Émancipées
XII
Toute une partie de la rue Vaneau, la partie voisine de la rue de Sèvres, était en émoi. Une foule considérable, les yeux en l’air, braqués sur le sommet de la maison où demeuraient Katia Mordasz, l’horloger Jean Louis, Mmes Birot et Margotin, avait envahi le trottoir opposé à cette maison, remplissait même la moitié de la chaussée, et s’étendait jusqu’à la rue de Sèvres.
Des cris d’effroi ou d’impérieux avertissements, mêlés à des éclats de rire, à des appels goguenards et de brusques sifflements, jaillissaient à tout instant de cette multitude et à travers ce brouhaha.
«Ah! la malheureuse!
—Elle va glisser!
—Eh! la Birotte!
—Mais non, elle ne tombera pas, elle y est habituée! N’ayez donc pas peur!
—Elle me fait mal!
—Moi aussi!
—Ah! ma chère! J’en ai les sangs tournés!
—Ne regardons plus!
—Je ne peux pas voir ces choses-là!
—Alors, qué qu’vous fichez ici? On ne vous y retient pas!
—Ohé! Ohé! La Birotte!
—Psst! Psst! Ne te sauve pas si loin!
—Descendra!
—Descendra pas!
—Des-cen-dra! Des-cen-dra! Des-cen-dra!»
C’était Mme Birot, la mère d’Octavie, qui, plus ivre que jamais, s’était avisée de grimper sur le toit de sa mansarde, soi-disant pour y étendre du linge, et n’en voulait plus déguerpir.
On était allé chercher d’abord les agents de police, puis une escouade de pompiers, afin de lui donner la chasse; mais elle avait fait la nique et toutes sortes de singeries à ces braves gens, et n’avait pas manqué surtout de leur trousser ses jupes et montrer ce qu’il y avait dessous.
«La pièce curieuse! On ne paye rien pour la voir! Entrée libre! avait d’en bas glapi un loustic. Ah! la sacrée Birotte!»
Et elle avait gagné un pignon, dont on ne pouvait la déloger sans péril pour elle et ses poursuivants, et continuait de là ses gestes, grimaces et invectives, ses outrages de toutes sortes à la pudeur, aussi bien qu’aux représentants de la loi et de la force publique.
«Venez-y donc! clamait-elle. Bin comment, vous renâclez? Vous m’ lâchez? O les coïons, qui s’ laissent faire le poil par une femme? Je m’ fous de vous, vous savez, tas d’ mufles! Je m’en fous et m’en contrefous!»
Le commissaire de police ne décolérait pas.
«Il faut en finir, nom d’un chien! C’est stupide! Cette mâtine-là! Ameuter ainsi tout un quartier! Nous ne pouvons pas rester là jusqu’à demain!
—Quoi? Qué qu’ tu jaspines, toi? Qué qui te demande quéque chose? répliqua l’ivrognesse. Tu n’as qu’à t’en aller, si t’es pas bien. Pas moi qui t’ai prié d’ venir!»
En ce moment, comme le commissaire était perché au sommet d’une échelle engagée dans l’ouverture d’un vasistas donnant accès sur le toit, il se sentit tirer par les pans de sa redingote.
Un homme à cheveux roux, l’air guilleret et bon enfant, vêtu d’un veston élimé et taché, se tenait au pied de l’échelle.
«M’sieu ... m’sieu l’ commissaire!... C’est moi l’ concierge ... V’là que j’ rentre de l’atelier ... J’ suis dans la reliure ... Ma femme vient de m’ conter c’ qui s’ passe ...
—Eh bien?
—Voulez-vous que j’essaye de la faire descendre, c’te sorcière-là? Elle me connaît ...
—Ah! je ne demande pas mieux! Et si vous réussissez, saperlipopette! je vous voterai des remerciements! Voilà deux heures que ça dure, cette comédie!
—Faudrait qu’il n’y eût que moi avec elle, pour ne pas lui fourrer l’ trac, qu’elle ne s’ méfie de rien, reprit le concierge. Si vous disiez à vos agents et aux pompiers de la laisser?
—Ah! pour ce qu’ils font là-haut!» soupira le commissaire en haussant les épaules.
Dès qu’il n’y eut plus personne sur le toit que la mère Birotte, toujours juchée à califourchon sur son pignon, le concierge grimpa à l’échelle, et, passant la tête par le vasistas, interpella allègrement sa locataire.
«Bin, m’ame Birotte, qué qu’ nous faisons donc là? C’est donc qu’ nous avons envie d’attraper c’te nuit des rhumatismes?
—Ta gueule, fourneau!
—O m’ame Birotte! Moi qui suis poli avec vous!
—A l’ours! A Chaillot, sale pipelet!
—Voyons, m’ame Birotte! Voyons!... Vous n’êtes vraiment pas aimable! Et dire que je vous cherche depuis trois quarts d’heure pour vous faire goûter du nanan! Vous savez bin, ce vieux marc de Bourgogne que vous trouvez si bon? J’en ai reçu un petit baril ...
—Ah! ce cher père Ricouard! Ah! c’est pour ça!... Que n’ parlais-tu plus tôt! T’ n’avais qu’à causer, portier d’ mon cœur!
—Fallait m’en laisser le temps!
—Alors comme ça tu payes un verre?
—Deux, si ça vous convient, m’ame Birotte.
—J’ crois bin, qu’ ça me ... Je n’ me fais jamais prier, quand il s’agit ... s’agit d’ licher! Attends ... me v’là! v’là que j’ m’amène ... Il arrive! Il arrive!»
Tout en piaillant de la sorte, la soûlarde avait quitté son perchoir et s’avançait en titubant sur la pente du toit.
«Donnez-moi la main! Vous allez glisser! dit le concierge.
—Pas d’ danger! Pour que j’ glisse, faudrait du verglas, et c’est pas à c’te saison ... Qué chaleur! Ouf! Oh là là! Ça fait soif, hein donc, mon vieux pipelet?
—Oui ... Dépêchez-vous!
—Tu m’ croyais p’t-êt’ popoche, toi aussi? Eh bien, non, là! Je n’ suis pas, pas du tout ...
—Dépêchons-nous donc, m’ame Birotte! Si vous n’avez pas soif, c’est moi qui ...
—Ah! c’est toi! c’est toi, ma vieille branche!...»
Le pied lui manqua, et elle allait rouler jusqu’au chéneau, et de là rebondir dans la rue, lorsque le sieur Ricouard la saisit par ses jupes et l’attira vivement à lui.
En un tour de main, elle se trouva au bas de l’échelle.
La «comédie», qui agaçait et enrageait depuis deux heures M. le commissaire, était terminée.
Pendant ce temps, le petit horloger du rez-de-chaussée, le père Jean-Louis, discourait avec la fruitière d’en face, et ne tarissait pas d’indignation.
«Tous les jours des scandales comme ça, madame Paquin! Voyez, voyez tout ce monde, tous ces badauds! Et si elle allait leur tomber sur la tête! Ah misère! Autrefois, dans mon jeune temps, les femmes soûles, on ne connaissait pas ça!
—C’est vrai, interrompit Mme Paquin. De mon temps non plus on n’en voyait pas.
—A présent ça foisonne! Dans tous les quartiers populaires, à Grenelle comme à Belleville, à La Villette, à Saint-Ouen, on ne rencontre que cela: des femmes chez les mastroquets, des femmes attablées ou debout devant le zinc, avec leurs gosses. C’est le progrès, l’Émancipation! Ces dames veulent faire comme les hommes!
—Plutôt que d’empêcher les hommes ...
—Eh oui! C’est cela qu’il aurait fallu! Au lieu de donner ou laisser prendre aux femmes les vices que nous avons, il aurait mieux valu travailler à nous guérir ...
—Paraît que c’est comme à Londres, où il y a encore plus d’ivrognesses que d’ivrognes.
—C’est ce qu’on raconte, en effet, madame Paquin. Je n’y suis pas allé voir ...
—Moi non plus.
— ... mais je doute qu’il y en ait là-bas plus qu’ici, des ivrognesses, par la bonne raison que ça augmente tous les jours chez nous, cette plaie-là! Les femmes d’aujourd’hui, les ouvrières et femmes du peuple, sans compter les autres, vous sirotent l’absinthe et le vermouth, l’eau-de-vie et le tord-boyaux, le schnick et le schnaps, comme celles d’autrefois vous auraient lampé de la fleur d’oranger. C’est tantôt avec leurs maris ... ou leurs hommes qu’elles se piquent le nez, tantôt avec leur progéniture. J’en voyais une, l’autre jour, la grosse blanchisseuse de la rue Oudinot ...
—Mme Bourdillon, celle qui a mis le feu à son lit, après l’avoir arrosé de pétrole, et qui s’écriait si drôlement: «Je veux mourir comme Jeanne d’Arc! mourir sur mon bûcher!»
—C’est ça même! Pauvre Jeanne d’Arc! Oui, c’est la femme Bourdillon. Elle buvait un verre de rhum chez le charbonnier, un grand verre, dans lequel elle faisait tremper une croûte de pain pour son moutard, un môme de trois ans, et elle lui donnait cette croûte à manger, comme elle eût fait d’une mouillette sortant d’un œuf à la coque.
—Pas étonnant que sa petite fille ait des attaques d’épilepsie, si elle a suivi le même régime! On a dû la conduire à l’hospice ...
—Et qui paye tous ces frais de maladie, qui soigne et entretient cette multitude d’alcooliques qui encombrent nos hôpitaux? C’est nous, madame Paquin, c’est nous qui casquons, c’est notre argent qui valse. Voilà ce qu’on oublie. Mais il ne faut pas gêner le commerce de MM. les marchands de vin, ah mais non! Il n’y en a pas encore assez; il faut les encourager, les stimuler ... D’abord ça rapporte gros au Trésor, puis ce sont eux qui soutiennent nos hommes d’État; c’est chez eux que se font nos députés, nos conseillers municipaux et généraux, tout le tremblement! Alors, vous comprenez bien, on leur doit des égards en échange. Tout ce monde-là se donne la main, s’entend comme larrons en foire. Aide-moi, je t’aiderai!
—Il y en a cependant à chaque porte, de ces empoisonneurs, et plutôt deux qu’un.
—Et vous en voyez tous les jours surgir de nouveaux. C’est comme une marée qui monte ... Ça va de pair avec nos députés, tenez! Avoir 600 députés! Avec les sénateurs, ça fait 900 représentants! 900!... Comment voulez-vous que ces gens-là se mettent d’accord? Et à quoi cela sert-il, bon Dieu, qu’ils soient si nombreux? A quoi?... Ah! voilà le malheur, madame Paquin; tout le monde aujourd’hui veut gouverner la France! Rien que des politiciens et des marchands de vin! Tout le monde,—et surtout les moins préparés, les plus inexpérimentés, les plus incompétents, les plus ignares,—tout le monde a son plan de gouvernement, tout le monde aspire à tenir la queue de la poêle! Ah là là, mon Dieu! Ça me rappelle le siège, tenez, madame Paquin, l’hiver de 70. Je revois encore un malheureux petit bossu, tailleur d’habits, convaincu mordicus que lui seul pouvait sauver le pays, clabaudant sans cesse que tous nos ministres et gouvernants, à commencer par Gambetta, et tous nos généraux, y compris Faidherbe et Chanzy, n’étaient que des moules, des moules, pas autre chose! «Ah! si c’était moi! Ah! nom d’un chien! Nous aurions déjà fait la trouée, opéré notre jonction avec l’armée de la Loire! Ah oui! Et que ça ne traînerait pas, tonnerre de Brest!—Mais comment? comment? lui demandait-on.—J’ai mon plan, et qui vaut mieux que celui de Trochu, allez!» On finit par le conduire à la place et l’interroger. Son plan, savez-vous en quoi il consistait, madame Paquin? A supprimer les fusils et les remplacer par des arbalètes! «Avec une bonne compagnie d’arbalétriers, je me charge de traverser les lignes allemandes! Je garantis de faire la trouée!» s’écriait-il. Eh bien, voilà! Nous avons une foultitude de tailleurs comme ça, et de cordonniers, de chapeliers, de serruriers, de menuisiers, d’épiciers, de charcutiers, de pharmaciens, de vétérinaires ... et d’horlogers aussi! Car qu’est-ce que je fais en ce moment même? ajouta en riant le petit père Jean-Louis. Vous voyez comme cette maladie est contagieuse, madame Paquin? Voilà que je me mêle aussi de discuter et de critiquer, de prôner mon ours ... Comme s’il n’y en avait pas assez d’autres, pas assez sans moi! Mais c’est qu’on ne peut pas se retenir, quand on voit ce que l’on voit!
—Ah oui, m’sieu Jean-Louis, quand on voit ... Ah Seigneur! Ainsi la petite Birotte, Tavie Birotte? N’est-ce pas dégoûtant, plus ignoble encore que la mère?
—J’y pensais. Quelle famille!
—Oui, quelle famille!
—Si encore ce n’étaient là que des exceptions, des faits ne se produisant que très rarement, par accident, on comprendrait! Mais pas du tout! C’est tous les jours et par centaines que de pareilles ignominies se commettent. Il suffit d’ouvrir un journal ...
—Sans compter ce que les journaux ignorent ou ne peuvent pas dire, observa judicieusement la fruitière. On se plaint souvent qu’il n’y a plus d’enfants, m’sieu Jean-Louis; eh bien, je crois de plus en plus que c’est la pure vérité.
—Plus de famille surtout, madame Paquin: voilà ce qu’il y a de pis. On a touché à cette base de la société, en élevant les jeunes filles pour en faire autre chose que des ménagères, des épouses et des mères; si bien qu’on se marie de moins en moins en France, qu’on y fait de moins en moins d’enfants. Ajoutez à cela les insanités du suffrage universel et la liberté illimitée de la presse,—le droit de traiter tous les jours publiquement, surtout devant le public le moins préparé, le plus naïf, le plus gobeur et le plus exalté, le chef de l’État de vieille canaille:—«Le sinistre gredin qui préside aux destinées de la France», comme ne manque jamais de l’écrire ce journal, tenez!
—C’est cela qui honore et relève un pays!
— ... De qualifier tous nos généraux, à tour de rôle, de ramollots ou de traîtres, afin sans doute de donner du courage à nos soldats; de déclarer et certifier que tous nos ministres et tous nos hommes en place, sans exception aucune, ne sont qu’un ramas de filous, de fripouilles ...
—Ou encore d’aller annoncer que la peste vient d’éclater dans Paris et que les boulevards sont jonchés de cadavres!
—Ah oui! C’est une gazette de dames qui s’est amusée à lancer ce canard ...
—Drôle d’amusement!
—Au lieu de soigner ses menus, de publier de bonnes recettes de cuisine ... Ah! vous pouvez conclure, madame Paquin, que nous sommes couchés dans de jolis draps, que nous sommes ce qu’on appelle «complets», ma pauvre madame Paquin!»
L’allusion que nos deux interlocuteurs venaient de faire à Octavie Birot, peu chaste fille d’une mère sans pudeur et toujours démesurément altérée, avait trait à une récente escapade de la chère enfant. Et quelle escapade!
Tavie s’étant aperçue un matin qu’elle ne jouissait pas chez elle d’assez d’indépendance, et que sa maman biberonne se permettait trop fréquemment de la contrôler et de la sermonner, de la quereller et de la talocher, résolut de brûler la politesse à «cette vieille tourte»: c’était le respectueux petit nom qu’elle se plaisait à décerner à son auguste mère. Mais Tavie n’entendait pas partir seule, et elle persuada sans trop de difficulté à son petit ami Zuzules, Jules Margotin, qu’il était de son devoir de la suivre.
«Mais où irons-nous? lui objecta le gamin, qui, comme elle, n’avait pas plus de treize ans et demi.
—T’inquiète pas!
—Et pour boulotter?
—T’inquiète pas, que j’ te dis!»
Avant de déguerpir, on eut soin, des deux côtés, bien entendu, de faire main basse sur les quelques sous qu’on put trouver à la maison et les quelques nippes ou objets ayant un semblant de valeur. Ainsi lestés, nos tourtereaux s’enfuirent à tire-d’aile au fond de Vaugirard, et se nichèrent dans une misérable cahute, jouxte un terrain vague. On demeurait là toute la journée à roucouler, paresser, godailler et ripailler; puis, le soir venu, Tavie s’en allait rôder du côté de la gare Saint-Lazare.
Mme Birot ne s’inquiéta pas plus du départ de sa fille que si celle-ci n’eût jamais existé; elle ne prit même pas ce prétexte à consolation pour doubler ses rations d’absinthe ou ses doses de mêlé-cass.
Quant à Mme Margotin, qui cultivait aussi et avec zèle tous les composés ordinaires de l’alcool, elle s’avisa, une après-midi, à la suite d’une surabondante absorption de petites gouttes, d’aller troubler le ménage de son fils, et tenter de faire réintégrer à M. Zuzules le domicile familial. Elle se disait que ce précieux fils allait atteindre l’âge où il pourrait rapporter un peu d’argent au logis, et que c’était véritablement désastreux de penser qu’elle n’en profiterait pas, que ce serait ce petit souillon de Tavie ...
«La gueuse! Ah! si j’te tenais!»
La veille même, l’indiscrétion d’une voisine lui avait révélé le gîte des amoureux.
«J’ m’en vais aller t’les secouer, attends un peu! J’ m’en vais t’la moucher, c’te morveuse!»
Et la voilà qui s’achemine vers l’orde bicoque où se terraient ces deux chérubins,—Paul et Virginie nouveau modèle. Mal lui en prit.
Aux premiers mots, dès qu’elle fit mine de porter la main sur ladite morveuse, Zuzules, le brave gosselin, qui n’entendait pas qu’on touchât à sa femme, assena sur la tête de sa mère un coup terrible, lui brisa sur le chignon une bouteille pleine.
Tavie, pour ne pas demeurer en reste avec son homme, s’arma d’un couteau et menaça «c’t’ espèce de poivrotte» de lui faire son affaire.
«Tu veux donc que j’ te crève! criait-elle. Fous-la par terre, Jules! Tire-la par les arpions! C’te saleté-là! Si, chaque fois qu’elle est mûre, faut qu’elle vienne nous enquiquiner! Ah bin non, alors! Est-ce que j’ vais voir avec qui tu couches, moi?»
A demi assommée, inondée de sang, la poivrotte s’affala de tout son long dans un coin de cette tanière, tandis que Paul et Virginie gagnaient le large et s’en allaient abriter leurs tendresses du côté de Charonne.
«T’inquiète pas, Zuzules! J’ trouverai toujours à turbiner!»
Chers anges! Blancs agneaux du bon Dieu!
«Ce qu’il y a de terrible, voyez-vous, madame Paquin, disait à la fruitière l’horloger Jean-Louis, lorsque Mme Margotin, de retour chez elle, se mit à raconter à son entourage l’enthousiaste accueil qu’elle avait reçu de son fils et de sa pseudo-bru et à déblatérer partout contre eux,—ce qu’il y a de terrible, c’est que ce sont toujours les pauvres gosses qui pâtissent de l’inconduite des parents, eux qui paient les pots cassés et les frais de la fête. Il est certain que si la mère Birotte ne se piquait pas le nez et avait pu rester en ménage avec quelqu’un ... Elle ne sait même pas exactement quel est le père de son gamin, son dernier! Non, ma foi, elle nous l’a déclaré elle-même!
—Elle était encore soûle comme une tique quand elle l’a fait!
—Elle était dans son état habituel, repartit l’horloger. Naturellement ce gamin reçoit plus de torgnoles que de caresses, absolument comme sa sœur Tavie: aussi fera-t-il comme elle. Le jour où il se sentira assez fort pour riposter, il ripostera, allez donc! et lorsqu’il trouvera l’occasion de décamper, il s’empressera d’en profiter,—toujours comme cette diablesse de Tavie.
—Qui n’aurait peut-être pas été plus mauvaise qu’une autre, si elle avait eu une vraie mère.
—Malheureusement!... Et remarquez, poursuivit M. Jean-Louis, remarquez, madame Paquin, combien les mauvaises mères deviennent de plus en plus nombreuses, combien les «enfants martyrs» augmentent! On ne voit pour ainsi dire que cela dans les journaux!
—C’est vrai, à tout moment ... On croirait que les femmes d’à présent ne savent plus ce que c’est que d’être mères, qu’elles ne sont plus faites pour cela.
—Eh! eh! madame Paquin, ce que vous énoncez là est peut-être plus vrai que vous ne le supposez! Le ménage, la famille, la maternité, tout cela se tient. On ne veut plus de ménagères, et l’on n’a plus de mères, ou l’on a de mauvaises mères, trop de mauvaises mères!
—Des «enfants martyrs», en effet, comme vous dites, on ne voit que ça! Il ne se passe pas de jour ... On en arrivera à être obligé de faire élever ces pauvres gosses par l’État.
—Ils n’en seraient très souvent que mieux élevés.
—Et sûrement que moins maltraités, moins brutalisés. Et puis ils n’auraient point constamment sous les yeux tant de vilains exemples.
—C’est ce que dit Mlle Mordasz. Il paraît que dans ce qu’on appelle l’antiquité, chez les Spartiates, on élevait les enfants de cette façon, et qu’on s’en trouvait très bien. Moi, je ne suis pas savant comme Mlle Mordasz, mais cette idée-là me chiffonne.
—Moi aussi, m’sieu Jean-Louis. Et si jadis on avait voulu me prendre mes deux garçons ... Ah! mais non! Ah mais non!
—Oh! vous, madame Paquin, vous êtes une femme de l’ancien temps! Aujourd’hui, les enfants, ça gêne: moins on en a, mieux ça vaut; et quand on n’en a pas du tout, c’est l’idéal, le paradis! Voyez ces dames qui demeurent au fond de la cour, ces employées ...
—Les deux bicyclistes?
—Oui, et puis l’autre, la grande maigre nouvellement emménagée ... Elles ont beau accoucher, vous ne leur voyez jamais de bébés!
—Et celles de l’entre-sol, repartit Mme Paquin, les deux petites brunes, des bicyclistes enragées aussi, celles-là; et la grosse blonde du troisième; et les couturières d’en face, les dames Drion et Laurency, et tant et tant d’autres autour de nous ... pas d’enfants! jamais de grossesses!
—Si, par hasard, le fait se produit, comme c’est le cas de ces dames du fond de la cour, on expédie le moutard en province, en Bretagne, en Bourgogne ou en Picardie, n’importe où; et, pourvu que ça crève là-bas ...
—Hélas!
—Que voulez-vous qu’elles en fassent, de leurs bébés? Elles ne peuvent pas les emmener avec elles à leur bureau ou à leur magasin, n’est-ce pas? Alors, il faut bien s’en débarrasser ... n’y a pas à tortiller, ni faire la bouche en cœur! Voyez-vous, madame Paquin, le mieux qui puisse leur advenir, à ces pauvres poupons,—après avoir eu la bonne idée de ne pas naître, c’est d’avoir celle de trousser leurs quilles et décamper le plus promptement possible. Avez-vous remarqué que l’Église, au lieu de se désoler de la mort des enfants et de chanter sur eux le De Profundis, s’en réjouit, au contraire, et entonne à leur sujet un hymne de louange au Seigneur,—Laudate, pueri, Dominum? On m’expliquait cela dernièrement.
—C’est parce qu’ils vont au ciel tout droit, et prennent place parmi les anges.
—Il leur suffit de quitter la terre ... Croyez-vous, par exemple, que la petite Benneckert n’est pas plus heureuse?
—La pauvre chérie! Se tuer, à dix ans!
—A dix ans! Convenez, madame Paquin, que ce n’est pas à cet âge-là qu’on recourait jadis au suicide! Maintenant, avec de tels parents, on comprend qu’il n’y ait plus d’enfants, comme vous le disiez tout à l’heure, on comprend cela. Et, pour la vie qui l’attendait, cette petite ...
—Ah ma foi!»
C’était de la «Petite Sans Cœur» qu’il s’agissait, de cette malheureuse fillette, dont la mère, pianiste éminente, mais professeur sans élève, s’était mise, dès le lendemain de son veuvage, à trafiquer de ses charmes. Car, ainsi qu’elle l’avait un jour fort pertinemment expliqué au commissaire de police du quartier:
«Que voulez-vous que fasse une femme seule, sans fortune, accoutumée à avoir sa domestique?
—Oh! je ne veux rien! avait aussitôt modestement protesté le magistrat. Je constate seulement de plus en plus que toutes les femmes de votre condition, si dénuées de fortune qu’elles soient, ne peuvent se passer de domestique: à toutes, il leur faut leur bonne!
—Mais, monsieur, je n’ai pas été élevée à récurer la vaisselle ni à me gâter les mains dans toutes ces basses besognes.
—Je sais: vous suiviez, m’avez-vous dit naguère, les cours du Conservatoire, et vous vous destiniez au grand art. Veuve après quelques années de mariage, vous vous êtes lancée dans la galanterie, ce qui est une besogne bien plus relevée ...
—Mais, monsieur, encore une fois, que vouliez-vous?...
—Ce n’est pas un reproche, madame: vous-même l’avez déclaré, et je me borne à répéter vos paroles.
—Que pouvais-je faire? Si j’avais trouvé des leçons, ou bien si j’avais pu entrer dans un bureau, une administration! Mais les hommes ont envahi toutes les carrières; on se plaint partout qu’il y a trop de candidats,—à plus forte raison de candidates! Les places qu’on veut bien nous concéder, ce sont des places infimes, dérisoires, des places de sept ou huit cents francs par an,—et pas les ressources que possède une servante, pas de sou du franc, pas d’anse de panier à faire sauter. Alors? Il me répugne de me laisser exploiter, je ne vous le cache pas; je ne trouve rien de plus ridicule et de plus stupide: j’aime mieux ...
—Exploiter moi-même?
—Exploiter les hommes, tirer d’eux tout ce que je peux, oui, monsieur!
—Vous ne me semblez pas pouvoir beaucoup, permettez-moi de vous le dire. Ce commerce-là, comme bien d’autres, va mal; il y a encombrement, il y a pléthore.
—Enfin je n’avais pas à choisir!
—Et vous gardez toujours votre fille avec vous?
—Si je pouvais la placer quelque part ...
—Ce serait préférable pour vous, et préférable pour elle surtout, ainsi que nous l’avons déjà remarqué lors de la première plainte que j’ai reçue à votre sujet. Vous avez eu beau déménager: les mêmes accusations se reproduisent.
—C’est mon ancienne concierge, monsieur le commissaire, la concierge de la rue Vaneau, qui est venue trouver celle de la maison que j’habite actuellement ...
—Rue de Sèvres?
—Oui, monsieur ... et lui a débité sur mon compte un tas d’histoires!
—Non, permettez! C’est toujours la même, d’histoire, toujours les brutalités que vous exercez sur votre fille, et toujours vos excès de boisson: nous ne sortons pas de là.
—Mes excès!
—Vos excès, oui. Trop de verres d’absinthe ...
—Oh!
—Et trop de dureté et de violences à l’égard de votre enfant.
—S’il est permis! Y a-t-il au monde un outrage plus sanglant pour une mère?...
—Je ne le pense pas.
—L’amour maternel n’est-il pas inné dans le cœur de la femme?
—Heu! heu!
—Comment, vous niez? Mais, monsieur, le cœur d’une mère est le chef-d’œuvre de la nature!
—Dans les livres, c’est possible, madame; mais la réalité comporte malheureusement tant et tant d’exceptions! Il ne se passe pas de jour, vous le savez vous-même et ne pouvez le contester, que des quantités de nouveau-nés ne soient étouffés et dépecés par leurs tendres petites mamans, jetés dans les latrines, enterrés sous du fumier, ou généreusement distribués aux pourceaux. Suppressions ou abandons d’enfants, tortures et assassinats d’enfants,—assassinats souvent par voies détournées et à petit feu, nous ne voyons que cela de plus en plus! Vous, madame, on vous reproche de ne pas donner à manger à votre fille: c’est par inanition que vous voudriez ...
—C’est abominable ce que vous dites là!
—Ce qui est bien plus abominable, c’est de le faire. Tandis que vous n’avez jamais une caresse pour votre fille, vous êtes, paraît-il, aux petits soins pour votre chien ...
—Peut-on entendre pareilles infamies!
— ... Un petit chien que vous avez depuis peu de temps. Lorsque vous décampez de chez vous et restez des jours et des nuits sans rentrer, vous prenez la précaution d’emmener votre chien ...
—Pour qu’il n’aboie pas: ses cris gênent les voisins.
—Mais votre enfant, vous la laissez, vous ne vous en souciez point. Elle ne crie pas, elle ne gêne pas, elle! On l’a vue manger dans l’écuelle du chien, dévorer la pâtée du chien ...
—Comment, monsieur le commissaire, comment pouvez-vous admettre de telles bourdes?
—J’en admets et j’en constate bien d’autres tous les jours. Je voudrais vous débarrasser de votre fille, car elle vous embarrasse, voilà la vérité.
—Je ne vous dissimule pas que c’est un lourd fardeau pour moi, et que si vous réussissiez ...
—Quelle joie, hein? Comme votre cœur de mère, chef-d’œuvre de la nature, au lieu de se briser de douleur à cette séparation, bondirait d’allégresse! Ce n’est cependant pas pour vous, c’est uniquement pour cette malheureuse fillette que j’ai fait des démarches. Patientez donc un peu: vous boirez après!
—Mais, monsieur ...
—Et ne la maltraitez pas,—même pour la corriger de ses mauvaises habitudes: car elle en a toujours, de mauvaises habitudes, cette chère petite, c’est immanquable!
Vous vous moquez, monsieur; vous ne croyez pas dire si vrai, et cependant! Je ne sais où cette gamine est allée chercher ses vices ...
—Peut-être pas bien loin, murmura le commissaire.
—Elle est corrompue jusqu’aux moelles!
—Naturellement! Tout naturellement! Enfin, madame, je vous y exhorte encore, faites attention! Un peu de patience!»
Hélas! Il faut croire que la patience, pas plus que la douceur et la sobriété, n’était la vertu dominante de Mme Benneckert, car huit jours après, pas plus tard, on ramassait le cadavre de la Petite Sans Cœur dans la cour de la rue de Sèvres, où la mère et la fille étaient venues s’installer à un quatrième étage, en quittant la rue Vaneau.
Une nuit, lasse de se morfondre dans son glacial abandon, lasse d’avoir faim, faim de pain, de soleil et de tendresse, lasse de souffrir, de s’étioler, de mourir de mort lente, et ayant déjà sans doute, à dix ans, l’exacte perception de l’avenir qui la guettait et auquel elle n’échapperait point, la pauvre fillette ouvrit la fenêtre et s’élança.
Les voisins ne manquèrent pas d’accuser la mère d’avoir, par ses violences et sévices, provoqué ce désespoir et indirectement causé cette mort. Mais l’expertise médicale réduisit à néant ces accusations. Le corps de l’enfant portait bien des traces de coups: n’avait-il pas fallu essayer de combattre ses instincts pervers, de la corriger de ses «mauvaises habitudes»? Ces coups néanmoins avaient été insuffisants pour altérer sa santé; les marques laissées par eux étaient peu apparentes et ne pouvaient motiver la mise en arrestation de la mère. Ce qui n’empêchait pas que la pauvre petite, avant de se briser le crâne sur le pavé de la cour, était déjà aux trois quarts morte, morte de privations et de consomption, morte de faim. Sa mère ne l’avait pas tuée, oh non, certes! elle l’avait simplement empêchée de vivre. Et la petite martyre avait décidé d’abréger son supplice, de s’enfuir de cette terre maudite: elle s’en était allée, selon la remarque du chroniqueur Jean de Nivelle, «parce qu’elle ne pouvait plus y tenir, ne pouvait plus rester».
Seul, le petit chien dont elle dérobait la pâtée et léchait et nettoyait l’écuelle, loin de lui garder rancune de ces trop fréquents larcins, s’attrista de ne plus retrouver, à son retour, cette aimante et caressante compagne de jeu, et il la réclama, la chercha de droite et de gauche, sous tous les meubles, en geignant et glapissant.
Heureuse Petite Sans Cœur!