Émancipées
V
Armand de Sambligny, fidèle affilié, comme Veyssières, de cette société de Salomon dont Roger de Nantel était alors le secrétaire-intendant, avait rapidement conquis son grade de chef de bureau au ministère des Finances, et cela un peu malgré lui et grâce à sa femme. Il ne lui en savait cependant aucun gré, à cette obligeante et secourable épouse, au contraire: elle lui avait rendu son intérieur si désagréable et si odieux, qu’il y séjournait le moins possible, s’ingéniait à vivre au dehors et à travailler et s’attarder tant qu’il pouvait à son bureau.
Bien qu’involontaire, ce beau zèle avait obtenu sa récompense: à trente-huit ans, M. de Sambligny, ex-contrôleur des contributions directes passé dans le service central, était promu chef, avec sept mille francs d’appointements, et la quasi-certitude d’arriver à une sous-direction, puis à une direction, aux plus hauts postes de l’administration financière.
C’est à Nantes qu’il s’était marié, et dans les circonstances à la fois pour lui les plus piètres et les plus honorables.
La chambre garnie qu’il occupait rue de Rennes, non loin du pont Morand, lui était louée par une dame Rousselin, veuve d’un petit employé de la préfecture et mère de trois filles. Les deux cadettes fréquentaient encore l’école; l’aînée, Mlle Jeanne, restait auprès de sa maman et l’aidait dans la gérance de cette maison meublée. Les occasions de se voir et de converser ensemble n’étaient pas difficiles à faire naître entre les locataires et la jeune fille: Armand s’en aperçut bientôt. Les grands yeux noirs de Mlle Jeanne, sa jolie tête au galbe allongé, plein d’élégance et de distinction, ses petits airs mutins, mièvres et candides, mirent promptement le trouble dans le cœur de ce nouveau venu. Les allusions qu’il fit à son émoi et à sa flamme n’effarouchèrent pas trop l’espiègle enfant; les déclarations qui suivirent furent écoutées par elle avec de pudiques rougeurs, mais sans courroux ni mépris; loin de se dérober à ces périlleux entretiens, elle les rechercha même, les provoqua: toujours, comme par hasard, Mlle Jeanne se trouvait postée dans l’escalier, chaque fois que M. Armand montait chez lui ou en descendait. Pour se faufiler dans sa chambre dès qu’il y était, les prétextes abondaient: c’était une carafe d’eau à lui porter, un bougeoir qu’on avait oublié, une lettre ou un journal qui venait d’arriver ...
Tant et si bien qu’un beau soir la délurée jouvencelle murmura à son complice que ... que ... elle croyait bien que ... «ça y était».
«J’en ai grand’peur, trésor!
—Ah! cornes de cerf!
—Que vais-je devenir, Armand? Ah! cher adoré! Ma mère ne voudra plus de moi, elle me chassera ... Je la connais!
—Mais je ne t’abandonnerai pas, moi! Pour qui donc me prends-tu? Je ne te laisserai pas ... Je t’aime trop, ma Jeannette!
—Mon Armand! mon ange!
—Tu as affaire à un honnête homme: ne crains rien!
—Oh! tu es bon!»
De sorte que cette grossesse, au lieu d’être pour Jeannette une cause d’angoisse et de désespoir, fut pour elle une vraie chance, une aubaine inespérée.
Armand de Sambligny était, comme il l’avait déclaré, un honnête homme. Cette jeune fille, il l’avait eue «sage»; cet enfant, qui s’apprêtait à faire son entrée dans le monde, était bien de lui, il n’en pouvait douter ...
Ah! il l’avait payée cher, cette galante et banale aventure, cette toquade de jeunesse! Depuis tantôt vingt ans il se le répétait et ne cessait de maudire le jour où il avait mis le pied dans la maison Rousselin.
«J’aurais mieux fait de me le faire écraser, ah oui, certes! J’aurais mieux fait ensuite d’imposer silence à mes scrupules, et de filer à l’étranger, n’importe où! plutôt que d’enchaîner mon existence à une femme dont je m’étais si sottement et aveuglément épris, que je connaissais à peine, que je ne connaissais même pas du tout! Ah vertudieu! si c’était à recommencer!»
D’autant plus que l’enfant issu des clandestines relations d’Armand de Sambligny avec Jeanne Rousselin était mort le lendemain de sa naissance. Mais, hélas! depuis six mois le mariage était célébré, la boulette commise, la déplorable et irréparable gaffe accomplie.
A présent, quand un jeune commis du ministère venait faire part à son chef, M. de Sambligny, de ses projets matrimoniaux:
«Mon ami, lui répliquait-il, un garçon comme vous, qui gagne sa vie et peut se suffire, n’a jamais intérêt à se marier! Jamais! Retenez bien cela!
—Cette jeune personne est fort bien élevée ...
—En êtes-vous sûr? Permettez-moi de vous le demander. On les élève si mal aujourd’hui, les jeunes personnes!
—Il est de fait, monsieur ...
—Toutes, même les plus pauvres, pour se faire servir; toutes, pour être doctoresses, clergesses, politiciennes, avocates, oratrices, femmes publiques: aucune, pour être mère et ménagère; toutes, en concurrentes et ennemies de l’homme, en révoltées et émancipées. Ah! jolie, cette émancipation! Drôle d’idée de persuader au sexe faible, à ce sexe blessé et saignant, qui conçoit, enfante et allaite, qu’il est tout aussi indemne et robuste que le sexe fort! Les mettre l’un et l’autre en présence et face à face dans le struggle for life! Alors il arrive ceci, que le mâle retourne à sa brutalité première, et daube sur sa femelle, quand celle-ci devient par trop gênante et encombrante. Voyez ce qui se passe chez les Américains, à Chicago ou à San-Francisco notamment! Malheur aux faibles, et surtout aux faibles qui veulent prendre la place et usurper les prérogatives des forts! Les femmes d’aujourd’hui, bourrées de science, de prétentions, d’ambition, pétries de morgue, ayant toutes les audaces, mais dépourvues de la douceur, qui était jadis la qualité féminine essentielle, privées de grâce, de délicatesse et de charme, dégoûtent de la femme: voilà mon sentiment, mon bon ami, je vous le dis sans fard.
—Eh monsieur! C’est que ...
—Quoi? Est-ce que vous y tenez, à cette jeune personne? Est-ce que ... vous brûlez, vous vous consumez pour elle? Oui? Un peu? Ce n’est pas une raison, jeune homme, pour recourir à un moyen aussi extrême! Vous êtes malade, vous vous trouvez dans un état de fièvre, soit! Patience, un peu de patience, et vous verrez ce malaise se dissiper.
—Je voulais vous dire, monsieur, que c’était un très riche parti ...
—Il ne manquerait plus que cela, qu’il ne le fût pas! Votre seule excuse, c’est d’épouser une femme riche. Autrement! Mais, malgré cela, quand bien même votre future serait archi et archimillionnaire, ma conviction, c’est qu’il vaut encore mieux vous abstenir et garder votre indépendance. L’indépendance, croyez-moi, jeune homme, il n’y a rien qui paye cela, rien qui le vaille! En votre qualité de célibataire, et comme vous l’atteste l’étymologie du mot: cœlum habitare, vous habitez le ciel, vous êtes présentement logé dans l’Olympe, séjour des dieux: voilà le fait! Ne le perdez pas de vue. Des femmes, vous en trouverez toujours à la douzaine, tant que vous voudrez, et d’aussi belles, d’aussi avenantes et accommodantes qu’il vous plaira. Et sans en avoir la charge, sans être obligé de les nourrir, entretenir et supporter à perpétuité. Restez donc libre, mon ami, restez libre, et méditez ce quatrain d’un sage d’autrefois:
Une femme est toujours aimable
Tant qu’on n’est pas uni par le sacré lien;
L’usufruit en est agréable, La propriété n’en vaut rien.»
Jeanne Rousselin—Mme de Sambligny—n’était cependant pas, elle, une ennemie de l’homme, une révoltée, femme de cercle, de club ou de rue, ce qu’on a si plaisamment nommé, par allusion à la pièce essentielle du costume masculin, objet des convoitises féminines, une «culottière». Elle laissait ce privilège à ses sœurs Irène et Corentine, qui, devenues vieilles filles, et furieuses de n’avoir jamais rencontré le fortuné mortel dont elles auraient assuré le bonheur et emparadisé l’existence, avaient pris en grippe tout le sexe mâle et le genre humain tout entier.
A l’encontre de Katia Mordasz, la chaste et stoïque vierge slave, qui était tout courage, tout abnégation et sacrifice, Jeanne de Sambligny personnifiait la veulerie et l’égoïsme,—un égoïsme inné, inconscient, terrible. Entrait-elle dans un salon? Instinctivement et tout naturellement elle allait d’emblée s’asseoir à la meilleure place. A table, lui présentait-on un plat? Soyez tranquille, elle s’adjugeait sans hésitation et sans jamais d’erreur le plus succulent morceau. Pour elle un homme n’était et ne devait jamais être qu’une sorte de domestique et d’entreteneur, dûment et légalement investi, et qui doit s’estimer très heureux, très fier et profondément reconnaissant de son servage, aussi bien que des dépenses qu’on daigne lui occasionner. Loin de savoir gré à son ancien et scrupuleux amant de ne pas l’avoir «lâchée», avec sa situation de fille-mère en perspective, d’avoir fait d’elle sa femme, et sien l’enfant qui allait naître de ce qu’on nomme «leurs œuvres», elle avait fini par considérer ces preuves de loyale affection comme un simple tribut, tout légitimement dû à sa souveraine beauté et à ses irrésistibles charmes.
Elle n’avait apporté à Armand que des ennuis, des embarras et de la misère. Comme elle grillait d’habiter Paris et ne cessait de l’aiguillonner et de l’importuner à ce sujet, il s’était vu contraint, peu après le décès du nouveau-né, de postuler son changement de résidence. Certaines études spéciales, relatives au cadastre et à l’impôt foncier, avaient attiré sur lui l’attention de ses supérieurs, et il eut la bonne fortune d’être appelé à l’administration centrale. En revanche, Mme Rousselin mère, n’ayant pas réussi dans sa gérance d’hôtel meublé, ne tarda pas à venir le rejoindre à Paris avec ses deux filles, en sorte qu’il se trouva avoir sur les bras toute la famille de sa femme. Les quelques milliers de francs qui lui étaient échus en héritage, et composaient tout son patrimoine, filèrent comme de l’eau entre les doigts de tout ce monde: bientôt il ne lui resta plus que ses appointements stricts pour vivre et faire vivre la maisonnée. Ayant quatre femmes autour de lui, il était fondé à croire et à affirmer qu’on devrait et qu’on pourrait se passer de bonnes. Ah bien oui!
«Si vous vous figurez que mes filles ont été élevées à récurer la vaisselle!» piaulait la maman Rousselin en gonflant le jabot.
Toutes trois, bien que sans fortune et ayant eu pour père le plus chétif des gratte-papier, étaient nanties de leurs brevets. De plus, Jeanne et Irène avaient appris le piano; Corentine connaissait le pastel et possédait même un fort joli talent, comme se plaisait à le déclarer à tout propos et encore en se rengorgeant bien fort la chère madame Rousselin Car elle était enchantée de ses filles, toute glorieuse d’elles et de leur science, l’excellente dame.
Lorsque le Seigneur, en sa miséricorde, s’avisa de la rappeler à lui, ce fut à M. de Sambligny qu’incomba la direction de la famille, honneur qu’il n’avait jamais du reste ambitionné et dont il se serait fort bien passé; mais il fallait obéir au devoir.
Grâce à ses relations, à maintes et maintes démarches, le mari de Jeanne parvint à caser à Paris même ses deux belles sœurs: la plus jeune, Corentine, dans l’enseignement, comme institutrice adjointe attachée au personnel des écoles communales; l’autre, Irène, dans cette administration du Crédit international, où M. le salomonien Jourd’huy occupait l’emploi de chef de bureau.
Bien qu’entichées de leur indépendance,—indépendance toute relative, hélas!—proclamant volontiers et bien haut que la femme doit se passer de l’homme, qu’elle doit gagner sa vie et se suffire à elle-même, Mlles Irène et Corentine avaient conçu, dans le tréfonds de leur âme, une inextinguible jalousie à l’égard de leur sœur,—qui était mariée, elle, qui avait eu cette chance!—et couvaient un cuisant dépit, une rage implacable contre leur beau-frère, qui n’avait pas su les deviner et leur trouver un épouseur.
M. de Sambligny s’était dit, en effet, que deux gaillardes pareilles étaient d’un placement trop difficile pour que l’entreprise fût tentée. Puisqu’elles n’y tenaient pas d’ailleurs, à vivre sous la coupe d’un mari! Puisqu’elles avaient bien trop de dignité pour accepter cette chaîne et s’abaisser jusque-là! On est émancipée, ou on ne l’est pas, saprejeu!
Cette même jalousie et cette commune fureur étaient du reste les deux seuls points sur lesquels Mlles Irène et Corentine fussent d’accord. Toujours en brouille entre elles deux ou avec leur sœur, elles passaient littéralement leur existence à se chamailler, à se bouder et se raccommoder: c’était une comédie perpétuelle. Et cela leur semblait de règle, chose normale, naturelle et toute simple.
«Mais la vie est faite pour cela! répondait un jour Irène à son beau-frère, qui l’engageait à se montrer plus conciliante et plus douce. La vie est faite pour se quereller et se rabibocher: c’est le plaisir, ça!»
Comme M. de Sambligny, quelque temps après, rapportait ce mot à son ami Jourd’huy:
«Et vous ne sauriez croire, répliqua celui-ci, combien de femmes, et plus spécialement de vieilles filles, partagent ces idées et ne vivent que de chicanes et de querelles, de bouderies et de bourrasques, suivies de replâtrages, de protestations de tendresse, d’amitiés exaltées, folles et furibondes, un beau matin brusquement rompues, puis non moins inopinément renouées le lendemain soir ...
—Oh! que si, je vous crois!
—Ces demoiselles se brouillent sans cesse et sans raison avec tout le monde, et elles ne peuvent rester seules: arrangez cela! Il leur faut des relations, elles ne peuvent s’en passer, et elles n’en peuvent garder!
—Tout à fait ce que j’observe! exclama Sambligny. Aussi, quoi que disent ou que fassent mes belles-sœurs, jamais je ne les prends au sérieux: impossible!
—C’est le plus sage, répondit Jourd’huy. Les vieilles filles possèdent un fâcheux renom; quantité d’écrivains ont été durs pour elles, et, généralement et malheureusement hélas! c’est justice. Il y a des exceptions sans doute. Ainsi, moi, dans mon service, je n’ai pas à me plaindre, et je connais plus d’une brave fille qui se dévoue en secret et silencieusement à soutenir quelque parent âgé ou infirme, à prendre soin d’un neveu ou d’une nièce orphelins; qui se prive, pour remplir cette pieuse tâche, de toute coquetterie de toilette, de toute distraction, tout plaisir, et du nécessaire même; qui en arrive à compter avec sa nourriture, et économise sur son plat de viande ou son dessert. Je leur rends hommage, à celles-là: c’est plus que de l’estime, c’est de l’admiration qu’elles méritent. Mais, il y en a d’autres, ah! mon ami, quelles pestes! Les vieilles filles, voyez-vous, on ne sait jamais à quoi s’en tenir avec elles, jamais sur quel pied danser. Vous les quittez allègres et souriantes, enjouées, gaies comme pinsons, chantantes comme Pérot, rayonnantes, exultantes, débordant et éclatant de joie, et vous les retrouvez, non pas une heure après, mais une minute, une seconde plus tard, mornes, maussades, renfrognées, hargneuses, agressives, prêtes à vous décocher quelque impertinence magistralement barbelée, une doucereuse ou audacieuse mais atroce perfidie, sinon à vous sauter au visage, comme chattes en démence. Ah! je les connais, les paroissiennes!
—C’est ce qu’on appelait jadis des vapeurs et ce qu’on nomme aujourd’hui de l’hystérie.
—Appelez cela comme vous voudrez: le nom ne fait rien à la chose; mais le fait existe et il est indéniable. Méfiez-vous des vieilles filles, mon cher Sambligny, de leurs sautes d’humeur continuelles, de leurs lubies, de leurs toquades, de leurs mensonges, de leurs entêtements aussi, leurs entêtements de mules!
—Combien de femmes ressemblent en cela aux vieilles filles, sont comme elles têtues, fausses, fantasques, déséquilibrées, détraquées! Toutes façonnées à l’instar de la mère Ève: «Ne fais pas cela! Tu perdras le genre humain!» Et elles se hâtent de le faire! Sans motif! Uniquement parce que c’est défendu, parce que c’est un péché, parce que c’est—mieux encore!—un crime, une monstruosité!
—Toutes, soit! Toutes, des incohérentes! Toutes, des filles d’Ève! Mais ayez l’œil de préférence sur ces demoiselles, mon bon: méfiez-vous d’elles plus particulièrement, encore un coup! Chacun de nous, a-t-on remarqué, reçoit ici-bas précisément la quantité d’amour qu’il mérite: les vieilles filles, qui n’ont rien reçu, dont personne n’a voulu, ou qui n’ont rien donné et n’ont voulu de personne ... Mauvais signe dans les deux cas, cher ami, conclut Jourd’huy, très mauvais signe!»
En maintes et maintes circonstances, Armand de Sambligny put vérifier l’insigne justesse de cet avertissement.
Il n’était guère de vilenies et d’infamies qu’Irène et Corentine, furieuses d’avoir coiffé sainte Catherine, atteint et dépassé la trentaine sans dénicher d’époux,—tandis que leur sœur aînée, elle, en avait si vite agrippé un, et grâce à son inconduite, pour comble! Ah! on a vraiment bien raison de dire: il n’y a de chance ici-bas que pour la canaille!—n’eussent imaginées et commises pour jeter le désarroi dans le ménage Sambligny et détacher tout à fait l’un de l’autre ces conjoints déjà si peu d’accord. Mais, à cause de sa situation administrative, M. de Sambligny était tenu de sauvegarder les apparences et d’éviter soigneusement tout scandale; et Jeanne, qui ne possédait aucune fortune personnelle et n’était plus de la première jeunesse, avait tout intérêt à supporter le joug conjugal, si pesant et odieux qu’il fût, et à continuer à brouter où elle était attachée.
Il y avait au Crédit international, dans le service dont dépendait Irène Rousselin et que dirigeait M. Jourd’huy, le service de la Vérification et du Contrôle, une jolie fille très peu farouche, qu’Irène jugea devoir on ne peut mieux convenir au mari de sa sœur, et entreprit de lui colloquer comme maîtresse. Blonde et grasse, bien portante, bien en forme et en chair, la peau blanche, satinée et rosée; ayant toute la fraîcheur et tout l’éclat d’une belle fleur en plein épanouissement, Mlle Henriette Pérignon formait un vif contraste avec Jeanne de Sambligny, brune au teint mat, à la taille svelte et élancée. Henriette devait certainement être l’idéal, le type d’Armand,—ne fût-ce qu’en vertu de ce contraste et pour que le changement fût plus accentué: c’est ce qu’Irène se dit et le raisonnement qu’elle se tint. Quelques mots, prononcés par M. de Sambligny, la confirmèrent d’ailleurs dans ces conjectures: ayant eu plusieurs fois occasion de rencontrer sa belle-sœur avec cette demoiselle Henriette, il n’avait pu s’empêcher de lui faire compliment de sa compagne.
«Une bien belle personne, ma foi!
—N’est-ce pas?»
Irène fit en sorte, un soir qu’elle attendait la visite de Henriette, d’attirer son beau-frère chez elle; puis, l’amie venue, elle imagina un banal prétexte, allégua qu’il fallait du rhum avec le thé qu’elle se disposait à leur servir, et, s’excusant vivement de son absence:—«Le temps de descendre et de remonter!»—elle s’empressa de les laisser seuls.
«Je connais mon cher beau-frère, ruminait-elle; ou je me trompe fort, ou il saura mettre à profit le tête-à-tête.»
Armand tira, en effet, de la situation tout le parti qu’elle comportait et qu’on pouvait attendre d’un hardi et robuste servant d’amour et zélé «féministe» comme lui. Bien mieux, Mlle Henriette était si alléchante, appétissante et affriolante, qu’il l’invita à venir dîner avec lui le surlendemain dans un bon endroit, en cabinet particulier.
Mais là s’arrêtèrent ces passionnés témoignages. A quoi bon, grand Dieu, se mettre une maîtresse sur les bras? Pourquoi se lancer dans une intrigue dont on ne pouvait prévoir les suites, une liaison périlleuse, dispendieuse, gênante et absorbante, avec une ou plusieurs paternités en perspective; aller se créer un second ménage, quand on en avait déjà trop d’un; quand la sagesse salomonienne vous suffisait si bien; quand, pour si peu de chose, quelques sous, on se procurait de si commodes rencontres, de si discrètes, aimables et charmantes filles!
«Ce serait insensé, voyons!»
Et Irène en fut pour ses frais et pour son rhum.
Ne voulant sans doute pas demeurer en reste avec son aînée, et désireuse de contribuer de son mieux, elle aussi, à la dislocation du ménage, Corentine dirigea ses efforts vers Jeanne et tenta de l’apparier avec le frère d’une de ses collègues, un jeune et tout pimpant sous-lieutenant. Mais Mme de Sambligny, coquette et dépensière, avait bien plus soif d’argent que de plaisir, et, dès la seconde entrevue, lorsqu’il lui fut démontré qu’elle n’avait à attendre de ce joli garçon aucune solide et sonnante preuve de tendresse, elle rompit avec lui.
L’argent, et avec lui tout ce qui en relève, bien-être, luxe, fêtes, toilettes nombreuses et variées, robes éblouissantes, bijoux et diamants, voilà ce que Jeanne de Sambligny convoitait et rêvait, l’unique but de la vie pour elle. Ah! comme elle s’en voulait de s’être donnée jadis à Armand et d’avoir consenti à devenir sa femme!
«Imbécile! Petite niaise, qui t’imaginais que c’était là pour toi le salut, qui ne voyais rien de plus beau! Ah! quelle sottise tu as faite et tu expies!»
C’est de la sorte qu’elle ratiocinait, et ainsi se tançait-elle.
Au lieu de savoir gré à Armand de Sambligny de l’avoir épousée, elle, pauvre et sans avenir, elle maudissait ce mariage.
«Si j’avais su! Si j’avais su!»
Exagérant sa beauté et la puissance de ses attraits, elle se disait qu’avec de telles armes elle aurait pu prétendre à tout, parvenir aux plus hauts sommets.
«Certainement! Si je n’avais pas été rivée à cet homme! C’est à cause de lui que ma vie est gâchée!»
Il n’était malheureusement plus temps de rebrousser chemin et recommencer la partie: dans trois ou quatre ans sonnerait la quarantaine.
«Trop tard, hélas! Ah! malédiction!»
Sambligny se doutait bien de ce qui se passait dans la cervelle de sa femme et des raisonnements qu’elle se tenait: depuis près de vingt ans qu’il était «rivé», lui aussi, à sa chaîne, et traînait son boulet, il avait eu tout loisir d’étudier la situation et de se familiariser avec l’intellect et la judiciaire de sa compagne de chiourme.
«Elle m’a fait cadeau de sa petite personne et jamais je ne saurais payer assez cher un tel honneur et semblable délice! Voilà ce qu’elle se dit, ce dont elle est souverainement convaincue et foncièrement pénétrée. Et pourtant, fichtre! si j’avais pu m’en dispenser, du cadeau! Ah! là là! si c’était à refaire!»
Pour de graves motifs de famille, et par suite aussi de considérations administratives, M. de Sambligny, bien que mari très marri, ne voulait pas du divorce. Madame le désirait encore moins: c’est plus tôt qu’il aurait fallu se décider. Maintenant, trop tard, encore une fois!
Le plus sage parti à prendre, tous deux le reconnaissaient et se l’avouaient, c’était de recourir à la patience, de se supporter l’un l’autre courageusement, et de laisser à cette chaîne odieuse, exécrée, le plus d’ampleur, le plus de jeu possible. Tacitement, les deux époux en étaient arrivés à s’accorder l’un à l’autre toute liberté,—pour avoir la paix. A la fin de chaque mois, Sambligny prélevait sur ce qu’il gagnait une somme suffisante—les quatre cinquièmes de son traitement—pour les dépenses de l’intérieur, et la remettait à sa femme.
«Surtout pas de dettes! Je ne te demande que cela!»
C’était sa recommandation habituelle. A plusieurs reprises, il avait eu, en effet, à se plaindre de la mauvaise gestion financière de sa femme, ou plutôt des fournisseurs étaient venus se plaindre à lui de la difficulté qu’ils éprouvaient à faire régler leurs factures par madame, et il avait dû intervenir dans la gouverne du ménage.
«Mais je n’en fais pas, de dettes! Tu es toujours à crier! protestait la douce et angélique moitié.
—Je ne crie pas, je parle, et c’est même pour empêcher qu’on ne vienne crier et clabauder jusqu’ici que je te supplie de tout payer comptant ...
—Mais oui! Mais oui!»
Ce soir-là, comme d’ordinaire, Armand de Sambligny quitta très tard son bureau: il était plus de sept heures quand il déposa lui-même sa clef chez le concierge du ministère et traversa la rue de Rivoli, pour s’acheminer pédestrement vers les hauteurs de la rue de Rome, où il demeurait. C’était encore à son bureau, dans ses études budgétaires, ses chiffres et ses dossiers, qu’il se plaisait le mieux; là, il oubliait tous ses tracas domestiques, n’avait plus à essuyer la mauvaise humeur de sa femme ni endurer ses lubies. Le travail, de plus en plus, il l’éprouvait et se le disait, c’est bien le meilleur des refuges, le plus souverain des consolateurs.
Chemin faisant, il songea que c’était aujourd’hui jeudi,—dîner de famille, par conséquent,—et il se demanda laquelle de ses deux belles-sœurs il allait trouver à la maison. Car, il y avait cela de particulier et de drôlichon dans ces agapes intimes, comme les trois sœurs étaient continuellement brouillées l’une avec l’autre ou avec les deux autres, jamais il ne leur était donné de se voir réunies toutes les trois ensemble, et il y avait des jeudis,—quand, par exemple, c’était le tour de Jeanne d’être en délicatesse avec ses deux cadettes,—où le dîner qualifié «de famille» s’effectuait en un simple tête-à-tête conjugal.
«Oui, laquelle vais-je avoir le plaisir de rencontrer? ruminait Sambligny. La semaine dernière, c’est Irène qui est venue; il y a donc de grandes probabilités pour que ce soit aujourd’hui Corentine. A moins que ... Ah! Ah! si Corentine et Irène sont présentement toutes les deux en froid avec Jeanne? Ou bien, si c’est entre Irène et Corentine que la fraîcheur existe, et si elles appréhendent de se trouver face à face chez leur sœur? Eh! Eh! cela n’aurait rien d’étonnant! On ne sait jamais, avec ces trois anges! Toujours de l’imprévu, des à-coups, des surprises en réserve!»
Il avait l’habitude de tout prendre gaiement, M. de Sambligny,
Et de faire, en riant, bon visage aux ennuis,
en vrai disciple de Regnier et de Rabelais, en bon et brave Français qu’il était.
De surprise, il en eut une, effectivement, ce jour-là, en rentrant, et une grande, une immense.
Les trois sœurs étaient dans le salon, toutes les trois ensemble, toutes les trois assises côte à côte.
Il en resta cloué sur le seuil, bouche bée, n’en croyant pas ses yeux.
«Pas possible! Que se passe-t-il donc?»
Telle est la question qui surgit brusquement dans sa tête.
«Ah! mon ami! Tu ne sais pas la nouvelle? s’écria Jeanne en accourant à sa rencontre.
—Non, je ne sais pas ...
—Irène se marie!»
Il ne put retenir un cri de stupeur et peu s’en fallut qu’il ne demandât: «Contre qui?» Ses lèvres s’entr’ouvrirent davantage, ses prunelles se dilatèrent.
«Elle se ...
—Oui, mon ami, reprit Jeanne, elle se marie! C’est pour cela qu’elle est venue ... Elle m’en voulait un peu, la pauvre chatte! Un léger nuage ...
—N’en parlons plus!» s’empressa de répliquer Irène, dont les petits yeux de myope clignotaient fébrilement derrière son binocle.
Car, ainsi que sa cadette Corentine, elle portait binocle, ce qui ne contribuait pas à relever leur beauté, à l’une ni à l’autre: mais il avait tant fallu lire, étudier, piocher d’examens!
«C’est ce qui donne du piquant et du charme à l’existence, ces gentils nuages! lança Corentine. Lorsqu’ils se sont dissipés, on n’en apprécie que mieux le beau temps, n’est-ce pas donc, Jeanne?
—Mais oui! C’est bien vrai! Où il n’y a pas de brouille, il n’y a pas de plaisir!
—Vous trouvez? insinua Sambligny.
—Et puis, c’est justement ce qui prouve qu’on s’aime bien, reprit Irène.
—Qu’on s’adore! renchérit son aînée.
—Ah! oui-da! Tiens! tiens! tiens! fit Sambligny.
—Irène compte sur toi, poursuivit Jeanne en s’adressant à son mari, pour lui servir de témoin.
—Très volontiers. Cela va de soi.
—L’autre serait son chef, M. Jourd’huy. Elle compte l’aller voir ...
—Pardon! interrompit Sambligny. Mais qui épouse-t-elle?
—J’oubliais, en effet ... Un de ses collègues, un employé du Crédit, un employé qui est à la veille de passer ... Comment as-tu dit, Irène?
—Préposé aux titres.
—Ah! Ah! Et il s’appelle?
—Marius Lacrouzade.
—Joli nom, qui sent sa Canebière ... Tu as annoncé ton mariage à M. Jourd’huy? demanda Sambligny, qui, ayant connu Irène et Corentine toutes fillettes, avait gardé l’habitude de les tutoyer.
—Pas encore, répondit Irène. Je tenais avant tout à t’en parler, ainsi qu’à Jeanne ...
—Je t’en remercie, et je suis très heureux de cet événement, quoique tu nous aies maintes fois déclaré que tu n’entendais pas aliéner ta liberté ...
—C’est exact.
— ... que tu avais le mariage en horreur.
—Il a fallu une occasion comme celle-là ...
—Du moment que ce jeune homme te convient ... Quel âge a-t-il?
—Trente-quatre ans; ainsi ...
—C’est à merveille! conclut Sambligny. Mais, sans prétendre, ma chère enfant, te donner des conseils ni influer en rien sur tes volontés, peut-être aurais-tu bien fait, dans cette conjoncture, et avant de prendre aucune décision ferme, de consulter M. Jourd’huy, qui est un de mes amis, te porte de l’intérêt et se trouve à même d’être bien renseigné sur les antécédents et la situation de M. Lacrouzade.
—Ces renseignements ne peuvent être qu’excellents, repartit Irène. Je connais M. Lacrouzade depuis plusieurs mois ... C’est en nous rendant au bureau et en en revenant, à force de nous rencontrer, que la connaissance s’est faite.
—Très bien!
—Je ne me suis pas engagée à la légère, comme bien tu penses.
—Je n’en doute nullement.
—Je me suis enquis avec précaution à droite et à gauche, j’ai sondé le terrain, questionné discrètement ici ou là, notamment celles de mes collègues que je savais en relation de service avec M. Lacrouzade.
—Et ...
—Et le résultat de l’enquête a été en tous points satisfaisant.
—Alors, ma chère Irène, il ne me reste plus qu’à te souhaiter tout le bonheur désirable. Tu as, en effet, assez d’expérience, de tact et de jugement, pour t’en rapporter entièrement à toi. Si tu estimais néanmoins qu’une démarche faite par moi auprès de l’administration supérieure ou auprès de M. Jourd’huy pût t’être d’une utilité quelconque, je suis tout à ta disposition.
—Je t’en remercie, Armand, je te suis très obligée.
—On ne risque jamais rien de se renseigner davantage, observa Jeanne.
—Il est certain, reprit Irène, que si vous craignez une erreur ou une imprudence de ma part ...
—Personnellement, je ne crains rien, répliqua Sambligny. C’est pour toi, dans ton intérêt seul, Irène, et parce que deux avis valent mieux qu’un; parce que, en telle occurrence, comme vient de te le dire ta sœur, on ne saurait s’entourer de trop d’indices, de lumière et de garanties. Voilà le seul mobile qui me pousse ...
—Je comprends, et je te sais le plus grand gré de ton offre, que j’accepte très volontiers. Si tu veux bien demander à M. Jourd’huy ou au directeur du Personnel leur opinion sur M. Lacrouzade ...
—Ce sera fait sans retard, ma chère petite.
—Si nous nous mettions à table? intervint Mme de Sambligny. Nous causerions aussi bien ... Tu rentres chaque soir à des heures impossibles, et tu nous fais dîner au milieu de la nuit!
—Je suis confus ...
—Huit heures et demie déjà! A table! A table!»