «que l’état social actuel donne à la femme le droit de l’avortement»[9] , Guillemine de Chastaing s’empressa de faire chorus et lança un manifeste où se lisaient des phrases de ce genre:
«Nous n’en sommes plus à demander, avec les escobards de la démocratie et les jobardes de l’émancipation, la recherche de la paternité: ce que nous voulons aujourd’hui, ce que nous revendiquons hautement, c’est le droit à la suppression de la maternité. Tout être humain a la faculté de disposer de lui-même à ses risques et périls; sa chair lui appartient: c’est là un principe, un axiome, que nul n’osera contester. Si mes os et ma chair sont à moi, si j’ai le droit de me faire arracher une dent, extirper un cor, couper un bras ou une jambe, je puis, avec autant de raison et tout aussi bien, provoquer et déterminer l’expulsion d’un germe qui m’incommode.
»Nous n’ignorons pas les grandes difficultés que présente cette opération, les griefs dangers auxquels nous nous exposons, en l’état actuel de la science: on dirait que la nature, toujours barbare et impitoyable envers la femme, a décrété que qui toucherait à l’existence du germe attenterait en même temps à celle de la mère. C’est donc à nous, femmes, à déjouer cette inique et cruelle solidarité, c’est à nous à échapper aux criminelles iniquités de la nature.
»Voilà pourquoi, après avoir proclamé le droit à l’avortement, nous demandons la mise à l’étude des divers procédés aptes à amener et faciliter l’avortement, nous demandons que les meilleurs opérateurs, les plus expertes opératrices soient signalés à l’attention publique, et que des diplômes d’avorteurs et d’avorteuses leur soient dûment délivrés.»
Guillemine de Chastaing, on le voit, n’usait pas de circonlocutions, de demi-mesures ni de mitaines, et n’y allait pas, comme on dit, par quatre chemins.
«Pourquoi biaiser et nous cacher? déclarait-elle dans une autre profession de foi plus récente. Ce serait laisser supposer vraiment que nous ne nous sentons pas la conscience nette et que nous ne sommes pas certaines de nos droits, assurées d’être maîtresses de nous-mêmes, maîtresses de notre ventre comme de nos cheveux ou de nos dents. Seul, le coupable recherche les ténèbres, a recours aux faux-fuyants, à l’hypocrisie et à l’imposture. Cur non palam si decenter? (Est-ce que le latin serait le privilège des hommes? Pas plus que la cuisine ne doit être celui des femmes!) Nous ne saurions trop le répéter, nos corps et tout ce qu’ils renferment sont à nous; nous pouvons en expulser ce qu’il nous plaît: de la salive, de la bile, aussi bien que des ovules et des embryons. Comment d’ailleurs l’expulsion d’un germe serait-elle licite un quart d’heure après l’acte charnel, et interdite six semaines plus tard? Vous ne savez même pas ce que c’est que l’avortement ni quand il commence! Laissez-nous donc tranquilles, et ne fourrez donc plus votre nez en si intime matière!
«Les femmes avortent aujourd’hui plus qu’elles n’enfantent,» comme l’a très loyalement reconnu un de nos plus subtils et de nos plus suggestifs écrivains, dont les romans sont classés sous le titre générique et significatif l’Époque[10] . «La réalité du malheur pèse enfin sur notre clairvoyance, et les jeunes mères préfèrent dérober à la douleur humaine leurs nouveau-nés».
»Bravo!
»C’est bien là, en effet, et sans conteste, le sentiment, l’ardent et obsédant désir, que doit éprouver toute mère tant soit peu douée de clairvoyance et d’intelligence.
»Eh bien, c’est à réaliser ce vœu si légitime, si rationnel, si humain, que nous nous appliquons; c’est à arracher à la misère et à la souffrance, c’est-à-dire à sauvegarder de la vie le plus de proies possible, que nous avons voué nos forces.
»Quelques-uns, je le sais, se plaisent à nous dénigrer et nous disqualifier, ne se lassent pas de fausser, de rapetisser et avilir le pur et glorieux mobile auquel nous obéissons. On nous taxe de coquetterie, d’avarice, d’égoïsme, de perversité,—de folie surtout: pour ces messieurs, toujours si raisonnables, si pondérés, si sensés, toutes les femmes sont des détraquées et des toquées.
»L’un de ces juges inflexibles écrivait dernièrement:
«Il y a, vers l’avortement, une véritable poussée, un entraînement auquel on cède dans tous les mondes, dans les plus bas comme dans les plus élevés. L’enfant, un peu partout, dans le peuple, dans la bourgeoisie, là où l’on travaille comme là où l’on s’amuse, est devenu un ennui, une gêne, un fardeau ou un embarras. Il est de trop, et tous les moyens commencent à être bons pour se débarrasser de lui. Les pauvres songent aux difficultés qu’ils ont déjà à se tirer d’affaire tout seuls, les riches sont absorbés par leurs plaisirs, et chacun, sans scrupule, travaille au profit de son égoïsme, à la fin de l’humanité[11] .»
»Erreur! Ce n’est nullement au profit de notre égoïsme, mais par raison et par expérience, par bonté et par pitié,—pitié pour ces malheureux petits êtres condamnés à la vie,—que nous réclamons et proclamons le droit à l’avortement.»
Toujours conséquente avec ses généreuses et radicales théories, et peu encline à jamais mettre la lumière sous le boisseau, Guillemine de Chastaing s’appliqua de plus en plus à les répandre. Après avoir pactisé avec les adeptes des tendresses saphiques, insinué et propagé, tout comme la fameuse Gabrielle de Surgères, comme Lina Rozetti ou Florence Stuart, l’aversion, le dégoût et l’abomination du mâle, elle entreprit d’étudier et de vulgariser les divers moyens de ralentir ou de supprimer la reproduction de l’espèce humaine, sans gêner en rien les rapports galants et déduits amoureux.
«Les hommes s’en moquent, des grossesses! disait-elle. Il leur est facile de rire, de nous critiquer et malmener. Ils n’ont que de l’agrément dans l’affaire, eux! Tandis que nous, c’est neuf mois de souffrances, neuf mois d’angoisses et de tourments, c’est notre vie même que nous risquons!»
Avec le phalanstérien Fourier, si joliment drapé et houspillé par Proudhon, elle patronna d’abord «la stérilité artificielle par engraissement»; mais les résultats du système furent pitoyables, et elle ne reçut de ses amies que des plaintes, des plaintes péremptoirement et effroyablement motivées.
«L’embonpoint que j’ai acquis n’a fait, ma très chère, que m’attirer plus d’hommages, et me voici encore dans une de ces désastreuses positions intéressantes ...»
Il fallait enrayer au plus tôt et changer de tactique.
Elle eut recours alors à l’eau froide, affirmant, avec un spécialiste de l’époque, que «l’eau et le froid sont mortels à la semence ... Malthus n’est qu’un rêveur, un utopiste: le vrai sauveur, c’est Eguisier avec son irrigateur! L’hygiène, cette déesse de la santé, l’hygiène, sans chercher plus loin, sera notre infaillible libératrice: c’est elle l’ogresse qui mangera nos enfants en herbe!»
Hélas! Non, ce n’était pas encore cela, et les petits Poucets continuaient de germer et de courir.
Il lui répugnait de faire appel à la chirurgie. C’était du reste surtout un moyen préventif qu’elle cherchait. Non, pas de piqûre, pas de curetage, pas d’instruments de fer ou d’acier, pas de sang ... N’effrayons point! Il ne s’agit pas d’arracher, mais d’empêcher, mais de stériliser. Procédons avec mesure, précaution et douceur.
Elle s’était tournée vers l’antique science des plantes et était en train de demander à la sabine, à la rue, à l’aconit ou l’absinthe, le remède suprême qu’elle rêvait, quand elle lia connaissance avec le docteur Gernandez, un superbe mulâtre, taillé comme un Titan, vigoureux comme Hercule, beau parleur, grand viveur, endiablé coureur, ambitieux, insinuant, obséquieux et insidieux, qui la conquit d’emblée.
Fernando Gernandez, qui était originaire de la Martinique, et, après d’assez piètres études médicales, cherchait à s’orienter dans le Pandémonium parisien, comprit tout de suite l’admirable parti qu’il pouvait tirer de sa conquête et de toute la tribu des «Infécondes».
«Il faut fonder un dîner, d’abord! déclara-t-il à Guillemine.
—Un dîner?
—Sans doute, chère amie! Il n’y a pas d’association sans dîner. Qui dit association dit réunion, et où se réunit-on mieux, où cause-t-on plus à l’aise, où s’épanche-t-on avec plus de liberté et plus d’abandon qu’autour d’une table, d’une table bien dressée et savamment servie? La table, c’est la meilleure entremetteuse de toutes les affaires, la plus sûre préparatrice de tous les succès.
—Eh bien, faites, mon bon! Organisez ce dîner!
—Dîner mensuel, c’est suffisant. Vous le présiderez.
—Non, ce sera vous.
—Jamais! riposta vivement Fernando. Je ne dois y assister qu’en qualité d’invité, d’ami ...
—De conseiller.
—De conseiller, si vous voulez.»
Gernandez ne s’en tint pas là, et, probablement en vertu de ce titre officiel de conseiller particulier et intime de la corporation, il entreprit de modifier les idées de la reine des bréhaignes, de combattre ses préventions contre les opérations chirurgicales, et il finit par la retourner comme un gant.
«Sauver une jeune fille des angoisses et des hontes d’une grossesse; épargner à tant de pauvres jeunes femmes les souffrances de la gestation, les tortures de l’enfantement ...
—Oh!
—C’est accomplir œuvre pie et méritoire, et l’on ne peut que vous bénir ...
—N’est-ce pas?
—Mais ne croyez pas atteindre ce noble but sans sortir des routes battues, des sentiers piétinés et vulgaires.
—Je ne saisis pas ...
—Les plantes, si souvent employées, essayées de tant de façons, ne peuvent vous offrir, mon amie, que des moyens préventifs ou curatifs imparfaits, inefficaces dans la plupart des cas, dangereux en bien d’autres. La stérilité par engraissement n’est, à mon sens, à peu près comme tout ce qui est sorti de la cervelle de ce grand toqué de Fourier, qu’une désopilante plaisanterie, et j’en dirai presque autant de l’eau froide, que vous avez un moment préconisée. La chirurgie a réalisé de nos jours d’immenses progrès. Des opérations, condamnées il y a vingt-cinq ou trente ans, déclarées impraticables, ou dignes seulement des bourreaux et tortionnaires, s’effectuent aujourd’hui sans le moindre danger et sont d’un usage de plus en plus courant. L’extirpation des ovaires, ce qu’on appelle l’ovariotomie, est du nombre. Oui, chère amie, je devine ... je sais combien à première vue cela semble effroyable. Vous fendre le ventre! l’ouvrir! Brrr! En réalité, avec les méthodes nouvelles, les précautions recommandées, c’est simple comme bonjour. D’abord vous êtes endormie: on vous chloroformise; vous ne sentez donc rien, et, quand vous vous réveillez, tout est fini, remis en place, nettoyé, épousseté et recousu. Quinze jours après, il n’y paraît plus, et vous êtes à jamais délivrée de cette terrible appréhension, à jamais à l’abri de ce fléau de la maternité, le plus horrible malheur qui puisse advenir à des femmes comme vous, à des femmes du monde, des femmes d’esprit, des femmes d’élite.
—Certes!
—L’avenir est de ce côté-là, chère Guillemine, conclut le docteur Gernandez avec le plus grand sérieux. L’ovariotomie, voilà ce qui sauvera le monde!»
Guillemine de Chastaing se laissa convaincre et opérer, et fut ravie du résultat.
«Mais c’est admirable! O mon ami, quel succès vous tenez là! Quelle fortune! Quelle gloire! Mais c’est comme un rêve! s’exclamait-elle, enthousiasmée. Aucune douleur, absolument! Il n’y a qu’un peu de pesanteur là ...
—Cela disparaîtra. Vous allez garder le lit pendant quinze jours, vous entendez, ne pas vous lever?
—Je vous le promets. Et cette cicatrice? ces taches?
—C’est l’affaire de trois semaines. Tout cela s’en ira. Ne vous levez pas surtout!»
La présidente ayant donné l’exemple et sauté le pas, une, deux, trois «Infécondes» la suivirent; puis une quatrième, une cinquième, une sixième, une septième; bientôt toutes les adeptes de la secte y passèrent.
Bientôt aussi la presse eut vent de la chose et en glosa. Si vous voulez bien prendre la peine de feuilleter les journaux parisiens du mois de novembre 1893, par exemple, vous y retrouverez trace de l’inauguration du Dîner des Infécondes,—«de ces agapes intimes, instituées sous la présidence d’honneur d’un chirurgien célèbre par l’habileté avec laquelle il procède à l’ablation des ovaires, et où toutes ces adorables clientes, par lui si magistralement opérées, se font un devoir d’assister».[12]
Vous y retrouverez également la fameuse chanson de Favart, appliquée, comme une sorte d’hymne national et de Marseillaise, à ces héroïques castrates:
On va leur percer le flanc,
En flin, flan, r’lan tan plan tirelire en plan!
On va leur percer le flanc; Ah! que nous allons rire!
Ah! que nous allons rire! R’lan tan plan tirelire.
Que le Ciel sera content!
Et plein, plan, r’lan tan plan tirelire en plan!
Que le Ciel sera content!
On fait ce qu’il désire.
D’autres journaux estimèrent, au contraire, qu’il n’y avait pas là de quoi plaisanter; que si l’on voulait que la France reprît sa place dans le monde ou simplement fût capable de se défendre, il lui fallait des soldats, par conséquent des enfants, et qu’il était de nécessité absolue de posséder un peu moins d’adorables insexuées, émancipées et déséquilibrées, et un peu plus de ces stupides ménagères de l’ancien temps, de ces misérables esclaves, ces exécrables mères de famille ...
Mais c’était le vieux jeu. Go ahead! Il n’en faut plus, de familles! N’en faut plus, de mères, de ménagères ni d’esclaves! Vive la femme libre! Vive la femme-homme!
Jeanne de Sambligny avait été une des premières à se lancer sur les traces de sa présidente et à recourir aux bons offices du docteur Gernandez.
Une fois débarrassée de cette horrible inquiétude, certaine d’avoir coupé court, définitivement et radicalement, à toute menace de grossesse, elle n’hésita plus à demander aux galantes rencontres les suppléments pécuniaires dont elle avait de plus en plus besoin. Hélas! c’était toujours, presque toujours, bien peu de profit pour beaucoup de honte qu’elle récoltait. Il y avait un tel encombrement sur la place, une telle concurrence sur le marché! Elle-même s’en apercevait, en était effrayée.
«Mon Dieu! Mon Dieu! Que de femmes à l’affût, guignant l’argent de l’homme! Et des femmes bien, des femmes instruites: c’est même surtout de celles-là qu’on trouve le plus. Les cuisinières et les maritornes réussissent à se caser; les autres, avec leurs mains blanches et leurs diplômes ... Ah vrai! les hommes n’ont que l’embarras du choix! Et naturellement ces messieurs en profitent: ils nous ont pour rien!»
Pour rien, pour quelques francs, c’était exact. Et encore la majeure partie de cette piètre somme passait aux mains du tenancier de l’hôtel garni où ces suaves amours s’abritaient.
Il y avait environ dix-huit mois que cet état de choses subsistait, que Mmes de Chastaing, de Sambligny et consorts avaient expérimenté par elles-mêmes l’étonnante souplesse de main et l’incroyable dextérité du docteur Gernandez, dix-huit mois que ce mulâtre praticien exerçait ses talents dans le grand monde et le demi-monde, laissant à des confrères moins délurés et à de pitoyables matrones la clientèle bourgeoise et les quartiers populaires, quand, un beau matin, la foudre tomba dans le camp des «Infécondes».
La reine des bréhaignes venait de constater, et sans espoir d’erreur, qu’elle était enceinte.
Mais alors? Alors ce cher docteur se serait donc trompé? A moins qu’il ne se fût moqué d’elle?
Et deux, trois, quatre, cinq, six, dix, douze, quinze, vingt de ces dames firent bientôt la même constatation; sur trois cents et quelques sociétaires des «Infécondes» qui s’étaient fait ovariotomiser et stériliser par le docteur Gernandez, cent vingt-cinq, presque la moitié, se trouvèrent en état de grossesse.
C’était un admirable résultat.
Notre mulâtre, malin comme un singe, avait joué,—c’est le cas de le dire—joué par-dessous jambes toutes ces dames. Il avait simulé sur elles la fameuse opération, les avait très prudemment endormies, très savamment chloroformisées; avait, au moyen du bistouri, tracé sur l’ivoire de leurs ventres une incision très superficielle, aussitôt recouverte d’un pansement antiseptique, et même enjolivée de points de suture; à l’entour, pour donner à la chose une apparence plus compliquée et plus imposante, il avait esquissé, avec un crayon de nitrate d’argent, l’emplacement de certains organes intérieurs, dessiné des hiéroglyphes dont la teinte bistrée ne devait pas tarder à s’affaiblir et s’effacer.
Pauvres femmes! Une fois de plus elles avaient été odieusement flouées par un de ces gredins d’hommes!
Et le beau et captivant «docteur noir» ne s’en était pas tenu là. Non content d’avoir fécondé les illustres flancs de la reine des bréhaignes, de l’avoir gratifiée d’un petit moricaud ou d’une sémillante petite boule de neige, il avait, le monstre! dépouillé par avance ce futur héritier de la succession maternelle; il avait,—en quittant la France pour regagner l’Amérique, l’ingrat et le scélérat!—allégé l’infortunée Guillemine de toutes ses valeurs, de tous ses diamants et bijoux. Rafle complète!
Jeanne de Sambligny se trouvait au nombre des «Infécondes» si traîtreusement appelées à savourer bientôt les suprêmes joies de la maternité. Elle s’en serait bien passée: il ne lui manquait plus que cela!
Congédiée par son mari, au sortir de chez Mme de Saint-Géran, elle avait obtenu de lui un sursis pour mettre ses nippes en ordre et prendre toutes ses dispositions de départ.
Elle était décidée à continuer ce qu’elle avait, pour son malheur! si tardivement commencé, à demander, malgré la dureté des temps et la pingrerie des hommes, son gagne-pain à la galanterie. Et puis son mari lui ferait bien une pension alimentaire; il lui devait bien cela! Au besoin, elle saurait l’y contraindre. Il redoutait les procès, avait les esclandres et le tapage en horreur.
«C’est par là que je te tiens! Attends un peu, mon bonhomme!»
Elle s’appliquerait d’ailleurs à sauvegarder soigneusement les apparences: officiellement ce serait à l’art qu’elle aurait recours, dans des leçons de piano quelle chercherait ses moyens d’existence.
Et voilà qu’au moment d’exécuter ce projet, en dépit du charcutage qu’elle croyait effectué et de l’immunité promise et garantie, elle sentait un petit être s’agiter en elle.
Un immense désespoir la saisit. Ah! cette inexorable malédiction, cet abominable châtiment de la maternité, qui pèse sur toutes les filles d’Ève!
Elle ne voyait que deux partis à prendre, deux solutions, entre lesquelles son esprit flottait et oscillait sans pouvoir se fixer.
Le suicide d’abord: en finir, comme avait fait sa sœur Corentine, après avoir été dévalisée par le juif Sakaël;—en finir avec cette existence, qui, au lieu de fêtes, de luxe, de richesses, de tout ce quelle en attendait, ne lui avait apporté que déceptions, tristesses, misères et dégoûts. Comme il serait bon de quitter tout cela et d’aller dormir l’éternel sommeil! Il n’y a que ceux-là d’heureux qui reposent sans menace de réveil.
Ou bien essayer de l’avortement? Mais à qui s’adresser, chez quelle sage-femme ou quel médicastre aller frapper? Elle sonda le terrain autour d’elle, questionna insidieusement une des «Infécondes» avec qui elle était en relation.
«Ce n’est pas cette industrie-là qui manque, lui certifia cette amie, et, à défaut de ce misérable Gernandez ... Vous savez ce qu’il a eu l’aplomb de répondre, avant de se sauver comme un voleur qu’il est, à Mme Korabieff ... Vous vous souvenez? cette grande Russe, intime de Mme de Chastaing?
—Je la connais.
—Elle était allée le consulter, ou plutôt lui reprocher l’inefficacité de ... de son traitement, espérant qu’il pourrait remédier ...
—Elle est donc enceinte?
—Il paraît. Et ce joli monsieur, qui avait déjà combiné son coup et résolu sa fuite, lui a répondu qu’il l’avait fort bien opérée:—«Comment osez-vous en douter, madame!»—mais que l’opération ne pouvait être efficace qu’à une condition.
—Laquelle donc?
—A la condition de «ne pas voir d’hommes». C’est ce qu’il m’a dit en propres termes à moi-même ...
—Comment! Vous aussi?
—Non ... Je veux dire ... Je craignais! Une simple peur! Un retard ... Oui, il m’a riposté pareillement, et de quel ton dégagé et narquois: «Mais il ne fallait pas voir d’hommes, madame! Il ne fallait pas voir d’hommes! C’est le plus sûr moyen ...»
—Le misérable! Il se raille de nous par-dessus le marché!
—Alors vous?...
—Non, c’est comme vous ... Un retard ... une simple crainte, mais qui s’est vite dissipée.
—Ah! tant mieux!
—Cependant si ... si ces craintes revenaient, par hasard? demanda Jeanne. Vous avez quelqu’un?...
—Quelqu’un?
—Oui, pour faire passer ...
—Ah! très bien! Mais oui, j’ai quelqu’un, plusieurs quelqu’un! Je vous indiquerai très volontiers ... Nous irons ensemble, si vous voulez?
—De grand cœur!»
Jeanne de Sambligny n’eut pas le loisir de mener à bonne fin cet auguste projet. Soit que les incertitudes, les transes et tourments qu’elle éprouvait, la terrible crise qu’elle traversait, eût altéré sa santé, soit qu’elle se fût livrée à de soudaines et excédantes marches, à des fatigues de toutes sortes, et eût commencé à exercer sur elle certaines manœuvres abortives, elle tomba malade, en proie à une fièvre intense. Une fausse couche survint brusquement peu de jours après, puis une péritonite se déclara.
«Je te le disais bien, ma pauvre chatte, murmura un soir en aparté Armand de Sambligny devant le lit de sa femme, je te le disais bien que ce n’était pas du tout la même chose, qu’il n’y avait entre nous aucune espèce d’égalité ni de comparaison ... Tu meurs d’être allée faire l’amour je ne sais où, tandis que moi ... Tu vois? Je ne m’en porte pas plus mal.»
Ainsi, il n’eut pas la peine de mettre sa menace à exécution et d’envoyer promener sa femme: il se trouva débarrassé d’elle un beau soir, et put, sinon s’écrier à voix retentissante et joyeuse, du moins soupirer discrètement:
«Enfin, veuf!»